— Vous cherchez quelque chose ?
— Un mot. Je cherche un mot.
— Ce n'est pas ce qui manque, ici !
— Oh, je vois bien. Vous êtes riche !
— J'ai tout ce qui existe, je crois bien !
— Vous vous vantez !
— Tous les grands écrivains se fournissent chez moi, Monsieur !
— C'est que je voudrais du détail…
— En gros, au détail, nous avons tout, vous dis-je !
— Je ne vois pas ce que je cherche.
— Si vous me disiez de quoi il retourne ?
— …
— Monsieur veut du conseil, Monsieur cherche le mot qui convient !
— …
— Nous avons des lots intéressants. Tenez, là par exemple, un lot qui vient de nous arriver. Intéressant, bon marché, frais comme le jour. Vous ne trouverez pas mieux !
— Non merci, ça sent trop son Le Clezio…
— Vous trouvez ? Alors celui-ci, tenez, plus épicé, mais tout de même tendre, coloré…
— Trop exotique. Trop Télérama !
— Je vois ce que vous voulez dire. Et des mots d'esprit ?
— Ah non. Tout mais pas ça !
— Bien bien, ne vous fâchez pas ! Suivez-moi dans l'arrière-boutique, j'ai là une malle remplie de trésors que…
— Ne vous fatiguez pas, je sais d'avance ce que vous allez me montrer et je n'en veux pas.
— Mais enfin, laissez-vous faire, laissez-vous surprendre ! Comment pourriez-vous savoir…
— J'ai de l'odorat ! Écoutez, il vaut mieux que je revienne une autre fois. Je sens que ce n'est pas mon jour. Vous êtes très aimable, mais vous n'avez sans doute pas ce que je cherche, voilà tout.
— Monsieur, je me fais fort de vous satisfaire, si vous m'en donnez l'occasion. Vous savez, si j'ai pu fournir Maupassant, France, Balzac, Stendhal, Remy de Gourmont, Sartre, il me semble que je devrais être en mesure de vous satisfaire, sans vouloir vous froisser bien entendu. Savez-vous que même Joyce est venu se fournir chez nous ?
— Je ne doute aucunement de la qualité de vos mots, ni de la richesse de votre lexique, je vous assure, mais je ne cherche précisément ni la qualité, ni la richesse, ni l'hapax, ni la couleur chatoyante, ni la profondeur infinie, ni la précision scientifique, ni le poétique…
— Mais alors ?
— Je cherche seulement un mot qui m'a quitté. C'est une histoire douloureuse, et je crains de vous ennuyer, de surcroit.
— Pas du tout… Je suis là pour ça.
— Oh, il n'y a du reste pas grand-chose à raconter. Il était là, dans sa phrase, parfaitement à sa place, il n'avait rien de particulier, il ne déparait pas de l'ensemble, il ne se distinguait pas non plus exagérément, il ne faisait pas le malin, mais il était indispensable, vous comprenez ce que je veux dire ? D'ailleurs, quand je dis qu'il était indispensable, tout le problème est là ! J'ignorais qu'il fut indispensable, je lui trouvais bon air, c'est entendu, mais enfin j'imaginais qu'un autre mot de même allure pouvait tout aussi bien le remplacer. C'est ce que j'ai fait, malheureux que je suis ! J'ai voulu essayer une variante, je voulais voir ce que ça donnait, avec un synonyme… Ah, quel malheur ! La variante, Monsieur, quelle plaie ! Je hais la variation, pourtant, j'aurais dû me méfier ! Nous voulons toujours nous prouver que nous ne sommes pas dépendants des êtres, des idées, des situations, des pays où nous naissons, et nous pensons que les mots ne sont rien d'autre que les véhicules de la pensée. Quelle arrogance, quelle bêtise ! Que nous sommes présomptueux de penser que c'est nous qui décidons de la forme que nous donnons à notre vie, qu'il est naïf de croire que les mots nous appartiennent, que nous en disposons à notre guise, comme des amants de passage ! C'est lorsqu'ils nous ont quittés que nous nous apercevons qu'ils étaient indispensables, et il est trop tard, alors ! Ah, Monsieur, j'ai mal au moi, si vous saviez ! Je ne suis plus entier, je suis incomplet, béant, esseulé. C'est affreux !
— Je vous plains, Monsieur. Je n'ai pas connu votre peine, mais je peux l'imaginer. Mais, sans vouloir vous donner de faux espoir… me laisseriez-vous vous faire une suggestion ?
— Dites toujours.
— Puisque le mot dont vous m'entretenez manque à sa phrase, qu'il l'a quittée, la rendant du même coup inopérante, faisant d'elle une invalide, une estropiée, et puisque l'espoir de retour de ce mot vous paraît mince, pourquoi ne pas changer de phrase, tout simplement ? Pourquoi ne pas l'abandonner ? En prendre une autre ?
— En prendre une autre ? J'y ai songé, figurez-vous ! J'ai même commencé d'en construire une autre, à la fois différente et proche, comme on se console avec la cousine de l'ex-femme de notre vie…
— Eh bien ?
— Cette nouvelle phrase ne cesse de me rappeler l'ancienne, elle est tout juste capable de l'évoquer, de la faire revenir en songe, et dans ces songes, voyez-vous, ce qui est le plus affreux, le plus insupportable, c'est que le mot s'y trouve. Il est là, et tout semble parfaitement à sa place, il règne dans cette phrase un calme surhumain, impossible à décrire, et je suis à nouveau comblé, apaisé, heureux. Seulement, bien que sa présence ne fasse aucun doute, que je le reconnaisse sans aucune hésitation, il m'est absolument impossible de le lire, de pouvoir l'épeler, de l'appeler par son nom. Un peu comme avec un être aimé qui serait devenu aphasique, qui ne m'entendrait plus, ne me verrait plus, ne me reconnaîtrait plus. Il est là, il est bien là, mais sa présence n'est rien d'autre que l'annonce toujours plus indiscutable de sa disparition éternelle. Le mot manque à la phrase, et la phrase manque au mot, c'est du moins ce que je veux croire. Prendre une autre phrase, ce serait un peu comme changer de corps. Je serais comme ces amputés qui ont mal au membre absent. Ce serait pire, je crois, car je n'aurais même plus, alors, la possibilité de jouer avec ce corps souffrant, d'essayer de le berner, de tromper ma douleur, au moins quelques courts instants durant les interminables nuits où il reviendrait me torturer. Non, je préfère encore souffrir en sachant pourquoi je souffre et tenter de croire qu'un beau jour ce mot, lassé de sa fugue stupide, reviendra à la maison, penaud et repenti. Je veux bien me tromper, mais je ne veux pas falsifier. Il y a plus que du sens dans un mot. Il y a plus que du désir dans l'attente.
(…)