lundi 1 septembre 2014

Les Coups



Le lendemain soir, je la retrouvai sur mon chemin, et elle me lança un exemplaire de mes Idées à la figure. 

Ça m'a fait mal. 


J'ai souvent envie de lire ainsi, à reculons, et je m'autorise de plus en plus souvent à procéder ainsi. 

C'était le soir. Une femme m'accosta. « N'avez-vous vraiment rien de mieux à faire que vous vouliez ainsi faire commerce de vous-même », lui dis-je en la repoussant. 

Recevoir un volume de ses Idées à la figure fait mal – à l'auteur. J'aurais pu me contenter de cette notation merveilleuse. Sans doute prend-elle plus de sens si elle est précédée de la rencontre avec la femme qui vend ses charmes, mais ce plus de sens n'est pas forcément ce qui me rend ces quelques phrases plus chères. En réalité, ce que je veux, ce sont les deux lectures. Celle que l'auteur a prévu de me donner, et celle que je prélève indûment – mais pas arbitrairement – dans sa prose. 

Si l'on sait, en plus, que l'auteur de ces quelques lignes n'est autre qu'Eduard Douwes Dekker, poète et romancier néerlandais du XIXe siècle dont le nom de plume était Multatuli, ce qui en latin signifie "j'ai beaucoup souffert", on comprend que la littérature, comme la vie, ne se donnent pas au premier venu.


Un jour du siècle dernier, j'ai donné un coup de poing dans un mur, et je me suis cassé le pouce. C'est extrêmement douloureux. J'ai passé de longues heures aux urgences de l'hôpital Saint-Antoine à Paris, car nous étions le premier mai. Mon frère aîné (il a fait de la boxe) m'a expliqué ensuite que je ne savais pas donner les coups de poing, ce qui est parfaitement exact, et qu'on devait toujours prendre soin de placer son pouce de telle manière qu'il ne risque pas de se briser sous le choc. J'ai depuis complètement oublié ce qu'il m'a raconté, et je me demande souvent comment il faut placer ce maudit pouce pour qu'il ne se brise pas, quand je donnerai mon prochain coup de poing. Quand donnerai-je mon prochain coup de poing ? Sera-ce également contre un mur ? J'espère que non. Cette fois-ci, j'aimerais savoir ce que ça fait de le donner à un autre, et j'aimerais surtout voir le résultat. Donner un coup de poing dans un mur n'est pas une expérience très passionnante. J'ajoute tout de même, pour ne pas être complètement ridicule, que j'avais fait un trou dans le mur en question, mais ça ne devait pas être un mur bien solide, je suis prêt à en convenir. L'infirmière (ou le médecin, je ne sais plus) qui m'avait fait passer une radio m'avait beaucoup plu, et j'étais retourné à l'hôpital pour la voir, mais en vain. Cette main cassée m'a fait souffrir longtemps mais j'en garde un bon souvenir.


J'ai souvent eu mal, très mal, même, dans ma vie, jusqu'à vouloir en mourir. Maintenant que j'ai l'âge de me retourner sur ces douleurs, je les trouve agréables, mais surtout indispensables, et je ne voudrais pour rien au monde en avoir été privé. Est-ce que je suis "masochiste" ? Je ne le crois pas. Mais la vie m'apparaît aujourd'hui comme une sorte de composition musicale. Lorsqu'on est jeune, on ne veut que les plus beaux passages, que les morceaux les plus sucrés, les plus savoureux, les plus doux, mais en vieillissant on se rend compte que ces morceaux de vie n'auraient eu aucune saveur s'ils n'avaient été accompagnés de ceux qui les contrepointaient douloureusement. Le plaisir n'existe pas seul, il faut qu'il se détache d'un paysage sans lequel il ne serait pas grand-chose.


Quand on n'a pas d'idées, on les lance à la figure des autres. On croit ainsi leur faire mal. En réalité, c'est nous-mêmes que nous blessons, car à peine sont-elles parties pour atteindre leur cible qu'on comprend de manière irréfutable qu'elles ne sont rien. Au lieu de meurtrir ceux qu'on visait, on fait un trou dans un mur, trou par lequel on a alors envie de disparaître.

Quand j'étais enfant j'avais un vice. Je faisais des trous dans les murs. Mes parents m'ayant offert une perceuse mécanique, je m'enfermais dans les toilettes et je perçais les murs, puis j'y enfouissais des noms écrits sur des feuilles de papier cigarette, ensuite de quoi je rebouchais le trou avec du mastic. La vie est un mur immense dans lequel se trouvent des noms enfouis, dont le plus souvent on a perdu la mémoire, mais qui sont toujours là, prêts à être réactivés. Ce sont autant de touches sur lesquelles notre vie appuie à des moments bien précis, et qui produisent des notes comme autant de parfums oubliés, dangereux, féconds.

De quoi pourrait-on bien faire commerce, si ce n'est de soi-même ? Les idées ne sont rien ; ce qui est important, c'est ce qui les a fait naître et ce qui les voit mourir, en nous, c'est le trajet souterrain par lequel les autres ont accès à notre être, même et surtout quand nous ne le savons pas. Ce que nous ressentons comme des coups n'est sans doute que notre être qui, pour retrouver ces noms enfouis dans notre passé, perce la muraille qui s'est refermée sur eux.