Sans réfléchir, François s'assit à la table du salon. Il plongea la
plume dans l'encrier et commença d'écrire quelques notes. N'ayant aucune idée
préconçue, il ne porta aucune altération à l'armure : on verrait. D'un
seul mouvement, il écrivit un thème, puis un second thème, puis une transition,
et le début d'un développement. Il allait commencer à instrumenter son
exposition, lorsqu'il s'avisa tout à coup qu'il ne savait pas écrire la
musique. Machinalement, il ajouta quatre dièses à la clef, et continua
négligemment la rédaction du développement, tâche qui s'avéra facile, beaucoup
plus facile qu'il ne l'imaginait. On verrait plus tard pour l'orchestration. La
nuit était tombée depuis un moment déjà, on entendait un chien aboyer au loin. François
se leva et se servit un verre de whisky, revint à la table, posa le verre près
de la partition, se pencha sur elle et commença de lire ce qu'il avait écrit,
debout, appuyé sur ses deux mains. Ce n'est pas mauvais du tout, se dit-il ! Il
s'agit d'une mesure à 12/8, se dit-il, prenant la plume pour ajouter cette
indication en tête de la partition. Il y avait un piano dans le salon, un piano
fermé sur lequel on avait posé toutes sortes d'objets, et même un vase empli de
fleurs. Il eut l'idée d'aller à l'instrument et, soulevant le rouleau, commença
à enfoncer quelques touches au hasard, sans y penser. Il regrettait beaucoup
que ses parents ne lui aient pas fait donner des cours de piano dans son
enfance. Il s'était toujours dit qu'un jour il s'y mettrait, mais le temps
avait passé, et avec lui les occasions de réaliser ce désir. Ce jour n'était
pas venu et puis il était trop tard, maintenant. Tout en regardant les fleurs,
il jouait ce qu'il avait écrit, et, arrivant à l'exposition, il dut s'asseoir
car la musique devenait plus complexe. Il ne s'étonna point de ce qu'il était
en train de faire, absorbé qu'il était dans une sorte de rêverie polyphonique et
polychronique. Le son aigre de la sonnette de la porte d'entrée interrompit la
musique parvenue à la réexposition. Il posa ses lunettes sur le pupitre et alla
ouvrir.
Le Voyageur posa ses bagages dans l'entrée et vint le rejoindre dans le
salon. Il alluma une cigarette, chaussa ses lunettes et se mit en devoir de
lire la partition dont l'encre était encore fraîche et qu'il avait apportée sur
la table. Prenant la plume de François, il fit quelques corrections minimes, quelques
observations mineures, se moucha bruyamment dans un mouchoir blanc et brodé. Il
n'avait prononcé que quelques mots depuis son arrivée, et chacun d'eux était pour
parler de la musique écrite par François ; il n'avait pas pris la peine de
saluer, de poser quelque question que ce soit sur la santé de François, sur les
semaines qui venaient de s'écouler, sur le froid crépuscule qu'il venait de
traverser pour arriver jusque là. Enfin, il ôta ses lunettes, écrasa sa
cigarette dans le cendrier, et demanda à François s'il était certain de la
barre de reprise à la cinquième mesure et du la dièse des cors à la fin du développement. « Comment
voulez-vous que je réponde ? Je ne sais même pas lire la musique et vous
me demandez si un la bécarre serait
préférable à un la dièse ? Voyons,
tout cela est absurde ! » Le Voyageur ne prit pas la peine de justifier
ses questions, se rendit au piano, et rejoua la musique avec les quelques
changements qu'il avait suggérés à François. Celui-ci dut se rendre à
l'évidence : même si la reprise à la première mesure introduisait dans la
composition un sens qu'il n'aurait pas osé imaginer, il s'agissait bien d'un
coup de génie. Le la bécarre, en
revanche, sonnait encore trop, à son oreille inexercée, comme une faute
d'harmonie, pour qu'il admette avoir commis une erreur avec son la dièse.
