« Le célèbre danseur Rudolf Noureev », pouvait-on lire en "commentaire" sous la photographie de celui-ci, quelque part sur Facebook. Oui, le célèbre danseur Rudolf Noureev, en effet. Mais c'est bien le commentaire qui paraît "surréaliste"… Et dans ce commentaire, l'adjectif "célèbre" paraît le comble du comble du bizarre. En sommes-nous vraiment là ? Si Noureev est "célèbre", ce qui me semble bien être le cas, est-il besoin de commenter en le nommant, alors même que son nom apparaît de toute façon au-dessus de la photographie ? Si Noureev est "célèbre", est-il besoin de commenter en précisant qu'il est danseur ? Si Noureev est célèbre en tant que danseur, est-il besoin de commenter en parlant d'un certain "célèbre danseur Rudolf Noureev" ? Bref, on a beau retourner les choses dans tous les sens, on ne comprend pas. Sur Facebook, et ailleurs, bien sûr, on se trouve soudain dans la situation d'un sauvage qui arrive à Paris et à qui l'on présente la "fameuse Tour Effeil de Paris", ou bien le "célèbre Arc de Triomphe" de la "plus célèbre avenue du monde".
On peut rire de la chose comme de l'une des centaines d'anecdotes amusantes auxquelles nous sommes confrontés chaque jour sur le web, mais il arrive aussi, à la caisse d'un supermarché, que la caissière vous demande de quoi il s'agit, lorsqu'elle doit peser une courgette ou une aubergine avant de vous la facturer. La première fois que cela m'est arrivé, j'ai cru à une plaisanterie, et j'ai répondu par une blague qui n'a pas fait rire du tout l'hôtesse de caisse en question (les sex-toys, elle connaissait, ça ne ressemble pas du tout à ça !). Elle n'avait jamais vu de sa vie des courgettes — ou alors sans y faire attention. Comprenant la chose, j'ai eu envie de lui parler des vaches, pour voir si elle savait d'où provenait la viande qu'elle voyait passer sous ses yeux chaque jour, mais quelque chose m'a heureusement retenu… Il est fascinant d'être mis face à face avec un adulte, blanc, français, titulaire d'un emploi (donc censément suffisamment instruit pour occuper ce poste), s'exprimant avec autre chose que des onomatopées, et ignorant le nom et l'aspect d'un des légumes les plus courants qui existe dans notre pays. Avide de sensations fortes, j'aurais pu entamer avec cette jeune femme une conversation sur le célèbre poète et romancier Victor Hugo, ou encore sur le célèbre compositeur allemand Ludwig van Beethoven, mais là encore quelque chose m'avertit mystérieusement de ne pas m'appesantir sur une question bien plus brûlante qu'elle n'y paraissait. Je lui demandai donc si par hasard elle n'avait pas un sac en plastique à m'offrir, ce qu'elle fit bien volontiers, sans doute pour me remercier de lui avoir appris le nom et l'utilité de la courgette.
Les sauvages n'existent plus (je parle des sauvages de musée, les sauvages d'avant Tristes Tropiques, indemnes de la civilisation occidentale, les sauvages sans portable, sans Internet, sans télévision), mais ils ont été remplacés par une autre sorte de sauvages, tout à fait modernes, branchés, hyper-connectés, touittant et tchattant, voyageant, votant, bloguant, mais vivant dans un monde totalement hors-sol, déconnecté de la réalité la plus concrète, de cette réalité complètement ringarde dans laquelle les légumes sortent de la terre et le lait du pis des vaches. Il faut bien admettre que la sauvagerie n'a plus rien à voir avec le progrès ou l'absence de progrès, la technique ou l'absence de technique, si ce fut jamais le cas, et même qu'elle a réussi à s'adapter parfaitement à la modernité la plus moderne. Il n'y a donc rigoureusement rien d'étonnant à ce que ces nouveaux sauvages soient des adeptes enthousiastes et intolérants de la pourtousserie universelle en passe d'être imposée sur la planète entière par des sauvages sortant de Sciences-Po.