« Un grand merci à AF, qui m’a fait découvrir RC… » Je ne m'y ferai jamais. La désignation (et cela devant les intéressés eux-mêmes), grossière au dernier degré, de personnes par leurs initiales me donne la nausée. Quant au "un grand merci", c'est devenu un des plus puissants émétiques que je connaisse. Une des premières fois que j'ai reniflé cette chiasse mentale, c'était sous le clavier d'un chef d'entreprise très nouveau-riche (donc parfaitement inculte) et particulièrement sinistre dans sa certitude d'incarner le Bien à lui tout seul, qui nous acheta la maison familiale, à la mort de ma mère. Son abyssale vulgarité naturelle, qu'il essayait de camoufler sous des manières qu'il devait sans doute considérer comme bourgeoises (et qui du fait même qu'il y aspirait goulûment n'en étaient que plus caricaturalement petit-bourgeoises, ajoutant encore par là à la vulgarité première), fit que j'associai pour toujours cette formule à ce type de personnages. Comme c'est presque toujours le cas, la langue revient par la fenêtre, au moment où les intéressés se croient enfin en paix avec leur conscience de classe, l'ayant reconduite à la porte d'entrée du boui-boui qu'ils prennent pour un palace. Que ce genre d'humains se vantent haut et fort de pratiquer assidûment l'adoption ne peut être un hasard, tant ils nous font sentir (et plus encore leurs amis et connaissances, étrangement, comme si ceux-là étaient peu ou prou complexés de n'avoir que des enfants biologiques à proposer à l'admiration du public) qu'ils tiennent là la Bonne Action par excellence, alors que bien sûr ils n'ont fait qu'accéder à un caprice que tout et tous s'entendent à estimer légitime, de cette sorte de légitimité qui ne souffre aucune discussion, le type même de la bonne action très cotée en bourse, si j'ose dire, et qui devrait de ce seul fait être considérée avec beaucoup de prudence. Quel délire d'initiés ! Comment ! On les priverait d'enfants, ces admirables parents qui ne demandent qu'à prodiguer généreusement leur Amour à tout ce qui ne sort pas de leurs tripes ? Mais quel scandale ! Comme ce "on" (la nature, la génétique, la chance, la biologie, le hasard, le destin) est affreusement injuste, antidémocratique, indifférent, en un mot comme en cent, fasciste, comme le sort de ces pauvres parents putatifs serait tragique si la société moderne et ses auto-pompes ne s'avisaient avec candeur de corriger si effroyable injustice ! Mais la vie, qui a plus d'un tour dans son sac, leur a donné un de ces beaux enfants importés qui est devenu leur pire cauchemar, juste retour des choses. Comme les enfants qui veulent à toute force des sucreries finissent par se rendre très malades (pour leur plus grand bien), le retour à l'équilibre finit toujours par arriver, même s'il faut parfois être patient. (Mes grands amis les journalistes de France-Musique diraient que tout cela est contrasté à souhait, hein, Josyane ! C'est la spécificité des abrutis, de parler en abruti, et il ne sera pas dit que je ne parvienne pas à décrocher mon brevet avant de passer l'arme à gauche.) Il faudrait écrire une histoire de l'altruisme, qui serait plus qu'un peu l'histoire du pire, si l'on veut bien prendre le temps de descendre jusque parmi les tripes de la bête.
