Chaque journée à ne pas sortir de chez moi est une victoire sur le monde. Je m'amuse tellement à lire les autres. C'en devient presque obscène. Être sur Facebook, par exemple, c'est aussi amusant que de lire Molière. J'ai découvert une mine intarissable de précieuses ridicules ; je ne m'en lasse pas. Je suis heureux comme un enfant à qui l'on a offert un jeu à Noël. Internet, paradis des voyeurs.
Je mélange les lectures webmatiques avec la lecture traditionnelle. J'écoute Jankélévitch sous-titré, c'est merveilleux de drôlerie. En même temps, j'écoute les premières sonates de Mozart. L'herbe a beaucoup poussé, les fleurs sont toutes sorties, le jardin est en pleine exubérance, il me ravit, j'habite au milieu de la jungle. Cette nuit, j'ai découvert le Big Bounce. Enfin autre chose que ce foutu Big Bang ! Boulez, Musset, Verlaine, journal de Richard Millet, Chalamov, Scherchen. Ce pauvre Millet ferait mieux de ne pas publier ce journal, qui éclaire sa personnalité d'une lumière impitoyable. Il a le béret incliné sur l'oreille, c'est le Lazare Ponticelli de la littérature. Vous me direz…
Ponticelli, ça me fait penser évidemment à ponticello, jouer "sul ponticello", pour les cordes. « On peut amplifier le crescendo en venant jouer de plus en plus près du chevalet (…) » note Hermann Scherchen dans son texte sur la direction d'orchestre. J'apprends énormément dans ce livre.
J'ai rêvé de Sarah, cette nuit. Sarah sul ponticello, Sarah sur le petit cheval cabré. Sarah me jouant la sarabande de la cinquième suite, nue dans la chambre du sixième étage. Sarah à la cigarette, Sarah au ventre plat, Sarah dont j'ai relu de vieilles lettres hier, des lettres si enfantines. The Big Bounce… La Joie du mandarin de cuivre… Le printemps à Paris, l'Odéon, le Procope. Oser…
Oser, ce n'est finalement pas si simple. Du moins le constate-t-on chaque jour en voyant le peu de facilité qu'ont les gens autour de nous à se livrer tels qu'en eux-mêmes, à jouer, à ne pas se prendre au piège de leur image. Être léger pour être profond. Le texte biblique est-il : « Dieu est créateur de toute chose dans l'univers. » ou bien : « Dieu est créateur de toute chose. » [dont l'univers]. Ça change tout. Dieu est-il dans l'univers, ou est-il extrinsèque à l'univers ? Si l'univers est incréé, il est en quelque sorte le grand rival de Dieu.
« Fernand me fait découvrir le Clavier bien tempéré par Richter, que j'écoute en regardant une petite pluie d'orage. » Hier j'ai découvert, grâce à Hugues Dufourt, sur Facebook, une pièce de Bach pour clavier que je ne connaissais pas. Un aria avec variations, le BWV 898. Œuvre très séduisante, un peu dans le style des toccatas, dont l'aria final est étrangement nommé variation. Il y a quelque chose de cabré, dans les toccatas de Bach pour clavier, qui me plaît infiniment. Une fleur qui se dresse, au printemps, dans toute la gloire inconsciente de sa jeunesse… Chants d'oiseaux, piano, café. « Il y avait toujours des jolies filles assises près des touches graves du piano. » Les jolies filles ne le resteront pas longtemps. On met beaucoup de temps à comprendre ça. C'est inadmissible. Les plus jolies sont celles qui ont le plus à perdre ; ça les rend folles. Littéralement.
Où sont passés mes carnets ? Où sont passées mes jeunes années ? Aujourd'hui, j'ai envie de vivre en mi majeur.