samedi 8 septembre 2012

Septembre rose


Ils portaient de jolies tenues bleu ciel, dessinées par Courrèges, il n'étaient pas armés, même pas d'une matraque en caoutchouc, ils étaient deux mille, on les appelait des vigiles. Peace and love, ils écoutaient les Blood, Sweat and Tears et Jimi Hendrix. Parmi eux, beaucoup de femmes. La vie était belle, en 1972, et il s'agissait de faire oublier d'autres Jeux olympiques, qui s'étaient tenus eux aussi en Allemagne, trente-six ans auparavant. Rétrospectivement, on s'attendrait presque à ce qu'un Delanoé ou un Jack Lang ait figuré au casting des gentils organisateurs, ceux qui, quand un paranoïaque sans doute, pas assez ouvert à l'Autre assurément, ou simplement compétent, essaya de leur faire remarquer que, peut-être, ils n'étaient pas vraiment préparés à "toute éventualité", lui répondirent qu'on avait pensé à tout, et qu'"il fallait retomber sur Terre". Des étudiants excités manifestent contre la guerre du Vietnam ? On a un canon à bonbons, et, si par malheur cela ne suffisait pas, on leur jettera Waldi, la mascotte en peluche, à la figure. Ça les fera rire, et tout rentrera dans l'ordre. Ne vous inquiétez donc pas, on ne va quand-même pas transformer le village olympique en camp de concentration ! Tout le monde se bidonnait. Enfin quoi, merde, quatre ans après 68, cool, mec ! On est là pour le fun, if you see what i mean ! On est étonné qu'ils n'aient pas pensé aux boules puantes et au fluide glacial, ni aux polochons à fleurs, mais c'est sans doute que nous ne sommes pas bien informés.

Ces cons de Palestiniens n'avaient aucun sens de l'humour, ou alors il avaient un sens de l'humour trop développé, je ne sais pas. Le canon à bonbons n'a pas été utilisé. Dommage, ç'aurait fait de jolies photos.

C'est donc dans ces années-là qu'est née la vigilance. Je me souviens encore des agences bancaires à Paris, lorsque les premiers plantons sont apparus à leurs portes. On les appelait des otages, ceux qui avaient succédé aux potiches et aux chats égyptiens. Mon père venait de mourir, c'était les premiers voyages, les premières filles, le free jazz et les débuts du jazz-rock, qui allait avoir une si funeste descendance. Nous n'avions pas eu beaucoup de pères à tuer, ils commençaient à se suicider en masse et à nous entraîner dans leur chute, mais nous ne le savions pas encore. La figure du vigile s'est progressivement imposée au reste de la population. Chacun voulait être vigile, vigie, vigilant, à défaut d'être otage, autrage, outrage. Le concept fut abondamment repris par la suite, avec le succès que l'on sait. Dormir d'un œil seulement est devenu le nouveau trip à la mode, maintenant qu'on n'a plus de LSD à se mettre sous la dent.

Évidemment, à l'autre bout du monde, des pères de substitution n'avaient pas manqué de se présenter au guichet pour faire un bout d'essai. Arafat était l'un de ceux-là. Il avait entendu parler de la super-production internationale très work-in-progress, Palestine pour les nuls, qui était en train de se monter, et il a tout de suite vu tout ce qu'il y avait à tirer de ce fabuleux scénario. Charlton Heston était occupé avec ses singes, Laurence Olivier commençait à se faire vieux, quant à Tintin, c'était un fieffé réactionnaire, pour ne pas dire plus, sur lequel il ne fallait surtout pas compter. Le scénario, qui s'intitulait à l'origine Les Damnés de la Terre, était rudement bien fichu, il faut le reconnaître. Le premier avantage pour les acteurs était qu'ils étaient embauchés en CDI, et même en CDTI (contrat à durée très indéterminée). On ne connaissait pas le chômage, en ce temps-là, mais, bien que les choses aient beaucoup changé, la filière Palestine semble remarquablement préservée jusqu'à aujourd'hui ! Le deuxième avantage était que les dialogues n'étaient pas écrits, qu'on laissait aux acteurs le soin de les improviser lors du tournage. C'était du taf en moins, même si la qualité littéraire s'en ressentait, évidemment. Et puis, les acteurs étaient invités un peu partout, au soleil, et avaient accès à des centres de loisirs très sophistiqués, bien qu'exotiques et d'un confort tout relatif, où il leur était loisible, en plus d'entretenir leur forme, de pratiquer entre autre le tir sur cibles vivantes, ce qui est tout de même nettement plus cool que la chasse à courre. Un autre avantage était que les Arabes se ressemblant tous, on pouvait faire jouer les rôles de Palestiniens à des Égyptiens, à des Algériens, à des Syriens, à des Séoudiens, à des Libanais, enfin à peu près n'importe qui sauf des Japonais ou à des nègres albinos, ce qui est formidablement pratique en cas de grève, par exemple. J'ai souvenir d'un "Palestinien", en 1976, dans ma chambre d'hôtel, au Koweit, qui m'avait demandé dans quel camp j'étais. Comme si la question se posait ! Le succès de la filière Palestine repose sur un axiome d'une simplicité biblique : nous avons été chassés de nos terres par un peuple qui n'a rien à faire chez nous. Qui peut se déclarer insensible à une chose pareille, qui pourrait ne pas prendre immédiatement fait et cause pour ces nouveaux damnés de la Terre ?