L'ordure dont il est question ici racontait volontiers une anecdote dont il était très fier. Invité avec les autres PDG du groupe auquel il appartenait, dans un restaurant devenu célèbre depuis la première campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy, il eut sa minute de gloire (à quoi peut bien ressembler une particule élémentaire ? se demande le chœur antique, à ce niveau du récit), quand il prit la posture du saint laïque offusqué par le Mal. Un des directeurs, jetant un regard vers la-plus-belle-avenue-du-monde, crut bon de glisser négligemment qu'"il y en avait de plus en plus" (de quoi, de quoi, interroge le chœur antique : des lampadaires, des bicyclettes, des top-modèles, des sosies de Cloclo, des roux, des gendarmettes ?) Notre bon apôtre, encore frémissant comme le lait sur le point de déborder de sa casserole, dix ans après, encore ému aux larmes de son courage inouï, encore stupéfié de l'audace virile qu'il allait sans doute payer d'années et d'années de bagne et de relégation civique, sans parler de l'opprobre publique pour lui, son épouse et ses enfants, jusqu'à la septième génération, se leva et à ses pairs tint à peu près ce langage : « J'ai un enfant noir, figurez-vous, et j'en suis très fier ! » Évidemment, le cordial n'allait pas jusqu'à ajouter que cet enfant noir qu'on était si fier d'avoir adopté, et qui était en somme la preuve encore chaude et vivante de la moralité superlative de l'adoptant, était devenu un cauchemar si atroce qu'on avait dû précipitamment le renier, et déménager le plus loin possible du lieu où l'on avait vainement tenté de l'élever, le cœur a ses raisons, tout de même, même si elles ne sont pas toutes avouables. Les demi-vérités ont sur le monde un impact considérable, dont il sera urgent de mesurer l'ampleur et les ramifications inombrables, lorsque le monde aura retrouvé un peu de sa fraicheur, fraîcheur dont je ne suis pas prêt de profiter, je ne l'ignore pas, tant les miasmes du Bien font s'élever la température et sombrer le tempérament. Bref, notre saint Benêt en croûte ne se départit plus jamais de son sauf-conduit obtenu de haute lutte, en une après-midi parisienne et ensoleillée – face à la piétaille des gros beaufs pas encore convaincus (un peu de patience, oh là là, ça va venir très vite !) du radieux avenir que leur préparait le Crucifié – et on le comprend : il y a des sésames qui ouvrent mieux les forteresses que les plus grosses clefs ou les meilleurs diplômes. L'antiracisme affiché (mais je pléonasmise) est de nos jours le coupe-file le plus à même d'abréger l'attente à tous les honneurs, à toutes les grâces, et de donner un accès facile à toutes les friandises qui s'affichent aux Champs-Élysées ou dans les sombres provinces.
Il y a des gens, comme ça, qui font froid dans le dos. Heureusement, quelque chose nous prévient très vite qu'il faut les éviter le plus possible, mettre le plus de distance entre eux et nous, mais même le bref moment où on les a côtoyés suffit à donner la chair de poule, rétrospectivement. Comme toujours, il faut écouter : la voix de serpent, l'intonation fausse, cent petits détails, il y a quelque chose qui avertit, mais on n'est pas toujours attentif aux signaux émis par le démon qui, pourtant, ne peut pas travestir sa voix, c'est la limite de son grand pouvoir. Un grand merci à lui d'avancer masqué, c'est en général à cela qu'on le reconnaît.
Il y en a de plus en plus, donc, et il faut voir ce qu'on voit. C'est le premier devoir duquel découlent tous les autres. Voir ce qu'on voit et entendre ce qu'on entend. Ma morale s'arrête là, la morale devrait commencer ici. Pas la peine de faire des grandes phrases, si ces phrases ne s'appuient pas sur une saine observation. Toute la grande affaire humaine est là. On dirait que vivre consiste avant tout à nettoyer le pare-brise. Sans arrêt, des tonnes de choses viennent nous obstruer le regard, nous boucher les oreilles. Ça tombe des arbres, du ciel, et du haut des immeubles. La poussière, les détritus, les crachats, les déchets, les retombées radio-actives des paroles et des actions humaines, sans relâche, recouvrent ou tendent à recouvrir le paysage mental. Un poète, par exemple, est quelqu'un qui nettoie la langue, la langue qui s'encrasse constamment, et très rapidement. J'avais une amie africaine, vers la fin du siècle dernier, qui venait passer la nuit chez moi, à Paris, de temps à autre, en sortant de son travail. Le matin, vers midi, plutôt, quand