La bécarre, la dièse, quelle
importance ? François se rendit à la salle de bains et observa son visage dans
la glace. Il se rendit compte que le Voyageur et lui avaient le même visage
exactement. Il fit quelques grimaces, sourit, prit un air triste, furieux,
ouvrit la bouche, la tordit à droite, à gauche, fit bouger ses oreilles (il était
très fier de savoir faire bouger ses oreilles), puis resta ainsi, immobile,
un long moment, les yeux écarquillés face au miroir. Il aurait aimé fuir, mais
pourquoi, et puis où aller ? Il se passa de l'eau sur le visage, en
évitant son reflet dans la glace, s'essuya, but un verre d'eau.
Quand il revint au salon, le Voyageur avait disparu. En réalité, il
n'avait peut-être pas disparu, mais là se trouvaient réunies plusieurs
personnes, parmi lesquelles il se pouvait que le Voyageur fût, comme il se
pouvait qu'il n'y fût pas, il aurait été incapable d'affirmer quoi que ce soit
à se sujet. La discussion était très animée, et il comprit rapidement qu'elle
portait sur la musique qu'il venait de composer. Au piano se trouvait un musicien
qui faisait toutes sortes de gesticulations, en même temps qu'il jouait et
parlait et fumait la pipe. François remarqua que le pianiste avait posé un
verre plein près du pupitre, ce qui l'irrita. Et s'il le renversait ? Avec les
grands gestes qu'il faisait, cela ne l'étonnerait pas outre mesure. À l'autre
bout de la pièce, une femme bien en chair se mit à claironner à pleine poitrine
son second thème, comme s'il s'agissait d'un air d'opéra, jusqu'à ce que son voisin
lui mette un doigt sur les lèvres. Sur le canapé étaient assis deux hommes qui
répétaient un passage du développement sur leurs bassons en se jetant des coups
d'œil complices. Quand ils arrivèrent au fameux la litigieux, ils s'arrêtèrent subitement, comme frappés d'effroi.
Un grand silence se fit dans la pièce.
Dans un coin, assise, seule sur une chaise étroite, un peu à l'écart, une
dame entre deux âges, au regard sec mais aux lèvres très rouges, prit alors la
parole. Elle fit un discours sur l'égalité, sur l'élitisme, sur la discrimination,
sur l'exclusion, sur le lien social, sur la fraternité, sur le racisme, sur le
sexisme, sur les quartiers, sur l'islamophobie, sur l'Europe, sur les marchés
financiers, sur l'égoïsme, sur le pouvoir, sur les contre-pouvoirs, sur
l'écologie, sur l'Afrique, sur le quart-monde, sur la contraception, sur le
cumul des mandats et la double-peine, sur la liberté de la presse, sur les
sans-papiers, sur l'hospitalité, sur le droit d'asile, sur la prostitution, sur
la répression, sur les prisons, sur le travail le dimanche, sur les rythmes
scolaires, sur les sex toys, sur la parité, sur la laïcité, sur l'homophobie, sur
le tri sélectif, sur la corrida, sur les énergies renouvelables, sur la
colonisation, sur l'art pour tous et la culture pour chacun. Elle n'avait pas de
notes, elle parlait avec une évidente maîtrise de son sujet, de ses sujets,
qu'elle avait l'air de connaître intimement, par le menu, en détail, en
profondeur, en diagonal, et elle en parlait avec une conviction qui forçait le
respect, qui impressionnait, qui en imposait à tous, à toutes et à tous. Quand l'experte
s'arrêta de parler, tous se sentirent coupables, pour une raison ou pour une autre. Tous baissèrent la tête et le
silence se fit plus épais, si épais que ceux qui étaient debout n'avaient aucun
effort à faire pour se tenir droits. La culpabilité coite leur tenait lieu de principe
musculaire, leur assurait un équilibre, une tenue, qu'ils n'avaient jamais
connus jusqu'à présent. François, le plus discrètement possible, cherchait son
double des yeux, parmi l'assistance médusée et comme minéralisée. Il ne
rencontrait que regards baissés, fronts moites, il ne voyait que des corps,
semblables les uns aux autres, interchangeables, des statues de cire aux traits
figés par le souffle tiède du Bien qui venait de prendre possession du lieu. Il eut
l'impression de comprendre, pour la première fois de sa vie, ce que signifiait
le mot de "morale", qu'il se répétait intérieurement car il sentait qu'il
tenait là une des clefs du monde, qu'il ne pouvait laisser passer cette
occasion unique de saisir ce pour quoi il faisait partie de l'humanité, à quoi
il servait, à sa place, à son infime place, dans la chaîne infinie des femmes
et des hommes de bonne volonté. Il eut la certitude alors de faire partie d'une
église, d'une communauté de destins, d'une fraternité, d'une famille qui ne
laissait personne sur le bord du chemin, il sentit le sang lui monter à la
tête, il eut tout à coup chaud, très chaud, trop chaud, et il s'évanouit.
