Plus ça va plus je trouve que le Net donne des êtres l'essentiel qu'il y a à en connaître, et qu'il nous évite bien des rencontres inutiles. Contrairement à ce qui se dit un peu partout, l'écrit me paraît suffire à se faire une idée précise de qui se trouve face à nous. Ce n'est pas qu'il "suffit", d'ailleurs, c'est qu'il évite tous ces signaux interférents qui, dans la vie de tous les jours, nous aveuglent et nous rendent sourds à l'évidence. Oh, bien sûr, il m'est arrivé très souvent de "corriger" l'impression défavorable que j'avais eue en lisant quelqu'un par sa présence en chair et en os, par sa voix, ses gestes, son allure ; mais, presque toujours, en un troisième temps, j'en suis revenu à l'impression que la lecture m'avait donnée. L'homme a appris à masquer la vérité avec l'image (je ne dis pas qu'il y parvienne toujours, loin de là, mais il s'agit d'un savoir très largement partagé, surtout de nos jours), beaucoup moins avec le son, et pas du tout avec l'écrit.
Quand je parle de l'écrit, je parle bien entendu de tout ce qui passe par ce truchement : ce qu'on dit, comment on le dit, avec quelle écriture. L'écriture : voilà encore un mot dont la signification a évolué d'une manière spectaculaire. Avoir une belle écriture, autrefois, était très important. Au moins aussi important que de savoir s'habiller correctement et avec élégance. La manière dont on se présentait à l'autre, c'était souvent par la lettre qu'elle passait, puis par la voix, au téléphone. C'est maintenant par la façon d'écrire un mail, ou un message, sur un site ou un forum, que l'autre entre en contact avec nous. L'écriture (au sens de graphie) a logiquement été remplacée par la typo-graphie. On aurait pu penser que ceux qui n'ont pas appris à se servir d'un stylo (et ce n'est pas de leur faute), dans leur jeunesse (car c'est une chose qui ne s'apprend pas à l'âge adulte), allaient se rattraper devant leur écran, allaient nous en remontrer avec une virtuosité typographique qu'on était loin de posséder encore, allaient enfin nous enseigner quelque chose, puisqu'il paraît que "la jeunesse" a tant à nous apprendre, comme se plaisent à le répéter sans cesse les désastrophiles de tout poil…
Las ! En bientôt vingt ans de lecture sur écran, qu'avons-nous vu ? Une bouillie sans nom, une horreur quotidienne et générale, un désastre puant, une décharge à ciel ouvert, sur tous les écrans, grands ou petits, mats ou brillants, fixe ou mobiles ! On nous promettait une débauche de créativité, le paradis du pixel, du caractère de caractère, une lecture qui n'en peut plus de jouir grâce à nos petits génies de l'écriture, et on a de la purée de clous rouillés, des internautes qui mettent les quatre doigts et le pouce pour pousser leur borborygmes jusqu'à nos pupilles dilatées par l'effroi. Quand par extraordinaire l'un d'eux sait à peu près écrire normalement on se frotte les yeux, on n'y croit pas, on pense que l'ordinateur est en panne, que quelqu'un nous fait une farce, qu'on a abusé du bordeaux la veille au soir.
Donc, si je résume, plus personne ne sait tenir un stylo, écrire deux phrases sur une feuille de papier, sur une carte postale ou une enveloppe, et personne non plus ne sait aligner quelques caractères typographiques compréhensibles et agréables à lire. Ah, on peut dire qu'on a gagné sur tous les tableaux et qu'il y a lieu de se taper le cul par terre de bonheur citoyen ! Tout va bien madame la marquise, ici aussi le niveau a tellement monté qu'on dirait que les chiottes sont bouchés.
Mais nos modernes n'ont pas le nez sensible, contrairement à ce qu'ils affirment gratuitement. Ils ont tellement peu le nez sensible que toutes les femmes désormais se parfument beaucoup trop, et que même les adolescentes qui restent une heure chez vous y laissent une traînée olfactive persistante, ce qui me paraît le comble de la grossièreté. Qu'ont-ils donc à cacher, pour travestir ainsi leur image, leur odeur, leur langue, pour masquer le peu de saveur et de sens dont ils sont encore le réceptacle ?
Dans l'épaisseur du mot, de la phrase, dans les plis de l'écriture, un monde se donne, à qui sait le voir et l'entendre. Comme la plupart de nos contemporains n'entendent rien, ne voient rien, ils ignorent du même coup qu'ils se livrent, qu'ils disent à peu près tout ce qu'il y a à savoir sur eux, quand ils vous envoient un mail ou qu'ils déposent un commentaire sur Facebook. Et plus ils font des ronds de fumée et des effets de manche pour camoufler le vide et plus celui-ci se voit comme le nez rouge au milieu de la figure de style classique.
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Ce matin, j'ai écouté et regardé à nouveau le concerto en la de Mozart, le 23e, par Pollini et Böhm, et comme à chaque fois, j'ai été saisi par la morale impeccable qui se dégage de leur interprétation. Tout est à sa place, rien n'est en trop, chaque note a son juste poids dans l'ensemble, chaque ligne est conduite à son terme avec la simple précision sans fard du geste qui crée la musique, rien que la musique, mais toute la musique, cette musique si haute, si exigeante, si incroyablement nécessaire et pourtant si rare. Le style classique dans sa simple perfection. On en revient toujours là, après tous les détours, après toutes les errances, après toutes les souffrances souvent inutiles, dans la sagesse tempérée du classicisme, dans la lumière de ce miracle qui avait pour nom Mozart.