elle se levait, une des premières choses qu'elle faisait était de se brosser la langue. J'aimais la regarder faire. Si on lui avait dit que j'étais raciste, elle aurait éclaté de rire. Ceux qui aiment à proférer ce genre d'accusations, aujourd'hui, on les trouvait salement racistes, nous, à l'époque, ou, plus exactement, on savait pertinemment qu'en cette manière c'était tout simplement des puceaux et qu'ils n'avaient pas la moindre idée de ce que le racisme pouvait être réellement. Entre la fin du siècle dernier et aujourd'hui, les retombées idéologiques et langagières constantes ont pris une ampleur inouïe, qui empêche tout simplement les cantonniers culturels de faire leur métier. Impossible. Ils n'ont même pas besoin, ou envie, de faire grève, non, on a simplement pris l'habitude de considérer que ce travail était désormais hors de portée des hommes. Ce qui est possible avec trois milliards d'individus ne l'est plus avec sept milliards, c'est ainsi. Le nombre, c'est une révolution. C'est la Révolution. La Révolution n'a pas besoin de dire son nom, de crier casse-cou, de déraciner les arbres de la décence ordinaire, de renverser les buildings. La Révolution, la vraie, elle attend que les sirènes des pseudos révolutions se taisent, ou qu'on en ait tellement pris l'habitude qu'on ne les entend plus, et, du jour au lendemain, elle prend possession de tout le territoire, de toutes les âmes, de tous les désirs, elle imprime sa marque sur toutes les formes qu'on avait patiemment répertoriées durant des siècles, ou plutôt elle se coule en elles, gardant les noms, les couleurs, les traits, de ces formes anciennes, mais elle fait jaillir dans leurs artères un sang complètement neuf, tellement neuf que ce n'est plus du sang, la Révolution a pris exemple sur les façadistes de naguère : "tout est pareil, tout est autre", c'est sa devise. Et les hallucinés qui errent dans la cité lui disent "un grand merci", heureux qu'ils sont que le décor n'ait pas changé. Pourvu qu'on sache retrouver son chemin pour aller de l'hôpital à l'hôpital en passant par le bureau de vote…
Il m'avait dit : « Tu verras, tu seras fier de nous avoir vendu ta maison. » Là, dans le bureau du notaire, cette phrase chuchotée complètement loufoque m'avait tétanisé. « Pardon ? » Il m'avait tapoté la cuisse, en répétant son extraordinaire trouvaille. Fier de vendre une maison quand on ne peut pas faire autrement ? Docteur, j'ai un cas grave à côté de moi, ça vous intéresse ? Ce que cet abruti voulait dire est qu'il allait en faire quelque chose de bien, de notre pauvre maison plus ou moins abandonnée (selon ses critères, bien sûr). Ça, pour voir, on a vu. La petite barrière blanche mesquine en guise de portail, et je préfère ne pas parler de l'intérieur, des beaux carrelages immédiatement cassés alors qu'il m'avait assuré qu'avec lui ce genre de choses ne risquait certainement pas d'arriver, contrairement à ce qui se passerait avec les autres prétendants, et de tous les "arrangements" nécessaires au "confort", cet autre mot pour désigner le massacre, enfin tout le costume petit-bourgeois bien corseté, enfilé selon les règles les plus strictes de la religion du Mauvais Goût la plus intransigeante. La revanche du petit-bourgeois est toujours féroce. Plus il veut s'extraire de sa classe d'origine plus il en bétonne les fondations avec une énergie démesurée. L'argent est le plus sûr moyen de faire taire les signes de l'aisance, je veux parler de l'ancienne aisance, celle qui n'avait rien à prouver, qui n'était pas une revanche sociale, car ces signes étaient justement la discrétion et une certaine désinvolture. Évidemment, on savait tout cela bien à l'avance, en découvrant par exemple sur la table basse du "séjour" de ces gens-là le livre qu'il fallait avoir à la maison en ces années-là, quand on avait un peu d'argent et ce goût qui est l'exacte antithèse du goût, comme la musique est désormais l'exact inverse de la musique, je veux parler du livre de Yann Arthus Bertrand, "Vu du ciel". Autrefois, on trouvait des Bibles dans toutes les demeures françaises, même chez ceux qui ne lisaient pas, qui n'ouvraient jamais un livre. Les "bibles" d'aujourd'hui disent à peu près la même chose : nous n'aimons pas les livres, nous émettons les signes qu'on doit émettre quand on est conforme à la nouvelle classe unique, c'est-à-dire que la Vérité ne passe plus par l'écrit, que la littérature est au mieux un passe-temps pour la plage, réservé