Tout en bas les produits bleus. Pourquoi bleus ? Je n'en sais rien. On finit par en prendre l'habitude, ça devient un réflexe. Au moins, ça évite de se poser les éternelles questions des consommateurs avertis. Qui savent, ces consommateurs avertis, quelle marque est préférable pour tel produit et telle autre marque pour tel autre produit, sauf si, etc. Sophie était comme ça, une spécialiste. Je l'avais vexée mortellement un jour, en lui disant que sa métaphysique électroménagère ne m'intéressait pas. Pourquoi bleu, j'aimerais bien savoir. La lecture la plus déprimante ? Que Choisir.
Ce soir, à la caisse, c'est un sale moment. Un vrai sale moment, comme je crois que je n'en ai jamais vécu, ou alors j'ai oublié. Le PQ, indispensable, les pâtes, indispensables, le beurre, indispensable, l'huile, indispensable, le sucre, on hésite, mais oui, allez, et ça continue. 2, 39 euros, c'est pas grand chose, oui, mais si on ne les a pas… (À qui on va faire croire ça ?) Et, à chaque denrée que je range dans le caddie, je regarde l'écran de la caisse enregistreuse, qui affiche le sous-total, qui augmente, qui augmente, et on se dit, merde, j'aurais pas dû acheter le sucre, et pas non plus les yaourts, et peut-être que les oignons on aurait pu s'en passer, et ça grimpe encore, et on n'ose pas dire à la caissière, moins vite, mademoiselle, moins vite, laissez-moi réfléchir, il aurait fallu réfléchir à ça avant de passer à la caisse, mon pauvre, mais tu n'as pas encore les réflexes des pauvres, les saines habitudes des pauvres, qui planifient le moindre achat, qui font sans cesse des colonnes dans des cahiers, avec les plus et les moins, et qui barrent, et qui raturent, qui enlèvent, et qui peuvent alors tranquillement peser le pour et le contre, pour alléger la colonne des plus, l'alléger le plus possible. Ah, cette sensation atroce du sous-total qui continue d'augmenter, et beaucoup plus qu'on ne l'aurait cru, comment est-ce possible… Voilà, c'est fini, il n'y a plus rien sur le tapis. On est essoufflé. On a mal au dos. On a honte. La caissière est très gaie, sans doute parce que je suis son dernier client, ou presque, elle va bientôt faire sa caisse et rentrer chez elle. Elle me sourit, elle fait des blagues, elle me demande si je lui laisse ma carte bleue… Ma pauvre, si tu savais ! Et elle m'annonce le total : 53 euros ! Merde ! Mais c'est pas possible, ça. Je ne peux pas, je ne les ai pas. Mais je souris quand-même, je compose mon code comme si de rien n'était, c'est un cauchemar. Le supermarché est presque vide, et je me sens misérable, à tous les sens du terme. J'achète, moi, je suis le dernier client ? Quelle blague ! Je dépense, enfin, non, j'emprunte à ma banque. C'est fait pour ça, non ?
Je n'ai jamais été radin. Jamais. J'ai énormément de défauts mais pas celui-là. Mais comment fait-on pour ne pas être radin quand on est fauché, hein ? Non, pas "fauché", pauvre. Quand on est à cinq euros près ? Ah, si j'avais été radin ! Avant ! Avant de devenir pauvre… Ç'aurait changé quelque chose ? Je ne sais pas. Radin par nécessité, est-ce encore être radin ? Comment savoir. Humiliation. Je me souviens d'avoir eu faim, quand j'avais vingt ans. Oh, ça n'a pas duré longtemps, mais quand-même, je m'en souviens. Mais ce sentiment d'humiliation, non, je n'en ai pas le souvenir. Sourire alors qu'on sait qu'on paie avec de l'argent qu'on n'a pas. Normal. Faire comme si c'était normal. Ben quoi, je fais les courses. "Faire les courses", comme ça semblait normal, avant ! Tiens, je vais prendre un billet de Loto. Quoi, tu vas encore dépenser deux euros ? Oui, mais ça c'est pas pareil, c'est pour être riche. Ah bon, alors vas-y, achète-le, ton billet de Loto, pauvre idiot. On a toujours eu pitié de ces types qu'on voyait gratter fébrilement leur ticket de loterie, à peine sortis du bureau de tabac, eh bien, ça y est, on y est. La vérité est qu'on les méprisait, ces types-là. Ne pas confondre pitié et mépris.
Avant, j'avais un alibi. J'avais Luna. Je devais la nourrir, coûte que coûte. Il s'agissait d'un impératif moral. Je pouvais me priver, moi, mais j'achetais les meilleures croquettes, toujours. J'ai dû faire une exception, une fois en neuf ans. Mais maintenant, quel est l'impératif moral ? Y en a plus, d'impératif moral. Je devrais me sentir libre, beaucoup plus dégagé, tranquille. D'où vient cette sourde angoisse, cette colère rentrée, cette pauvre fulminance de vieux con aigri ? Oh, on ne la montre pas ! Pas encore. Le regard se regarde, il se surveille. L'amour propre… ou sale, je ne sais pas. Le seul plaisir que je trouvais à aller faire les courses, naguère, était que toujours je me demandais ce que je pourrais bien acheter à Luna, en plus, pour lui faire plaisir, pour rompre la routine de son repas unique et quotidien. Le EN PLUS, c'était mon plaisir au supermarché, et parfois chez le boucher.
Du EN PLUS, on est passé au EN MOINS.
C'est impossible à faire comprendre à des gens qui ne sont pas passés par là. Impossible. Par exemple, je dis à un type à qui je dois envoyer un cadeau par la poste que je ne veux (peux) pas payer les frais de port. Il me répond que mais oui bien entendu c'est la moindre des choses. Mais tu parles, il ne comprend même pas de quoi je parle. Il ne me les rembourse pas, j'en étais sûr, et on aurait l'air de quoi de lui réclamer dix euros, hein ? Si on le fait on passe pour un affreux Thénardier, et si on ne le fait pas, on perd les dix euros qui nous auraient permis de mettre un peu d'essence dans la voiture (et on lui en veut terriblement). Situation atroce que je ne souhaite à personne. Et puis, en même temps, merde, à la fin, ils ne peuvent pas réfléchir un peu ? Non, ils ne peuvent pas. J'aurais été à leur place, j'aurais réagi pareil, j'en suis sûr. Presque.
Mais tout n'est pas noir. À l'instant où je vous parle, je reçois par mail une invitation à venir essayer le "Tout nouvel Infiniti Q 50".