vendredi 8 juin 2012

Asie !




Asie, Asie. Asie
Vieux pays merveilleux des contes de nourrice  
Où dort la fantaisie comme une impératrice  
En sa forêt emplie de mystère.  
Asie, je voudrais m'en aller avec la goélette  
Qui se berce ce soir dans le port,  
Mystérieuse et solitaire,  
Et qui déploie enfin ses voiles violettes  
Comme un immense oiseau de nuit dans le ciel d'or.
Je voudrais m'en aller vers des îles de fleurs  
En écoutant chanter la mer perverse  
Sur un vieux rythme ensorceleur.  
Je voudrais voir Damas et les villes de Perse  
Avec les minarets légers dans l'air. 
Je voudrais voir de beaux turbans de soie  
Sur des visages noirs aux dents claires;  
Je voudrais voir des yeux sombres d'amour  
Et des prunelles brillantes de joie  
En des peaux jaunes comme des oranges;  
Je voudrais voir des vêtements de velours  
Et des habits à longues franges. 
Je voudrais voir des calumets entre des bouches
Tout entourées de barbe blanche; 
Je voudrais voir d'âpres marchands aux regards louches,
Et des cadis, et des vizirs  
Qui du seul mouvement de leur doigt qui se penche 
Accordent vie ou mort au gré de leur désir.
Je voudrais voir la Perse, et l'Inde, et puis la Chine, 
Les mandarins ventrus sous les ombrelles,  
Et les princesses aux mains fines,  
Et les lettrés qui se querrellent  
Sur la poésie et sur la beauté;  
Je voudrais m'attarder au palais enchanté 
Et comme un voyageur étranger  
Contemple à loisir des paysages peints  
Sur des étoffes en des cadres de sapin  
Avec un personnage au milieu d'un verger; 
Je voudrais voir des assassins souriant  
Du bourreau qui coupe un cou d'innocent  
Avec son grand sabre courbé d'Orient. 
Je voudrais voir des pauvres et des reines;  
Je voudrais voir des roses et du sang;  
Je voudrais voir mourir d'amour ou bien de haine. 
Et puis m'en revenir plus tard  
Narrer mon aventure aux curieux de rêves  
En élevant comme Sinbad ma vieille tasse arabe  
De temps en temps jusqu'à mes lèvres  
Pour interrompre le conte avec art ... 
Tristan Klingsor (1874-1966)