aux moments où l'on s'ennuie, où il n'y rien de bien à la télé. Ces gens-là aiment se faire conseiller par leur libraire, sans doute, quand ce n'est pas par Télérama (ce qui revient exactement au même), et le plus fort est qu'ils s'en vantent, et les libraires font d'ailleurs ce travail admirablement, puisqu'ils ont exactement les mêmes goûts que ces gens qui ne lisent pas, ou qui lisent ce qu'il faut lire quand on n'aime pas la littérature. Le système est extrêmement au point et permet aux niveau-montistes de toutes obédiences de se congratuler à longueur d'année le plus sincèrement du monde. La littérature est à peu près autant chez elle dans une librairie, dorénavant, que la musique l'est chez un disquaire, que la culture l'est à France-Culture, que "le peuple" dans les "quartiers populaires", ou que l'"art" dans les "expos", ce qui est une preuve de plus, s'il fallait, que tous les mots sont aujourd'hui à déchiffrer avec une machine qui les remet à l'endroit, quand c'est encore possible. Mais s'il est facile avec les catégories décrites plus haut de comprendre que l'idéologie a déposé sur les choses le masque grimaçant d'un mensonge institutionnel aux semelles de plomb, s'il est assez simple finalement de s'y retrouver dans cette farandole du sens faisandé, il est plus difficile de comprendre et d'admettre que les mêmes mécanismes pervers ont opéré chez les individus, jusque dans leur sphère intime bien souvent, et sociale toujours, une dégradation de la perception et du discours qui en fait des zombies complètement inaptes à la conversation et parfois dangereux, s'ils n'obtiennent pas le retour escompté de la part de celui qui est leur interlocuteur. Ils attendent leur monnaie de singe, comme des chiens dressés, et montrent volontiers les crocs si leur attente est déçue. Et plus ils vous parleront de leur liberté chérie plus ils se montreront sous leur vrai jour, qui est celui des garde-chiourmes enthousiastes de Cordicopole. Entre le bandit et son chien, il est parfois difficile de savoir qui est le moins dangereux, car l'un dresse l'autre et réciproquement.
Saint Benêt, juif, s'était converti au catholicisme. On nous présenta la chose comme un exploit devant tirer des larmes de la brute la plus endurcie, la conversion fut narrée par le menu avec des accents claudeliens et des tressaillements d'échine. Il semblait aller tellement de soi, là aussi, qu'il s'agissait d'une inéluctable marche vers l'aurore aux doigts de rose, qu'un silence religieux et des rougeurs de vierges farouches s'imposaient parmi l'assemblée recueillant le récit comme le fond de la gourde trouée sous le soleil du Sahara livre ses dernières salves de vie. Il faut un métabolisme solide pour endurer de pareilles émotions, je vous le garantis. Raconter la chose, même des années après, sans verser des larmes brûlantes, prouve bien sûr notre constitution de butor, mais je ne vous apprends rien. Saint Benêt du Grand Merci fait aujourd'hui un bon catholique, semblable à des milliers d'autres bons catholiques, de ces catholiques qui dévorent leurs sandwichs dans les églises en rétorquant aux rares qui en sont encore choqués (oh, ils sont si rares que je les évoque seulement par souci archéologique, ou post-historique) que le Christ aurait adoré ça, qu'à l'évidence il trouverait tout à fait normal qu'on veuille se sustenter en sa compagnie, qu'on mâche son poulet-crudités au frais et au calme, car il faut bien que les églises servent à quelque chose. Ce sont ces mêmes catholiques qui adorent non pas Palestrina ou Allegri, mais… Étienne Perruchon, et son chef-d'œuvre : Dogora. Quand j'entends Perruchon, j'ai envie de me convertir à l'islam et je me dis que si les derniers catholiques sont tombés aussi bas, il ne méritent que la lapidation ou l'égorgement, en lieu et place des animaux, à qui l'on devrait foutre la paix une fois pour toutes. On l'aura compris, c'est Benêt du Grand Merci qui, un jour, dans sa voiture, m'avait dit, sur le ton de la confidence initiatique : "Je vais te faire découvrir quelque chose de très beau", et, joignant le geste à la parole, avait déversé dans mes pauvres oreilles ce tombereau de saloperie puante qu'on peut écouter en cliquant sur le lien déposé plus haut. Mais je vous préviens, il faut avoir le cœur bien accroché et un foie résistant, et je décline à l'avance toute responsabilité quant aux envies de suicide qui pourraient se manifester chez mes lecteurs consciencieux ou inconscients.
