L'été est une saison utile aux hommes virils. En se dénudant, ils peuvent exhiber leur virilité, plus ou moins cachée le reste de l'année. Bras nus, jambes nues, torses nus parfois, ils arborent leurs muscles, leurs tatouages, leurs poils, leur bronzage. Je les vois passer dans l'escalier avec leurs femmes, avec leurs enfants, et il est parfaitement clair que cet étalage de virilité décontractée les justifie pour les onze autres mois de l'année. Les onze autres mois de l'année, leur virilité est en principe réservée à madame, dans le secret de la chambre à coucher. Il se peut aussi que cette virilité soit une ennemie pour l'épouse, que celle-ci redoute celle-là tout en la désirant. Mais en été on sent que les choses sont plus simples. La Légitime promène la virilité de son mari pour la faire admirer aux concurrentes, pour leur faire savoir quelle chance est la sienne, et qu'elle n'est pas là pour partager. Elle est la seule légitime propriétaire de la force du chef de famille, elle en a la jouissance et elle désire que cela se sache. La puissance du mari rejaillit sur elle. Ajoutée à la présence des enfants, elle concrétise la réussite de la famille, essentiellement due à la mère, à l'épouse, à la femelle, qui a su, par ses charmes, par sa fertilité, par sa puissance organisatrice, rendre possible et désirable la construction sociale et sexuelle qu'on appelle la famille et à laquelle on doit la survie de l'espèce. Mais la femme sait que cette construction est précaire, qu'il faut la protéger en permanence contre toutes sortes de dangers qui la menacent et la fragilisent. La femme ne peut jamais se reposer sur ses lauriers, elle doit constamment être vigilante, aux aguets, elle ne peut dormir que d'un œil, et ce qui-vive perpétuel l'épuise.
Alors il arrive qu'elle craque et que, de Gardienne du temple familial, elle se transforme en déesse de la Destruction, que de ses mille bras soudain devenus fous elle broie et saccage l'édifice qu'elle avait patiemment construit et dont elle était la reine secrète. Elle va séduire un autre mâle, se rendre compte de la facilité déconcertante de l'entreprise, comparée au dur labeur d'une mère de famille, elle va comprendre à quel point il est aisé, grisant et gratifiant d'aller présenter ailleurs les charmes dont elle ne peut se servir chez elle qu'à bon escient et dans un cadre justifié par la nécessité, elle va monnayer son savoir d'épouse en science de la séduction, et réaliser qu'elle était riche sans le savoir. Ce qu'elle ne comprend pas immédiatement c'est qu'une fois que la séduction aura atteint son but, non seulement la famille sera détruite, mais tout sera à recommencer, exactement comme la première fois, alors que le temps aura déposé un poids supplémentaire sur ses épaules. Non, ce n'est pas tout à fait exact. Une chose a changé : elle sait désormais qu'elle ne peut rien contre les forces de destruction, et que la force de destruction contre laquelle elle est la plus impuissante, c'est elle-même.
Alors elle va se mettre à haïr ces hommes qui passent dans les ruelles, l'été, en short et en débardeur, avec leurs poils obscènes, leurs muscles vulgaires, leurs tatouages ridicules, leurs lunettes de soleil de ploucs, avec leurs corps luisants de transpiration, bien en vue de tous et de toutes, à portée de main, à portée de bouche et de naseaux, et avec ces femelles idiotes qu'ils traînent après eux comme un résidu inutile, grotesque dans sa prétention à tenir les mâles à l'abri des tentatrices qui rôdent alentour, comme elle, désabusée aigrie et envieuse, qui veut faire payer à d'autres le mal qu'elle s'est fait à elle-même.
Elle va se mettre à haïr ces hommes qui l'ont détournée de son rôle de mère et d'épouse et qui l'ont conduite à faire elle-même son propre malheur. Leur virilité, en exacerbant sa féminité, aura finalement contribué à détruire celle-ci, l'aura abîmée, lézardée, l'aura transformée en source maléfique, et, comme elle les hait, maintenant, elle n'en est que plus déterminée à les séduire, afin de détruire ce qu'ils ont et qu'elle n'a plus. Dans bien des cas, elle y réussira, mais cette réussite aura le goût amer d'un péché qui a perdu sa saveur, sa vigueur, sa pointe d'ivresse et sa gaieté, et qui se contente de mordre celui qui croit en faire sa chose alors qu'il n'est lui-même que la chose de la chose.
L'été, souvent, est amer. La nudité des corps laisse voir bien autre chose que des corps nus ; elle dévoile aussi une fragilité qu'ils ne se connaissent pas. Si ceux qui se dénudent ainsi en avaient conscience, le feraient-ils encore ? Bien sûr que oui. Nus ou habillés, ils ne cessent de se raconter, de parler à leur insu, c'est plus fort qu'eux : plus ils tentent de mentir plus ils disent la vérité. L'homme est un être parlant, mais la parole n'est qu'une infime partie de sa propension à laisser venir à la surface ce qu'il a au fond de lui-même. Les deux ordres : Parlez ! ou Taisez-vous ! sont rigoureusement équivalents. Il y a un certain vertige à réaliser ceci : quoi qu'on fasse, rien ne nous dissimule au regard d'autrui, et nous ne pouvons pas non plus fermer les yeux sur lui. Les femmes nous le rappellent sans cesse. On les regarde passer, et l'on voit immédiatement que les observer ou les ignorer revient au même : de toute façon, elles seront malheureuses. C'est toujours en été que le désespoir atteint la tripe, quand on comprend qu'on n'est que le spectateur du monde.