Papa (j'avais le même à la maison) est un épileptique de la faute de français. On comprend qu'il soit irrité par cette sorte de folie qui s'empare des locuteurs, une folie dont le danger (il paraît qu'il faut désormais dire la "dangerosité", mais je ne m'y résous pas) vient de ce que ces mêmes locuteurs ne s'aperçoivent de rien et pensent parler tout à fait normalement. Ce n'est pas nous qui allons nous plaindre de ce qu'une personne au moins en France continue à trépigner dans son coin parce que tous les autres parlent comme des sagouins, d'autant moins que le livre qui nous l'a fait connaître et aimer est son fameux "Répertoire des délicatesses du français contemporain". Mais le spectacle offert sur Facebook dépasse l'entendement. Chaque jour, Papa note scrupuleusement les erreurs en tout genre qui manifestent une inculture crasse, les approximations (on est gentil) historiques, le débraillé grossier ou gnian-gnian et surtout les aberrations syntaxiques dont est émaillée la parlure radiophonique. Pas besoin de vous faire un dessin, on connaît la chanson. Encore une fois, ce n'est évidemment pas le fait de souligner que les Français ne savent plus parler, ni écrire leur langue, qui nous dérange, encore qu'il nous semble que l'acharnement à taper sur le même clou est un rien agaçant, lorsque celui-là est enfoncé depuis longtemps jusqu'à la tête. Non, ce qui est proprement insupportable est le spectacle de ces mouches à merde qui viennent par dizaines flairer avec un enthousiasme de ravis de la crèche le caca désigné comme tel, avec à chaque fois les mêmes blagues, les mêmes sarcasmes cent fois entendus, et le même contentement épais de celui qui se rassure à bon compte. Ah, le beau caca ! qu'il est beau de ne pas être le mien ! T'as vu ça Nicole ! Hein, c't'affreux, Jean-Luc ! Et ça se tape sur le ventre, et ça se goberge, et ça tourne, et ça renifle, avec des sanglots glaireux de bonheur et des hoquets de soulagement, et ça danse fièrement autour du beau caca, tout fumant dans son cadre, pour un peu on serait en transe d'ébaudissement en boucle… Puis les mouches rassasiées s'envolent, satisfaites, en sachant qu'elles pourront revenir demain pour un autre festin identique en tout point à celui qui les laisse ballonnées pour l'après-midi. Évidemment, si par hasard on va lire le français de ses mouches-là, on s'aperçoit neuf fois sur dix qu'il n'est pas meilleur (bien qu'il soit écrit, et non parlé !) que celui dont elles se gaussent en meute, mais surtout, on a envie de leur dire que si vraiment cette langue-là les dérange tellement, elles ne devraient pas avoir besoin d'un index pour leur montrer à quoi ressemble un caca dont on a le droit de se moquer. On parle avec la bouche des autres, on pense avec la pensée des autres, on bouge avec les gestes des autres, on attend qu'il y en ait un qui se dévoue pour lever le doigt pour lever le doigt avec lui, tout étonné de sa fabuleuse témérité.
J'ai toujours été frappé du nombre de vocations de ventriloques que suscitait Papa. On en a déjà connu un certain nombre. Apparemment, les candidats se renouvellent périodiquement, sans interruption, sans suspense, et sans beaucoup d'imagination. Il me semble à moi que c'est un phénomène digne d'étude, même si Papa va encore dire que j'exagère, que je n'ai rien d'autre à faire que de me moquer, que d'être narquois et un peu (beaucoup) dément, quand je trouve que ces ventriloques qui l'entourent sont un peu inquiétants, un peu…
D'ailleurs ce n'est pas tant le fait qu'ils existent, ces ventriloques, qui m'interpelle quelque part au niveau du vécu. Non, ce qui m'impressionne, ce qui m'inquiète, c'est que personne ne semble voir, ni entendre ; ce dont il est question, ce que je trouve ridicule, c'est qu'on puisse, lorsqu'un ventriloque de la sorte s'exprime, le féliciter "de sa bonne langue" à laquelle on trouve toutes sortes de vertus… Ils sont drôles ! C'est précisément dans cette absence totale de pudeur et de distance à soi et à l'autre qu'on voit le pantin de bois. Les pantins sont toujours effrayants parce qu'ils sont capables de tout, ayant décidé une fois pour toutes qu'ils étaient légitimes, puisque l'autorité derrière laquelle ils s'abritent les légitime d'une manière qu'ils jugent indiscutable. C'est alors qu'ils défendent leurs idées avec le plus de conviction, quand ce ne sont pas les leurs. Là ils deviennent dangereux : impossible de leur retirer leur os. Quand on est capable de se glisser ainsi dans la peau d'un autre, il va de soi que la perfection-même du geste signale le danger à son plus haut degré, aussi bien pour celui qui s'introduit ainsi en autrui que pour ceux qui assistent à la scène sans prendre leurs distances. Comment peut-on vivre tranquille — et heureux, semble-t-il — en récitant des catéchismes ? C'est un mystère. Comment peut-on à ce point manquer de discernement, et comment peut-on à ce point manquer d'amour propre, de pudeur ? Ça donne le vertige. Plus l'imitation est parfaite, plus on a affaire à un fou de qualité contrôlée, c'est évident.
Il y a un pantin comme ça, depuis peu, qui bat tous les records de ventriloquie, au PI. Moi, un gus comme ça, ça m'impressionne ! J'ai envie de voir quelle tête il a, quelle voix il a, quel métier il exerce, quelle genre de femme il a, quel âge, quel poids, enfin, s'il existe vraiment, quoi. Je dis ça mais je sais bien qu'il existe. Si encore c'était l'exception qui confirme la règle… mais non, c'est tout juste le contraire. Sauf que lui c'est un champion hors catégorie ! Papa possède une force d'attraction hors du commun, il faut bien le reconnaître. Je suis certain qu'il y en a qui se relèvent la nuit pour aller pisser, par exemple, depuis qu'il est sujet à ce genre de contrariétés. Si les pantins de bois se mettent à pisser, non mais allô quoi, où va-t-on ?