Il y a des gens, comme ça, qui font froid dans le dos. Heureusement, quelque chose nous prévient très vite qu'il faut les éviter le plus possible, mettre le plus de distance entre eux et nous, mais même le bref moment où on les a côtoyés suffit à donner la chair de poule, rétrospectivement. Comme toujours, il faut écouter : la voix de serpent, l'intonation fausse, cent petits détails, il y a quelque chose qui avertit, mais on n'est pas toujours attentif aux signaux émis par le démon qui, pourtant, ne peut pas travestir sa voix, c'est la limite de son grand pouvoir. Un grand merci à lui d'avancer masqué, c'est en général à cela qu'on le reconnaît.
Il y en a de plus en plus, donc, et il faut voir ce qu'on voit. C'est le premier devoir duquel découlent tous les autres. Voir ce qu'on voit et entendre ce qu'on entend. Ma morale s'arrête là, la morale devrait commencer ici. Pas la peine de faire des grandes phrases, si ces phrases ne s'appuient pas sur une saine observation. Toute la grande affaire humaine est là. On dirait que vivre consiste avant tout à nettoyer le pare-brise. Sans arrêt, des tonnes de choses viennent nous obstruer le regard, nous boucher les oreilles. Ça tombe des arbres, du ciel, et du haut des immeubles. La poussière, les détritus, les crachats, les déchets, les retombées radio-actives des paroles et des actions humaines, sans relâche, recouvrent ou tendent à recouvrir le paysage mental. Un poète, par exemple, est quelqu'un qui nettoie la langue, la langue qui s'encrasse constamment, et très rapidement. J'avais une amie africaine, vers la fin du siècle dernier, qui venait passer la nuit chez moi, à Paris, de temps à autre, en sortant de son travail. Le matin, vers midi, plutôt, quand elle se levait, une des premières choses qu'elle faisait était de se brosser la langue. J'aimais la regarder faire. Si on lui avait dit que j'étais raciste, elle aurait éclaté de rire. Ceux qui aiment à proférer ce genre d'accusations, aujourd'hui, on les trouvait salement racistes, nous, à l'époque, ou, plus exactement, on savait pertinemment qu'en cette manière c'était tout simplement des puceaux et qu'ils n'avaient pas la moindre idée de ce que le racisme pouvait être réellement. Entre la fin du siècle dernier et aujourd'hui, les retombées idéologiques et langagières constantes ont pris une ampleur inouïe, qui empêche tout simplement les cantonniers culturels de faire leur métier. Impossible. Ils n'ont même pas besoin, ou envie, de faire grève, non, on a simplement pris l'habitude de considérer que ce travail était désormais hors de portée des hommes. Ce qui est possible avec trois milliards d'individus ne l'est plus avec sept milliards, c'est ainsi. Le nombre, c'est une révolution. C'est la Révolution. La Révolution n'a pas besoin de dire son nom, de crier casse-cou, de déraciner les arbres de la décence ordinaire, de renverser les buildings. La Révolution, la vraie, elle attend que les sirènes des pseudos révolutions se taisent, ou qu'on en ait tellement pris l'habitude qu'on ne les entend plus, et, du jour au lendemain, elle prend possession de tout le territoire, de toutes les âmes, de tous les désirs, elle imprime sa marque sur toutes les formes qu'on avait patiemment répertoriées durant des siècles, ou plutôt elle se coule en elles, gardant les noms, les couleurs, les traits, de ces formes anciennes, mais elle fait jaillir dans leurs artères un sang complètement neuf, tellement neuf que ce n'est plus du sang, la Révolution a pris exemple sur les façadistes de naguère : "tout est pareil, tout est autre", c'est sa devise. Et les hallucinés qui errent dans la cité lui disent "un grand merci", heureux qu'ils sont que le décor n'ait pas changé. Pourvu qu'on sache retrouver son chemin pour aller de l'hôpital à l'hôpital en passant par le bureau de vote…
