Asie !
Asie, Asie. Asie!
Vieux pays merveilleux des contes de nourrice
Où dort la fantaisie comme une impératrice
En sa forêt emplie de mystère.
Asie, je voudrais m'en aller avec la goélette
Qui se berce ce soir dans le port,
Mystérieuse et solitaire,
Et qui déploie enfin ses voiles violettes
Comme un immense oiseau de nuit dans le ciel d'or.
Je voudrais m'en aller vers des îles de fleurs
En écoutant chanter la mer perverse
Sur un vieux rythme ensorceleur.
Je voudrais voir Damas et les villes de Perse
Avec les minarets légers dans l'air.
Je voudrais voir de beaux turbans de soie
Sur des visages noirs aux dents claires;
Je voudrais voir des yeux sombres d'amour
Et des prunelles brillantes de joie
En des peaux jaunes comme des oranges;
Je voudrais voir des vêtements de velours
Et des habits à longues franges.
Je voudrais voir des calumets entre des bouches
Tout entourées de barbe blanche;
Je voudrais voir d'âpres marchands aux regards louches,
Et des cadis, et des vizirs
Qui du seul mouvement de leur doigt qui se penche
Accordent vie ou mort au gré de leur désir.
Je voudrais voir la Perse, et l'Inde, et puis la Chine,
Les mandarins ventrus sous les ombrelles,
Et les princesses aux mains fines,
Et les lettrés qui se querrellent
Sur la poésie et sur la beauté;
Je voudrais m'attarder au palais enchanté
Et comme un voyageur étranger
Contemple à loisir des paysages peints
Sur des étoffes en des cadres de sapin
Avec un personnage au milieu d'un verger;
Je voudrais voir des assassins souriant
Du bourreau qui coupe un cou d'innocent
Avec son grand sabre courbé d'Orient.
Je voudrais voir des pauvres et des reines;
Je voudrais voir des roses et du sang;
Je voudrais voir mourir d'amour ou bien de haine.
Et puis m'en revenir plus tard
Narrer mon aventure aux curieux de rêves
En élevant comme Sinbad ma vieille tasse arabe
De temps en temps jusqu'à mes lèvres
Pour interrompre le conte avec art ...
Tristan Klingsor (1874-1966)