Mon élève me demande pourquoi j'ai écrit : « (…) 111, comme si ce nombre disait quelque chose de la perfection artistique à laquelle était parvenu le compositeur, à ce moment là de sa vie créatrice. » Elle a raison de me poser la question. Pourquoi ce nombre-là a-t-il toujours été ressenti comme un nombre magique ou, sinon magique, du moins empli d'une signification très chargée ? Évidemment, on peut répondre que c'est la 32e sonate de Beethoven qui lui a conféré cette aura particulière, mais je crois que l'explication ne se suffit pas à elle-même. Il est possible que ce soit seulement quelque chose de personnel, mais je ne le crois pas non plus. 111 est en effet un nombre qui, dans la tradition catholique qui est la nôtre, ne peut pas tout à fait ressembler aux autres nombres. Parmi les sonates de Beethoven, la 101, la 110 et la 111 sont les trois sonates qui tournent autour de l'idée de la perfection (le 0 étant le manque, le trou, la béance dans la plénitude, et peut-être ce par quoi peut advenir la transcendance). Comme on demandait à Florent Schmidt pourquoi, dans son catalogue, il était passé directement du numéro 110 au numéro 112, il répondit : « Quelqu'un a déjà utilisé le 111. » D'une certaine manière, on pourrait dire que le premier mouvement de la 111 n'est que le prétexte à l'arietta qui suit. C'est ce mouvement qui intéressait Beethoven, mais il ne pouvait le donner seul. Si l'idée de sonate a un sens profond, comme je le crois, c'est parce qu'elle pose qu'il faut de la dialectique pour conduire à une vérité. La vérité seule n'est pas compréhensible. Il lui faut s'appuyer sur autre chose qu'elle-même, il lui faut de l'autre pour se donner, il lui faut un fond duquel elle se détache. La "vérité" de l'opus 111 serait dans l'arietta, et son fond serait dans le premier mouvement. Quand on étudie un peu la manière dont est construite cette sonate, on remarque tout de suite que la fin de l'arietta est déjà contenu dans le commencement du Maestoso. Si l'arietta peut "expliquer" le premier mouvement et si le premier mouvement peut amener tout naturellement — et surtout inéluctablement — à l'arietta, alors la sonate est accomplie ; elle n'a pas une seule direction, qui serait l'axe du temps, mais elle permet au temps de se déployer dans tous les sens à la fois, et ce dans une profonde unité. C'est ainsi que je comprends le nombre 111, en l'occurrence. Unité trinitaire et bidirectionnalité ("non-rétrogradable", comme dit Olivier Messiaen).
Celibidache explique cela parfaitement, quand il démontre que chaque mesure d'une symphonie de Bruckner est non seulement le "résumé" de ce qu'on a entendu avant elle, mais aussi celui de ce qu'on va entendre après elle. À chaque moment, dans la vraie musique, il se passe quelque chose qui s'apparente à de la magie. C'est comme si le temps entier se ramassait dans chaque partie de lui-même. Je crois que c'est ainsi qu'il faut entendre sa célèbre affirmation selon laquelle « la musique n'est rien ». La musique n'est rien si elle ne produit pas par elle-même quelque chose qui la nie. Le son n'est rien s'il ne s'efface pas au moment-même où il est produit. Le grand art musical consiste à faire entendre le silence au cœur du son, et cet effet est toujours dû à une parfaite maîtrise du temps. Qu'il puisse y avoir unité entre le son et son contraire, voilà la magie de la grande musique. Le silence seul n'est pas audible, et le son seul n'est pas compréhensible : il faut que les deux réalités se conjuguent, pour en donner une troisième, qui est la musique. Après les très grands concerts se produit un phénomène qui est toujours très impressionnant à vivre : quand le public, tétanisé par ce qu'il vient d'entendre, n'applaudit pas, comme s'il voulait par là prolonger le miracle auquel il vient d'assister. Il sent, instinctivement, qu'applaudir le priverait de ce silence que la musique a produit, et qui est sans doute la chose la plus merveilleuse qui soit, dans le domaine de l'art sensible. Pendant un bref instant, la musique se tient là, tout entière, concentrée, et se donne dans toute sa pureté, dans le silence qu'elle vient d'inventer. Il n'existe pas de réaction à la musique, outre le silence, qui soit de même nature. L'opus 111 de Beethoven est sans doute une des très rares musiques qui nous conduisent tout naturellement au seuil de ce mystère.
« Le temps c'est ce qui vient après la fin. »