Il m'avait dit : « Tu verras, tu seras fier de nous avoir vendu ta maison. » Là, dans le bureau du notaire, cette phrase chuchotée complètement loufoque m'avait tétanisé. « Pardon ? » Il m'avait tapoté la cuisse, en répétant son extraordinaire trouvaille. Fier de vendre une maison quand on ne peut pas faire autrement ? Docteur, j'ai un cas grave à côté de moi, ça vous intéresse ? Ce que cet abruti voulait dire est qu'il allait en faire quelque chose de bien, de notre pauvre maison plus ou moins abandonnée (selon ses critères, bien sûr). Ça, pour voir, on a vu. La petite barrière blanche mesquine en guise de portail, et je préfère ne pas parler de l'intérieur, des beaux carrelages immédiatement cassés alors qu'il m'avait assuré qu'avec lui ce genre de choses ne risquait certainement pas d'arriver, contrairement à ce qui se passerait avec les autres prétendants, et de tous les "arrangements" nécessaires au "confort", cet autre mot pour désigner le massacre, enfin tout le costume petit-bourgeois bien corseté, enfilé selon les règles les plus strictes de la religion du Mauvais Goût la plus intransigeante. La revanche du petit-bourgeois est toujours féroce. Plus il veut s'extraire de sa classe d'origine plus il en bétonne les fondations avec une énergie démesurée. L'argent est le plus sûr moyen de faire taire les signes de l'aisance, je veux parler de l'ancienne aisance, celle qui n'avait rien à prouver, qui n'était pas une revanche sociale, car ces signes étaient justement la discrétion et une certaine désinvolture. Évidemment, on savait tout cela bien à l'avance, en découvrant par exemple sur la table basse du "séjour" de ces gens-là le livre qu'il fallait avoir à la maison en ces années-là, quand on avait un peu d'argent et ce goût qui est l'exacte antithèse du goût, comme la musique est désormais l'exact inverse de la musique, je veux parler du livre de Yann Arthus Bertrand, "Vu du ciel". Autrefois, on trouvait des Bibles dans toutes les demeures françaises, même chez ceux qui ne lisaient pas, qui n'ouvraient jamais un livre. Les "bibles" d'aujourd'hui disent à peu près la même chose : nous n'aimons pas les livres, nous émettons les signes qu'on doit émettre quand on est conforme à la nouvelle classe unique, c'est-à-dire que la Vérité ne passe plus par l'écrit, que la littérature est au mieux un passe-temps pour la plage, réservé aux moments où l'on s'ennuie, où il n'y rien de bien à la télé. Ces gens-là aiment se faire conseiller par leur libraire, sans doute, quand ce n'est pas par Télérama (ce qui revient exactement au même), et le plus fort est qu'ils s'en vantent, et les libraires font d'ailleurs ce travail admirablement, puisqu'ils ont exactement les mêmes goûts que ces gens qui ne lisent pas, ou qui lisent ce qu'il faut lire quand on n'aime pas la littérature. Le système est extrêmement au point et permet aux niveau-montistes de toutes obédiences de se congratuler à longueur d'année le plus sincèrement du monde. La littérature est à peu près autant chez elle dans une librairie, dorénavant, que la musique l'est chez un disquaire, que la culture l'est à France-Culture, que "le peuple" dans les "quartiers populaires", ou que l'"art" dans les "expos", ce qui est une preuve de plus, s'il fallait, que tous les mots sont