Ater a donné "atroce", niger a donné "nègre". Le deuxième mot, désignant le noir brillant, a ensuite servi à désigner les beaux noirs, alors qu'ater désignait le noir éteint, mat, puis tous les "mauvais noirs", les noirs sales, ternes, tristes, voilés.
La partie de ma vie la plus sacrée est celle que je consacre aux rêves. Même quand ce sont des cauchemars, je les chéris. Une nuit sans rêves est une nuit ratée. Enfant, j'étais sujet aux terreurs nocturnes. Les terreurs ne sont pas des cauchemars, il s'agit de tout autre chose. Ayant il y a peu expérimenté un nouveau médicament contre l'insomnie, j'ai éprouvé à nouveau une de ces terreurs nocturnes. La différence entre un cauchemar et une terreur nocturne est que dans le cauchemar il se passe quelque chose, il y a un scénario, une action, une trame, un déroulement, un drame, alors que rien de tout ça n'existe dans la terreur. La terreur est vide. Nulle action, nulle présence, ce n'est pas quelque chose qui terrorise, c'est rien. Même le temps, la durée, semblent abolis. Quand j'écris qu'il n'existe nulle présence au sein de la terreur, ce n'est pas complètement vrai. C'est justement cette présence bien réelle du rien qui crée la terreur. Ce Rien existe, il est tangible, il est effroyable, atroce. C'est un noir qui se détache du noir, qui le creuse et qui l'emplit à la fois, qui le submerge, qui l'étouffe. C'est un trop de réel dans un vide étouffant. Impossible de l'aimer, impossible même de s'y faire. C'est l'autre absolu. Il m'écrase de toute sa masse absente, et pourtant, dire cela ne rend pas compte de l'effroi terrifiant qu'il provoque en moi. Je sais que je ne parviendrai jamais à décrire ce que je ressens durant ces moments d'épouvante. En donner les motifs (au sens musical du motif) ne servirait qu'à éloigner un peu plus le lecteur de la réalité de la sensation. Et même quand c'est à moi que je décris ces traits, ils me semblent sans aucun rapport avec la réalité de la terreur.
Il existe en français une expression : « être dans de beaux draps » qui possède une manière bien à elle de résonner à mon oreille. Depuis la prime enfance je ressens de manière douloureuse la proximité entre les draps et le linceul. Je porte le prénom de celui qui est mort à deux ans de la tuberculose. Je n'ai jamais vu celui-ci que couché dans son petit lit, avec sa figure d'ange blond, l'air fatigué, si fatigué. La photographie s'est toujours trouvée à la même place, sur la belle commode de la chambre à coucher de mes parents, et elle se trouve maintenant dans ma chambre, dans le même petit cadre gris et or. Il ne nous regarde pas. Il est d'une beauté intense, avec son immense front, ses boucles, ses yeux fermés, gonflés. On voit un peu son avant-bras gauche, au premier plan, qui dépasse de la manche d'une brassière à carreaux. On voit les montants du lit derrière sa tête légèrement penchée vers la gauche, où se tient celui qui a pris la photographie (mon père ?). La photographie est évidemment en noir et blanc, un peu passée. L'enfant se referme sur lui-même, on voit qu'il ne lutte plus. Las. Hélas…
Quand je regarde cette photographie, je me demande toujours s'il était encore vivant ou déjà mort à l'instant où elle fut prise. Peu importe, il est sur le seuil. Je n'ose même pas imaginer ce qui a pu se passer dans le cœur de ma mère à cet instant où mon père, si c'est bien lui, a fixé cette image à tout jamais. Il n'en a jamais parlé, en tout cas avec moi. Je sais seulement qu'en rentrant du cimetière il est allé se mettre au piano et a joué le début de la sonate en la majeur de Mozart.
Je regarde attentivement ta tête, la manière dont elle est posée sur le petit oreiller, et je me demande : est-ce confortable ? C'est ma grande hantise. Quand on est malade, fatigué, qu'on souffre, qu'on n'a pas encore ou déjà plus l'usage de la parole, et qu'on vous laisse dans une position intenable, douloureuse, insupportable, durant des heures, pendant toute la nuit, et que, soit qu'on s'en fiche éperduement soit qu'on ne vous comprenne pas, vous ne pouvez pas demander à être légèrement déplacé, installé autrement… Le sens d'une grimace ? Qui s'en soucie ? Et ne parlons même pas d'une absence de grimace, d'un regard dont l'intensité voilée rencontre un mur, pressé, désinvolte, idiot, incapable de se mettre à la place de celui qui souffre, d'imaginer ses douleurs, ses angoisses, sa terreur… J'ai tellement vu de ces dialogues de sourds, et pas seulement dans les chambres des hôpitaux ! La méchante indifférence des humains n'a pas de limite. Mais tu as les yeux fermés, tu ne supplies pas, tu es calme, tu ne te révoltes pas. J'aurais aimé te jouer Ständchen, dans la transcription de Liszt, j'aurais voulu être là, et prendre la main de la mère, aller pleurer au jardin avec le père.
Mais après Ständchen vient Erlkönig, le vent, la nuit, la terreur, et ce Roi des aulnes que tu étais le seul à voir et qui pourtant a fini par t'empoigner définitivement. Mais je m'avise que tu ne me connais pas. C'est en tout cas de cette manière que je peux me raconter l'histoire, même si elle n'est pas très convaincante. Tu es mon frère, pourtant, de ça je suis certain. Peut-être le seul que j'ai eu. Trop tard, on arrive toujours trop tard. La Terre est toujours un désert glacé, malgré la brûlure du désir, malgré la nuit ample de la multitude qui nous a condamnés à l'avance. La seule chose à faire est d'aller dormir et d'accueillir le noir en soi, comme je le vois se déposer sur ton front lumineux, et d'espérer la Consolation.