Mais revenons en Bavière, en cette merveilleuse année 1972. Septembre noir, ça sonne comme une accroche à la Beigbeder : génial ! Les huit garçons dans le vent de l'histoire allaient faire plus fort que le quatuor anglais un peu gnan-gnan qui affolait les minettes du monde entier. Terminé la Stratocaster, vive la Kalashnikov ! Le chef d'équipe Arafat, trop occupé à répéter ses discours devant le miroir en réajustant son keffieh La Redoute, les avait laissés à peu près libres de composer leur épisode, et, bien qu'un peu amateurs sur les bords, on peut dire qu'ils se sont plutôt bien tirés de leur performance olympique. Leurs tenues étaient sobres, un peu inspirées bien sûr par les westerns qu'ils regardaient dans les camps où ils sculptaient leurs corps, mais tout de même de bon aloi. Mais surtout, le génie des huit salopards chez les vigiles aura été de savoir se faire aider plus ou moins activement par les Allemands, en retournant habilement le sentiment de culpabilité que ceux-ci développaient par rapport aux Juifs en une nouvelle et subite compassion pour les déshérités new-look qu'ils incarnaient (chacun son tour !) avec la candeur du néophyte qui trouve injuste que ce soient toujours les mêmes qui passent à la télé. Même si l'on oublie souvent de rappeler, à propos de la super-production munichoise, que des néo-nazis ont aidé à l'organisation de celle-ci, il faut noter l'extraordinaire amateurisme des figurants allemands, qui confine à l'aide objective et concertée, prenant de cet fait même une place centrale dans le drame en cours. Tant d'abnégation déconcerte et questionne l'observateur même le plus placide. Pour un peu, avec une "sécurité" comme celle-là, il n'y avait pas besoin de terroristes pour parvenir au même résultat. Toute la journée a été une succession inouïe de bavures invraisemblables qui en comparaison feraient passer les Pieds nickelés pour des as du Raid, s'ils avaient eu affaire à des terroristes. Même les tireurs d'élite présents à l'aéroport pour le grand finale étaient en infériorité numérique (et deux d'entre eux n'avaient tout simplement pas leurs armes) par rapport aux têtes d'affiche qui canardaient avec un enthousiasme juvénile, même si légèrement maladroit. Si Messieurs les Palestiniens veulent bien se donner la peine… Apprendre qu'on leur avait offert le Champagne ne nous surprendrait pas outre mesure, mais j'imagine que les acteurs du Fatah-Studio préféraient le coca-cola. L'épisode célèbre des agents allemands déguisés en stewarts, refusant tout net de faire leur travail, qui consistait en l'occurrence à maîtriser les deux éclaireurs du commando venus inspecter l'avion, et quittant précipitamment l'appareil juste avant que les invités ne montent à bord, en dit long sur la farce tragique qui se jouait ce soir-là en direct live à la télévision. Ils croyaient faire mumuse avec le canon à bonbons, et ils étaient face à des grenades qui déchiquètent et des balles qui font des trous dans la chair ! On leur avait expliqué qu'il leur suffirait de jeter Waldi à la face des méchants pour que ceux-là éclatent de rire et leur tombent dans les bras. Je crois bien que date de cette époque-là la croyance européenne qu'il suffit de ne pas se reconnaître d'ennemis pour ne pas en avoir, c'est-à-dire à ne plus vouloir se mouvoir dans ce qu'on nommait naguère l'Histoire. On a voulu descendre du train de l'Histoire, comme les policiers allemands sont descendus de l'avion. Le pire est qu'on a réussi.

J'ai encore dans ma bibliothèque un numéro de la Revue d'études palestiniennes. Il était pratiquement obligatoire de lire ce genre de choses, à l'époque. S'il n'est guère étonnant qu'en 1972, ou 76, on ait pu gober tout cru cet œuf pourri sans être pris d'une forte fièvre, il est invraisemblable que près de quarante ans après on se laisse servir le même plat avarié bouillu foutu sans renverser la table et mettre le feu au restaurant.  Il ne fallait rien de moins que la Bloge des acéphales, avec la complicité des musulmans, bien sûr, pour que les mêmes mensonges recommencent à circuler avec une vigueur de début de millénaire, comme si le fantôme facétieux du Vieux avait effacé la mémoire des Nouveaux Vigiles afin qu'on puisse rejouer la pièce ad vitam aeternam, à guichets fermés et sans la lassitude qui accompagne généralement les navets. Le saint Évigile est en vente à nouveau, et il cartonne, depuis que ses mantras principaux sont repris par les Hessel-Girls du village global en furie.

Certains retinrent des Jeux de 1972 les victoires éclatantes d'un certain Mark Spitz, nageur américain d'exception, d'autres retinrent la mort d'un certain André Spitzer, entraîneur de l'équipe israélienne d'escrime, un parmi les onze qui périrent ce jour-là, le 5 septembre 1972, Moshe Weinberg, Yossef Romano, Ze’ev Friedman, David Berger, Yakov Springer, Eliezer Halfin, Yossef Gutfreund, Kehat Shorr, Mark Slavin, Amitzur Shapira, et donc André Spitzer.