— Georges, votre avant-dernier film montrait très en détail la manière dont vous lacez vos souliers. Est-ce lié à un souvenir d'enfance ?
— [Pleurs] Non, je n'ai pas de souvenirs d'enfance.
— Rien ? Pas de gifles, de chagrins, de trous de serrure ?
— Rien. J'ai dû être très heureux, certainement. N'ayant eu ni parents, ni frères et sœurs, ni poupée, ni abonnement à la piscine, ni déguisement de Paul Claudel, j'en déduis que tout s'est bien passé.
— En somme, une vie déjà ordonnée ?
— Oui, voilà. Rien, l'ordre.
— Ce film-ci, pourtant, est plus discursif que le précédent.
— [Pleurs]
— Je disais cela parce que nous sommes à la radio. Néanmoins…
— C'est très intéressant, ce que vous dites là. Oui, mes films sont très construits, mais, sans images, ce qui leur donne une puissance d'évocation bien supérieure à la moyenne, forcément. Pour autant, je n'irais peut-être pas jusqu'à vous suivre. Mon précédent très-long-métrage était infiniment discursif, il m'étonne que cela vous ait échappé.
— Mais pourquoi montrer Irène éviscérée, durant ce long plan (1 heure 40 minutes) ? N'auriez-vous pu vous contenter d'une "photographie" ?
— Je ne fais pas de thriller. Et je n'ai jamais montré ce que vous dites. Votre interprétation est politiquement indéfendable. Mais surtout, la présence de photographies dans mes films serait considérée par mes spectateurs comme une entorse parfaitement inutile à une règle qu'ils ont acceptée depuis l'origine.
— Vous avez sans doute raison, mais tout de même, permettez-moi d'insister, pour le plaisir de la controverse. L'autre séquence, où l'on voit Faconde Norwest en train de masturber longuement un hippopotame mort était-elle dès l'origine dans votre script, ou bien avez-vous voulu faire plaisir à votre comédienne ? On vous dit pourtant totalement insensible aux désirs des acteurs…
— Je le suis, mais Faconde est tout de même ma cousine.
— Elle semble avoir une place très singulière dans votre œuvre, cette Faconde…
— Je vous crois ! Savez-vous que je lui verse une pension alimentaire ? Cela étant, je ne crois pas qu'il faille à tout prix personnaliser les enjeux comme vous le faites. Faconde, si vous voulez, c'est "le Théâtre" dans mon cinéma.
— Je ne suis pas sûr de vous comprendre.
— Je suis très intéressé par le théâtre, mais je trouve que ça parle trop fort, là-bas. Faconde étant muette, il me semblait que c'était un bon moyen d'introduire cet élément "instrumental" dans mon cinéma. Le corps de Faconde (disons-le comme ça), si vous voulez, ce sont les trois à-coups de mon désir perdu. Je ne veux pas perdre le contact avec l'humain.
— On sent bien que c'est essentiel, cette dimension, chez vous.
— C'est également la raison qui me pousse à abandonner de plus en plus toute bande son. Je ne veux pas polluer le discours de ces corps par une musique superfétatoire. Ne pas les montrer ne suffit pas à les préserver de la main-mise un peu fasciste du spectateur — qui ne peut s'empêcher de faire jouer son imaginaire : encore faut-il que ce qu'il voit ne soit pas ce que je montre. Pour cette raison, mes non-bandes-son (en ce qu'elles défont par leur absence la présence des corps absents) sont un des éléments constitutifs de mon langage cinématographique. L'humain, voyez-vous, ce n'est pas ce qui n'est pas non-humain, c'est précisément ce qui est humain, quand cet humain n'existe que dans son inexistence même.
— Peut-on parler de dépassement du dépassement ?
— Je le crois. Je ne m'intéresse pas à la radicalité, voyez-vous. Enfantillages, que tout cela. Si je fais du cinéma sans images et sans son, c'est uniquement parce que mon langage s'est séparé dès l'origine du principe binaire que cautionnent les entreprises à la Luc Moullet ou Adrien Cataténon. Je ne cherche pas à trouver, je trouve à chercher ce que je n'ai pas perdu. Étant sans souvenirs, ça prend un certain temps. Mais j'ai confiance : j'ai une mémoire d'éléphant.
— Avez-vous peur, parfois ? Peur du passé, peur de ne pas aimer, peur de recouvrer la vue, peur des enthousiasmes de Faconde Norwest ?
— Il m'arrive d'avoir peur, mais c'est seulement quand je viens sur mon blog.
— Merci, Georges.