Il y a des lectures sur lesquelles on bute. Des livres dans lesquels un paragraphe nous empêche de continuer notre lecture. C'est comme un
sillon fermé sur un disque. C'est comme un caillou dans la chaussure qui empêche de continuer la promenade. Il faut s'arrêter, s'asseoir ; comprendre ce qui se passe. Où se trouve le caillou ? Pourquoi est-ce douloureux ? Sur quelle partie de notre corps, de notre vie, de nos souvenirs, appuie-t-il ? D'où provient-il ? Comment a-t-il pu se glisser dans la chaussure ?
« Dans la voiture, en revenant de l'hôpital, elle n'était pas certaine d'avoir été assez claire avec le médecin, ni que sa réponse l'était. J'ai essayé de la rassurer : de part ni d'autre il n'y avait eu d'ambiguïté. Elle craignait aussi le zèle de l'infirmière chaleureuse, qui avait parlé d'une amélioration possible. Juliette, disait-elle sur un ton d'espoir, pouvait tenir encore vingt-quatre, ou quarante-huit heures. Ces heures-là, Hélène en était sûre, seraient de trop. Juliette avait fait ses adieux. Patrice se tenait près d'elle : c'était le moment. La médecine, désormais, ne pouvait plus que permettre de ne pas manquer ce moment. »
Ces heures-là, Hélène en était sûre, seraient de trop… Je ne parviens pas à dépasser ces trois mots. "Ces heures-là seraient de trop", pense la sœur de celle qui va mourir dans la nuit ou le lendemain… Loin de moi l'idée de dire que la sœur est méchante, sadique, indifférente… Non, c'est autre chose. C'est de bien autre chose qu'il s'agit. Mais de quoi s'agit-il au juste ?
Débrancher, le mot fait florès… Quelque chose nous gêne, nous dérange, nous encombre, on le "zappe", on le débranche. Économies de toutes sortes. Économies d'argent, de temps, de souci, de gestes, de nuits sans sommeil… Mais dans les discours il est toujours question de l'épargner, lui, celui qui souffre, qui va mourir de toute façon, le pauvre, c'est toujours par charité qu'on le condamne. C'est fou comme les gens deviennent tout à coup charitables, quand il s'agit de la vie des autres. Cette charité a quelque chose de terrifiant, parce qu'elle est parfaitement justifiable, et qu'on ne se prive pas de nous le faire savoir. Il faut vivre dans un monde où l'objet est en passe de supplanter l'être, pour que cette action de débrancher soit acceptée avec une candeur si désarmante. On peut débrancher une machine, on peut retirer les piles d'un robot, on peut couper le courant qui alimente une lampe, mais jusqu'à présent, je veux dire jusqu'à la médecine moderne, on n'avait jamais pensé que cela pourrait s'appliquer à un être vivant. C'est parce que l'être vivant a été machinisé qu'on peut le débrancher. On ne "débranche" pas la vie, c'est impossible. Les branchements de la vie, nous n'y avons pas accès, et c'est heureux. L'électricité n'est pas la vie. La mécanique n'est pas la vie. Le souffle n'est pas nôtre, il nous est donné, et même pas donné, prêté. L'humain ne crée pas, il ne fait que procréer. Du moins en était-il ainsi dans le monde modeste où j'ai grandi.
La sœur aimante a donc peur que la médecine rate le train de la médecine, c'est-à-dire qu'elle laisse trop d'heures à sa sœur, qu'elle n'intervienne pas au bon moment, la médecine. Il y aurait donc un point précis où celle qui va, qui doit mourir, est sommée de passer de l'autre côté, pour son propre bien. Il ne s'agit pas pour moi de faire de cette sœur un bourreau, de l'accabler, mais seulement de me demander comment on sait que l'autre a assez vécu, que ça suffit, que trop c'est trop, qu'on a franchi un seuil invisible et qu'au-delà de ce seuil, on est dans quelque chose qui n'est plus tout à fait la vie. Comment savoir si celui qui va décider que ça suffit a un grand courage (une forme d'abnégation, oui, qui consiste à prendre avec soi ce fardeau, cette responsabilité, cette incroyable responsabilité (mais justement, en est-il conscient ?)) ou bien qu'il est complètement con et qu'il va seulement débrancher son problème pour pouvoir enfin passer à autre chose ? Et si, dans le même individu, coexistaient les deux manières d'envisager le problème, si elles ne s'annulaient pas l'une l'autre ?
« Il ne se complairait pas dans le deuil, il n'y avait chez lui aucun penchant morbide. » Ceux qui n'ont "aucun penchant morbide", qui "aiment la vie", l'aiment pour eux-même plus que pour ceux qui sont morts, plus pour eux-mêmes que pour ceux qui vont (doivent) mourir. Ce que ceux qui parlent ainsi nomment "se complaire dans le deuil", c'est tout simplement un insurmontable chagrin, la sensation aiguë d'une perte irréparable. Que ces gens-là ne connaissent pas cette sensation n'en fait pas des héros ou des individus supérieurs mais au contraire des êtres à qui fait défaut un sens particulier, qu'on pourrait nommer le contre-sens. Le contre-sens, ce serait le sens de ce qui manque à la vie pour qu'elle soit vivable, ce serait un sens qui nous ferait repartir en sens inverse du désir, qui nous décollerait de la persistance à être. En quoi est-ce si morbide ? Ce n'est pas morbide, de s'accrocher à la vie pour la seule raison que c'est nous qu'elle anime ? Des millions et des millions d'individus s'occupent de perpétuer l'espèce, de toute manière, et non seulement de la perpétuer, mais de l'accroître de manière folle, pourquoi devrait-on se sentir tenu de les imiter ?