aujourd'hui à déchiffrer avec une machine qui les remet à l'endroit, quand c'est encore possible. Mais s'il est facile avec les catégories décrites plus haut de comprendre que l'idéologie a déposé sur les choses le masque grimaçant d'un mensonge institutionnel aux semelles de plomb, s'il est assez simple finalement de s'y retrouver dans cette farandole du sens faisandé, il est plus difficile de comprendre et d'admettre que les mêmes mécanismes pervers ont opéré chez les individus, jusque dans leur sphère intime bien souvent, et sociale toujours, une dégradation de la perception et du discours qui en fait des zombies complètement inaptes à la conversation et parfois dangereux, s'ils n'obtiennent pas le retour escompté de la part de celui qui est leur interlocuteur. Ils attendent leur monnaie de singe, comme des chiens dressés, et montrent volontiers les crocs si leur attente est déçue. Et plus ils vous parleront de leur liberté chérie plus ils se montreront sous leur vrai jour, qui est celui des garde-chiourmes enthousiastes de Cordicopole. Entre le bandit et son chien, il est parfois difficile de savoir qui est le moins dangereux, car l'un dresse l'autre et réciproquement.
Saint Benêt, juif, s'était converti au catholicisme. On nous présenta la chose comme un exploit devant tirer des larmes de la brute la plus endurcie, la conversion fut narrée par le menu avec des accents claudeliens et des tressaillements d'échine. Il semblait aller tellement de soi, là aussi, qu'il s'agissait d'une inéluctable marche vers l'aurore aux doigts de rose, qu'un silence religieux et des rougeurs de vierges farouches s'imposaient parmi l'assemblée recueillant le récit comme le fond de la gourde trouée sous le soleil du Sahara livre ses dernières salves de vie. Il faut un métabolisme solide pour endurer de pareilles émotions, je vous le garantis. Raconter la chose, même des années après, sans verser des larmes brûlantes, prouve bien sûr notre constitution de butor, mais je ne vous apprends rien. Saint Benêt du Grand Merci fait aujourd'hui un bon catholique, semblable à des milliers d'autres bons catholiques, de ces catholiques qui dévorent leurs sandwichs dans les églises en rétorquant aux rares qui en sont encore choqués (oh, ils sont si rares que je les évoque seulement par souci archéologique, ou post-historique) que le Christ aurait adoré ça, qu'à l'évidence il trouverait tout à fait normal qu'on veuille se sustenter en sa compagnie, qu'on mâche son poulet-crudités au frais et au calme, car il faut bien que les églises servent à quelque chose. Ce sont ces mêmes catholiques qui adorent non pas Palestrina ou Allegri, mais… Étienne Perruchon, et son chef-d'œuvre : Dogora. Quand j'entends Perruchon, j'ai envie de me convertir à l'islam et je me dis que si les derniers catholiques sont tombés aussi bas, il ne méritent que la lapidation ou l'égorgement, en lieu et place des animaux, à qui l'on devrait foutre la paix une fois pour toutes. On l'aura compris, c'est Benêt du Grand Merci qui, un jour, dans sa voiture, m'avait dit, sur le ton de la confidence initiatique : "Je vais te faire découvrir quelque chose de très beau", et, joignant le geste à la parole, avait déversé dans mes pauvres oreilles ce tombereau de saloperie puante qu'on peut écouter en cliquant sur le lien déposé plus haut. Mais je vous préviens, il faut avoir le cœur bien accroché et un foie résistant, et je décline à l'avance toute responsabilité quant aux envies de suicide qui pourraient se manifester chez mes lecteurs consciencieux ou inconscients.