Lorsque François revint à lui, il était seul. On l'avait allongé sur son
lit, il était habillé, il portait un costume sombre, des souliers vernis, une
cravate lie de vin et une chemise blanche à boutons de manchettes nacrés. De
chaque côté du lit brûlaient des chandelles qui produisaient une faible lueur
tremblante semblant à chaque instant sur le point de s'évanouir. Au mur, une
photographie encadrée du maréchal Pétain, un crucifix, et un tableau représentant
un personnage vêtu de violet, bouche ouverte, assis sur un siège jaune à haut
dossier. Une étrange odeur emplissait la pièce, une odeur qui ne lui était pas
inconnue mais qu'il eut du mal à identifier, ne retrouvant le nom de
"papier d'Arménie" qu'au prix d'un effort intense qui lui paru très
exagéré. Il eut froid et un long frisson parcouru son échine. Il remarqua qu'on
lui avait retiré sa montre. François se redressa et resta un moment assis sur
le lit, sans bouger, à écouter. Il lui semblait entendre des voix étouffées qui
provenaient du bas de la maison mais il n'était pas sûr de lui, peut-être s'agissait-il
plutôt d'une sorte de rumeur venant du dehors, ou bien d'un bruit de fond qui émanait de son propre
cerveau, de sa circulation sanguine, de ses viscères, de ses muscles, qui sait,
bruit auquel jusqu'à présent il n'aurait jamais prêté attention, bruit qui
serait en quelque sorte sa signature sonore, ce à quoi les autres le
reconnaissaient sans qu'ils en soient conscients, avant même de l'apercevoir. « C'est
idiot ! » se dit-il. En prononçant ces mots à voix haute, il repensa au
Voyageur, son sosie. Il regarda les chaussures vernies qu'il avait aux pieds,
qu'il n'avait pas portées depuis des lustres, et qui semblaient neuves. Il
pouvait apercevoir son visage tellement leur surface était lisse, d'un noir
brillant et glacé. Il remua légèrement les pieds, s'amusant des déformations
que ses mouvements provoquaient dans la figure qui lui apparaissait telle un minuscule
spectre grimaçant. À nouveau, il vit la face du Voyageur qui le scrutait avec
une intensité troublante et pourtant fraternelle. Il frappa ses deux pieds l'un
contre l'autre, remua la tête horizontalement et se mit debout en expirant
l'air de ses poumons.