Ai-je été assez clair, Docteur ? La mourante est "entre deux eaux", si vous pouviez faire que ça ne dure pas trop longtemps… Ils sont à l'hôtel, ils attendent le coup de téléphone qui va leur annoncer que "c'est fini".
Quand ma mère est morte, un samedi matin, vers neuf heures, je n'étais pas à l'hôpital, je ne la tenais pas dans mes bras comme je le lui avais promis. Le médecin m'a appelé, mais trop tard, alors que j'avais bien précisé que je voulais absolument être là, à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit (j'étais à sept minutes de l'hôpital). On a beau rester dix-huit heures par jour à l'hôpital, il y a tout de même des moments où l'on doit aller à la maison, ne serait-ce que pour se changer et se laver… Je lui en voudrai toute ma vie, à ce médecin ! Smahen était là, à ma place, à lui tenir la main. Elle était gentille, Smahen, l'infirmière. Je l'aimais bien. Mais c'était à moi d'être là, pas à elle.
Attendre que ce soit fini… Oui, je vois bien la scène. Ils étaient tous comme ça. Ils attendaient la fin avec une impatience de moins en moins cachée, qui finissait par se dire avec une sorte d'agressivité ignoble, comme de la merde qui remonte par les tuyaux. Un jour, dans un couloir, j'ai entendu le mot "acharnement". Je n'étais pas censé entendre… Ne comptez pas sur moi pour que je m'acharne, quand ce sera votre tour. Les gens sont d'une bêtise abyssale, surtout. Ils entendent des choses à la télé, et ils les répètent. La plupart du temps, c'est tout simplement ça : sont persuadés qu'ils le pensent vraiment.
« Le téléphone nous a réveillés à neuf heures. Juliette était morte à quatre heures du matin. »
Je ne décolère pas. Les vivants se protègent les uns les autres, pauvres petits êtres fragiles qui ne veulent pas trop souffrir. Leur vie, c'est cette chose minuscule qui consiste à : 1. Souffrir le moins possible. 2. Être le plus heureux possible. 3. Durer le plus possible (sauf si trop grande souffrance).
Certains événements nous séparent des autres, et parfois de nous-même. Que perd-on quand on perd quelqu'un ? Outre l'être en question, on perd aussi quelque chose qui est à l'intérieur de nous, un je-ne-sais-quoi créé par l'autre, vivant en nous, qui était partie de nous. On gagne aussi quelque chose, et c'est encore plus douloureux. Ce qu'on gagne vient se loger en nous, et nous avons peine à nous reconnaître avec ce nouveau morceau d'être qui trouve sa place, qu'on le veuille ou non, à l'intérieur de nous, et qui nous semble prendre la place de ce qu'on a perdu. « L'habituel défaut de l'homme est de ne pas prévoir l'orage par beau temps. » Ceux qui vivent en nous y vivent par beau temps et nous sommes dans l'impossibilité d'envisager l'orage. C'est par vertu, sans doute, qu'on ne peut accéder à certains savoirs.
Il pleut. Au bruit de la pluie, volets fermés mais fenêtre ouverte, je sais si les gouttes sont fines, grosses, ou moyennes, et je suis dans le noir leur transformation incessante. Seul dans la maison, le soir, la nuit, depuis si longtemps que je ne remarque même plus cette solitude, j'essaie de fixer mon esprit sur les bruits ténus qui m'environnent. Je sais que les phrases que j'écris n'ont presque aucun sens mais qu'importe. Ce que je désire est qu'elles contrepointent la pluie, la nuit, qu'elles déposent en moi un limon sur lequel j'allonge mon âme fatiguée. Je pense à la phrase d'Oscar Wilde : « Les tragédies des autres sont toujours d’une banalité désespérante » Je viens de voir sur Internet des centaines de corps calcinés, des chrétiens assassinés par des islamistes. Des enfants égorgés, décapités, dont les têtes sont tenues à bout de bras par des assassins hilares. Personne n'ose dire que c'est banal. On fait semblant de s'offusquer, on parle de barbarie. La pluie redouble. J'espère ne pas être inondé, ce serait la barbe. Je pense au poème de Klingsor : « Je voudrais voir des assassins souriants / Du bourreau qui coupe un cou d'innocent / Avec un grand sabre courbé d'Orient » J'imagine le couteau sur la glotte, sur le cartilage du larynx… Asie ! Je me souviens de la nuit sur le Gange, les brasiers, les sons, la fille sur le houseboat, les moustiques, les odeurs de chairs brûlées… On était vivant. Il était doux d'être vivant. Aucun lendemain ne pouvait nous effrayer. De temps en temps, on entendait les vaches et des cymbales, une radio. Des roses et du sang, la tristesse et la joie dans la fumée d'une cigarette… Le fleuve, lent, puissant, patient, noir… Entre deux eaux… Entre deux vies… Est-ce qu'on a vécu ? Assez d'heures ? Trop ? Est-ce qu'on a fait ses adieux ?
Plus tout à fait la vie ? Mais quand est-ce que c'est tout à fait la vie ? À quel moment, de la vie ? Et si les tout derniers moments, justement, entre-deux eaux, ce n'était pas justement ça, le tout-à-fait de la vie, la somme, le passage, la perte, la glissade, et si c'était justement le moment le plus important, et peut-être le seul, la coda, après les adieux, et si toute une vie se jouait là, quand on est déjà à moitié ailleurs et qu'on peut de ce fait regarder sa propre vie de l'extérieur, roses et sang, valse lente, banale terreur, fumée, souffle rendu ?