lundi 14 avril 2014

Le Roi Arthur


On aperçoit un portrait de Chopin, au mur. On entend un vieil homme qui parle parfois polonais, parfois anglais, et qui parfois chantonne. On voit un piano dans le fond de la pièce, la lumière est magnifique. Le vieil homme aux cheveux blancs est heureux, il est entouré de gens, dont certains portent caméras ou appareils photographiques. Il aime parler, il aime être entouré, il a "seulement quatre-vingt douze ans", dit-il avec un petit sourire malicieux. Et voilà qu'il me met à parler français : « Chopin me parle ma langue. » Un peu plus tôt, on l'a vu répéter un concerto, concerto qu'il a dû jouer déjà mille fois et qu'il joue comme si c'était la première fois, avec ses vieilles mains, en cravate, ici, à Varsovie, chez lui. Dès qu'il le peut, il baise les mains des femmes qu'on lui présente. Toutes. Il écoute une chorale folklorique polonaise. Elles lui font une haie d'honneur, il leur fait un petit signe de la main, la mélodie est charmante, à la fois joyeuse et tendre. Il va s'asseoir car la marche l'a fatigué. Les chanteuses se placent face à lui, elles sont en costume. Entouré de toutes ces femmes, il est aux anges. Le Grand Arthur ! « Tu es assis ici comme un roi sur son trône. » lui dit la femme en lui tenant les mains. « C'est un grand honneur pour nous et nous t'aimons tous ! » Les chanteuses viennent se rassembler autour de lui, tout près. « Les gens ici aiment acheter tes disques ! » Il se penche vers elle pour mieux l'entendre, les mains toujours entre les siennes. « Tu es un grand homme et nous t'aimons tous ! » On entend : TOUTES ! Alors il prend la parole : « Je suis très vieux, je ne suis pas un grand homme, mais je vous aime comme ma vie. Vous m'avez donné tant de joie ! Chaque fois que je vous vois, ma Chère Amie, des larmes de joie me viennent. Je suis né ici et je vous garde tous dans mon cœur. » Les chanteuses reprennent voix. Il est au milieu d'elles, comme le petit jésus dans la crèche. Ces filles sont belles, on a tous envie de pleurer. On comprend que la femme qui se tient près de Rubinstein est un professeur de piano. « J'ai fait étudier tes mémoires à mes élèves. J'essaie de leur inculquer la discipline, mais tu leur apprends tout le contraire ! » Des couples de danseurs en costumes paradent devant le Maestro en faisant la révérence. C'est le Roi Arthur qui se tient là, parmi ses sujets, au pays de Chopin.

J'ai croisé Rubinstein une fois dans ma vie, juste avant sa mort, c'était au théâtre de Saint-Denis, où Richter donnait un récital Schumann. Il jouait les Novelettes, entre autres choses que j'ai oubliées. Fabuleux récital qui m'a marqué à jamais. Jamais plus depuis ce soir-là je n'ai entendu ce Schumann. À l'entracte, Rubinstein, complètement aveugle et soutenu par sa femme, est allé saluer son ami dans les loges. Une fois dans ma vie, je me suis tenu à quelques mètres de quelqu'un qui parlait la langue de Chopin comme sa propre langue, lors du récital de quelqu'un qui parlait la langue de Schumann comme sa propre langue. Ça me suffit. Je ne sais pas si vous connaissez les Mazurkas par Rubinstein, mais si vous ne connaissez pas ça, vous ne connaissez rien.