Est-ce le bruit qu'il fit en posant brusquement ses pieds sur le parquet
ou est-ce une coïncidence, toujours est-il qu'à peine s'était-il levé, à peine
son corps fut-il en contact avec le sol, que la rumeur enfla rapidement jusqu'à
devenir assourdissante : en quelques petites secondes le crescendo
atteignit le fortissimo et s'y maintint. François se précipita sur la porte,
l'ouvrit et descendit l'escalier en toute hâte en se récitant ces vers :
« Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exile / Un vieux Souvenir sonne à
plein souffle du cor ! »
Dans la cuisine était réunis une dizaine d'Arabes, buvant et parlant
très fort. La pièce était enfumée et sale et sentait affreusement mauvais. Dans
le salon, les femmes, parlant bas, autour d'un thé à la menthe, les pieds nus
dépassant de longues tenues sombres, le regardèrent avec étonnement, puis
éclatèrent de rire. L'une d'entre elles avait un enfant au sein. Il vit un grand
plateau couvert de friandises posé à même le piano duquel on avait retiré la
couverture qui le protégeait habituellement. Il se précipita au dehors, les
yeux exorbités, le souffle court. Dans le jardin, sur la pelouse, une voiture
de luxe, une autre un peu plus loin, et plusieurs jeunes garçons qui
s'affairaient autour d'elle, sans prêter attention à l'homme qui sortait de la
maison, sans doute à cause du tintamarre vociférant, méchant, brutal, rauque,
qui rendait les lieux méconnaissables. François se mit à marcher, comme pris par
une transe. Il ne pensait qu'à une chose : s'éloigner au plus vite de ce
vacarme, ne plus entendre ce qui martyrisait son corps et son esprit, fuir, rentrer chez lui…
Quand il eut arpenté en tous sens les rues de la ville, il comprit que le
désir qu'il avait de "rentrer chez lui" était précisément ce qui
n'avait plus de sens, et que c'était sans doute cette révélation insensée qui
le mettait dans un état proche de la démence. Il aurait voulu parler au
Voyageur, afin que celui-ci lui dise quoi faire, qu'il lui raconte comment
c'était ailleurs, et si ailleurs existait encore, puisqu'il voyait bien que
l'ailleurs s'était invité ici, dans cette minuscule partie du monde qui avait
été chez lui, naguère.
En un sens, c'était bien des sosies qu'il apercevait dans les rues, et c'était
bien des voyageurs également. Tous les individus qu'il croisait se
ressemblaient d'une façon extraordinaire, et tous avaient l'air de voyageurs
fatigués qui ont renoncé à courir le monde. C'était le monde, dorénavant, qui
leur courait après, courait après ces nomades immobiles, fixés, solidifiés, installés,
en tout cas leur monde à eux, oui, avait bel et bien rappliqué, comme s'il
sentait qu'un nouvelle vie commençait ici et maintenant, qu'il lui fallait
abandonner le vieux pays qui lui collait aux basques.
Partout le bruit, partout le monde, partout du monde, de la foule, des
gens, des hommes, des femmes, des enfants, c'était une explosion humaine, c'était
beau comme l'enfer, fiévreux, dense, intense, tous les vides étaient comblés,
les corps se touchaient littéralement, non pas par désir, mais par
impossibilité de faire autrement. François repensa à l'experte aux lèvres
rouges, à son beau discours qui ne laissait rien dans l'ombre, et il comprit qu'elle
était, cette femme, la déesse qui avait permis l'éclosion fulgurante de ce
nouveau monde, et qu'elle avait choisi François (pourquoi lui ?) pour annoncer
la bonne nouvelle, qui était tout simplement l'avènement de l'Amour sur Terre, de
la Jeunesse, le règne du Bien, intransigeant, exclusif, total et définitif.
Ah ! il n'avait rien vu, rien compris, il avait été aveugle, sourd, engoncé
qu'il était dans son quotidien routinier et banal, provincial, terriblement
provincial. François !… C'était hier
qu'il s'était mis à la composition musicale… Cela lui semblait si dérisoire,
tout à coup ! Il entendit intérieurement la musique qu'il avait cru inventer
hier et il fut prit d'un fou-rire irrépressible et interminable qui le laissa
exténué et rouge, sur le trottoir où il s'était laissé tomber, des larmes
coulant sur ses joues où une jeune barbe commençait à pousser.
