Notes en vue d'un portrait de la pianiste Clara Haskil dans le Paris des années cinquante :
— Comment, élève d'Alfred Cortot avant la Première Guerre mondiale, elle se retrouve, après la Seconde, sans ressources, sans public, et sans avoir jamais eu non plus, à cinquante ans passés, les moyens de posséder son propre piano.
— Comment, prise en charge par un petit groupe d'admirateurs qui ne désespérèrent ni de son talent ni de l'imposer au public français, on lui propose d'élire domicile boulevard Raspail, à l'hôtel Cayré, annexe du Lutétia.
— Comment, Juive d'origine roumaine, celle que le critique Antoine Goléa décrira comme un "ange tombé du ciel" découvre peu à peu ce que tout le monde sait : que le Lutétia, pendant l'Occupation allemande (et alors que Clara s'était réfugiée en zone libre, puis en Suisse), servit de siège à la Gestapo, et le Cayré de lieu d'interrogatoire et de torture des résistants et des Juifs.
— Comment, luttant, au Cayré, contre ce qu'elle appelle les "miasmes de l'occupant", elle se découvre une prédilection particulière pour une petite chambre portant le numéro 88.
— Comment Clara en vient-elle à choisir cette chambre ? Parce que, au cinquième étage, c'est l'une des plus élevées et qu'on y bénéficie d'une vue exceptionnelle sur les toits de Paris ? Parce qu'elle s'imagine que, pour étouffer les cris, on torturait dans les caves, et non dans les chambres ? Ou parce que, la chambre 88 étant l'une des très rares à ne pas avoir de voisins immédiats, elle pourrait obtenir de la direction qu'on y installe un piano ?
— Comment après avoir obtenu qu'on installe un piano dans la chambre 88, Clara travaille Mozart en regardant les toits, et avec un toucher si léger, si dénué d'emphase, à une époque où l'enflure est la règle chez presque tous les interprètes, que nombre d'admirateurs n'hésitent pas à affirmer qu'écouter Clara c'est entendre Mozart pour la première fois.
— Comment, sans jamais s'être consultés, ses proches, ses admirateurs et le personnel de l'hôtel lui-même parviennent, par on ne sait quel miracle, à cacher à Clara ce que, pourtant, tout le monde sait dans les parages du Lutétia et de l'hôtel Cayré : que la chambre 88, et pour toutes les raisons qui incitèrent la pianiste à s'y installer, était, précisément, l'une de celles qu'utilisa la Gestapo pour ses "interrogatoires".
(Marcel Cohen, Faits, II)