Un moment plus tard, il entra dans un bistrot, commanda à boire, mit ses
mains sur ses oreilles, et resta là, longtemps, sans bouger. Il entendait un la, un la qui se répétait, de plus en plus lentement, comme la goutte
d'eau tombant d'un robinet mal fermé, la,
la,, la,,, la,,,, la,,,,, la,,,,,, la… Puis il
arrêta de penser. C'était une sensation nouvelle, agréable, comme un alcool
doux et insipide qui ne procurait pas d'ivresse mais qui évidait l'homme de
l'intérieur et permettait au monde d'entrer en lui, d'y trouver place, de se
déployer infiniment dans le corps et l'esprit qui étaient siens encore quelques
instants auparavant ; une sorte de dissolution, un splendide éploiement, l'arrivée de l'arrivée, le contraire
exact de l'isolement, l'accueil-en-soi,
la porte ouverte sans mur autour. Toute sa vie, François s'était posé des
questions et avait désiré par-dessus tout être singulier, et il comprenait enfin (mais ce n'est pas comprendre dont il s'agit, c'est savoir) qu'il n'y avait aucune question, qu'il n'y avait rien à
comprendre, rien à connaître, rien à espérer, rien à vouloir, rien à conserver,
tout à laisser, et que ce lais était la clef de tout, du tout aussi bien que du
rien, du rien qu'il était désormais avec gratitude, avec reconnaissance. Alors
il commanda un jambon-beurre.
(…)
[Quelques
semaines plus tard, dans un bureau très éclairé]
— François
Jambon, vous n'êtes pas Irlandais.
— Non, c'est
vrai, je ne suis pas Irlandais.
— Vous n'êtes
pas peintre, non plus.
— C'est vrai,
je ne suis pas peintre.
— Cela dit,
vous auriez pu l'être.
— Absolument
!
— On dit que
vous n'aimez pas l'agneau.
— Je n'aime
pas spécialement ça, mais enfin je ne déteste pas non plus.
— Est-ce que
c'est un motif de fierté, chez vous, une preuve de singularité ?
— Non, pas
vraiment, non. En fait, j'essaie de m'accepter tel que je suis sans me poser de
questions, vous savez.
— Vous n'avez
aucun regret ? Vraiment ? Être français,
ça ne vous gêne pas un peu ?
— Non, enfin,
je ne crois pas. J'aurais pu être afrikander, par exemple !
— Vous auriez
aimé ?
— Non, non,
bien sûr que non !
— Auriez-vous
pu être allemand ?
— Oui, bien
sûr, pourquoi pas ?
— Vous êtes
un citoyen du monde, alors !
— Non, je ne
crois pas. Je ne me sens pas citoyen du monde, non.
— Vous ne
nous facilitez pas la tâche, François Jambon !
— Ah bon ?
Mais quelle tâche ?
— Eh bien,
l'entretien. Il faut bien qu'on en arrive quelque part, vous et nous !
— Ah oui,
très bien, allons-y !
— Bien.
Avez-vous déjà pensé à votre mort, François Jambon ?
— Oui, ça
m'est arrivé, oui.
— Et vous
voyez ça comment ?
— Oh, je ne
sais pas trop. J'ai un peu peur de souffrir. Par exemple de mourir en
étouffant, vous voyez ?
— De mourir
enfermé ? Vous avez peur de l'enfermement ? Vous voulez mourir libre ?
— Non, c'est
pas ça, je veux seulement ne pas trop souffrir.
— Vous
voudriez vous faire incinérer ?
— Ah non,
non. J'aimerais être inhumé, comme tout le monde, quoi.
— Mais c'est
complètement passé de mode ! Et c'est égoïste.
— Ah bon ?
Mais pourquoi ?
— La place,
François Jambon, la place, et puis l'égalité. Pas de grosse tombe en marbre,
tout ça…
— Oui.
Peut-être. Mais non, je ne préfère pas. Je voudrais être avec les miens.
— Les vôtres
? Comment ça, les vôtres ? Vous parlez de vos compatriotes ?
— Non, je
parle juste de mes parents, de ma famille.
— Enfin, les
vôtres c'est le genre humain !
— Ah bon ?
Non, je ne crois pas, je préfère mon chien.
— Ah…
— Oui, si je
pouvais, je me ferais enterrer avec lui.
— Et on
jouerait du Schubert à votre enterrement commun ? Gute Nacht, Franz ?
— Non, pas de
Schubert, non. Plutôt Debussy. Ou Mozart, à la rigueur.
— Décidément,
vous êtes très franco-français !
— Ah bon,
vous trouvez ? Peut-être, après tout, si vous le dites…
— De toute
façon, vous savez, quand on est mort, hein, on s'en fiche pas qu'un peu, de
savoir à côté de qui on est en train de pourrir ! On sait plus rien du tout,
quand on est mort. Et on n'aime pas plus Debussy que Madonna, quand on est
mort.
— Oui, oui,
je sais bien, je sais bien. Mais quand-même, je préfère…
— Et un petit
morceau de djembé, ça vous dirait ?
— Non,
vraiment, sans façons… Mais j'y repense, là, à votre idée d'incinération. Vous
êtes sûr, il y a des gens qui se font incinérer ?
— Évidemment,
la plupart des gens se font incinérer, aujourd'hui. Ne me dites pas que vous ne
le saviez pas !
— Je vous
assure que non. Mais enfin, comment ça se fait ? Je croyais qu'on ne brûlait
que les sorcières et les pestiférés ! C'est terrible, de faire brûler son
corps !
— Dites-moi,
François Jambon, rassurez-moi, là : vous savez qu'on n'est plus au Moyen Âge,
tout de même !
— Oh oui,
bien sûr, je sais. Je suis né au XXe siècle, au siècle d'Einstein et de Hitler.
— Curieux
rapprochement !
— Vous avez
raison, au siècle de Staline et de Picasso.
— Vous avez
été communiste, certainement ?
— Communiste
? Non, jamais. Quelle drôle d'idée !
— Vous savez,
il y en a eu de très bien !
— Oui,
peut-être, mais non, communiste, alors ça jamais !
— Vous êtes
de droite ?
— Vous savez,
je ne me pose jamais la question.
— Donc vous
êtes de droite.
— Eh bien
soit, si vous voulez. J'ai beaucoup admiré le Général de Gaulle.
— Voilà. Mais
vous avez bien un tempérament artiste, au moins ?
— Non, je
n'en ai pas l'impression. Je n'ai aucune imagination.
— Revenons à
la peinture. Donnez-nous des noms.
— Watteau,
Manet, Titien… Oh, j'en connais très peu !
— Et la
musique, alors ?
— Beethoven,
Schumann, Mozart…
— Encore des
Allemands ! Vous n'avez rien de plus intéressant ?
— J'ai déjà
parlé de Debussy, mais j'aime bien Chausson, aussi.
— Qui ça ?
— Chausson.
Ernest Chausson. Un compositeur…
— Ah oui,
Chausson, bien sûr. Un compositeur aux pommes…
— …
— Je
plaisante, je plaisante. Vous n'aimez pas rire, François Jambon ?
— Si, si,
j'aime bien rire, si, mais…
— Mon humour
ne vous plaît pas, on dirait…
— Écoutez, je
ne sais pas où vous voulez en venir.
— Mais nos
abonnés veulent vous connaître, tout simplement !
— Drôle
d'idée !
— Ne faites
pas le modeste, François Jambon !
— Dans ma
situation…
— On
s'intéresse à vous !
— Oui, ça je
vois bien…
— Mais ?
— Mais je ne
suis pas certain…
— Dites-nous,
dites-nous, livrez-nous le fond de votre pensée, François Jambon !
— Le fond de
ma pensée ? Vous voulez vraiment le fond de ma pensée ?
— Mais oui, parfaitement,
le fond de votre pensée, François Jambon !
— J'aimerais
que vous me détachiez, j'aimerais que vous enleviez cette serviette mouillée de
mon visage, et j'aimerais vraiment beaucoup rentrer chez moi, voilà le fond de
ma pensée. Et puis mon chien doit avoir faim.
— Allons
allons, soyez beau joueur, François Jambon, vous serez très utile à nos
abonnés, vous savez, en acceptant de parler. Ils ont le droit de savoir qui
vous êtes.
— Je ne suis
rien, ni personne. Je n'ai rien fait.
— Mais
justement, c'est précisément la raison pour laquelle il nous faut absolument
élucider votre cas. Vous n'êtes rien, ni personne, vous n'avez rien fait, et
pourtant vous ne nous aimez pas. Avouez que c'est étrange. Personne ne peut
comprendre une chose pareille. Tout le monde nous aime. Tout le monde sauf
vous.
— Je ne suis
pas le monde.
— C'est bien
ce qui cloche avec vous.
— …