En lisant Parti pris, le journal de Renaud Camus de l'année 2010, je retrouve étrangement ma petite mère (pourquoi étrangement, ce n'est pas si étrange…). Ces histoires de portes claquées, qui agacent tellement de monde (pas les portes claquées, mais le fait qu'il en parle tout le temps) parmi même les lecteurs religieux de Renaud Camus, moi je les comprends parfaitement. Parfois, je vais jusqu'à me dire que si j'ai aimé R., c'est parce qu'en parlant, la plupart du temps, elle chuchote. Les portes claquées, les talons qui claquent sur le sol, surtout dans les hôpitaux, ceux qui klaxonnent (quel verbe merveilleux !) pour un oui ou pour un non, ceux qui mettent la musique ou la radio ou la télé suffisamment fort pour que les voisins en profitent, les parents qui laissent crier leur progéniture dans les lieux publics (et même à la maison), ceux qui font hurler le moteur ou les pneus de leur voiture en partant de chez eux le matin, et ne parlons même pas des mobylettes (ah, les mobylettes !!!), ceux qui font du bruit au concert, ceux qui parlent fort dans le train, et ne parlons même pas du portable (ah, le portable, cette engeance absolue !!!), je les hais. Non seulement je comprends parfaitement ces histoires de portes, mais je comprends parfaitement que ce soit un des thèmes centraux dans l'écrit de Renaud Camus. En écrivant cela, j'entends distinctement (je peux comprendre ses paroles) mon voisin, l'avocat, qui parle dans son jardin, pourtant situé à plus de cent mètres de là ! C'est tellement parlant (c'est bien le cas de le dire…) que ce soit un avocat (et je ne parle évidemment pas de la profession, mais de la classe sociale) qui se comporte de cette manière-là. Sa femme est charmante et bien élevée, pourtant. (J'ai des preuves de ce que j'avance là, puisqu'en écrivant, je suis en train d'enregistrer, comme je le fais souvent le matin, au jardin).
Quand j'habitais place des Vosges, à Paris, et que j'avais comme voisin immédiat Maurizio Pollini, il m'était impossible de me faire comprendre de ma concierge — une femme pour qui j'avais beaucoup d'affection, une Portugaise au nom prédestiné, pour une concierge ayant des pianistes dans son écurie, Anna Cruz — en refusant d'ouvrir mes fenêtres, durant l'été. « Mais on ne vous entend jamais jouer ! » me disait-elle gentiment, en m'encourageant à "faire profiter de la musique" les habitants de la cour. Jamais je n'aurais pu faire une chose pareille, bien sûr, et pas seulement quand Pollini était là, ce qui heureusement était rare. (Alors, je ne touchais plus du tout mon piano…)
Quand nous étions enfants et que nous allions au restaurant avec nos parents, les tables (rares, très rares, faut-il le dire) où les convives parlaient à voix haute étaient immédiatement l'objet d'une forte suspicion de notre part, et de la part de tout le monde, je crois bien. Aujourd'hui, ce serait l'inverse : mais pourquoi chuchotent-ils, ceux-là, ils ont quelque chose à se reprocher, sûrement ! Oui, ils ont bien quelque chose à se reprocher : ils n'ont pas envie d'être pris pour des sans-gêne, ce qui est en soi, aujourd'hui, quelque chose de louche, sinon d'éminemment répréhensible. En effet, ceux que nous appelions jadis les "sans-gêne" étant devenus en quelques décennies les parangons de la juste manière de se tenir, il est tout à fait normal que les rares qui n'aiment pas les nouvelles manières passent pour des empêcheurs d'être-comme-on-est, au-naturel, et incarnent à leur tour l'anomalie, l'étrange, le "pas naturel".
Je me souviens d'un épisode pénible, qui m'avait mis en porte-à-faux vis à vis d'un ami cher, chez qui je passais une soirée, à Paris, dans le XIIIe arrondissement. Il y avait là quelques intimes, parmi lesquels une majorité de musiciens, l'un d'eux sortant d'ailleurs d'un concert du "Philhar", comme il aimait bien dire afin qu'on n'ignore pas qu'il en était. Mon ami, excellent hautboïste, et individu pourtant doté d'une profonde sensibilité, mettait la musique si fort que j'avais osé émettre une timide protestation, disant qu'on allait déranger les voisins (il ne devait pas être loin de minuit), à quoi il m'avait répondu que "ça n'avait aucune importance", et, joignant le geste à la parole, et sans doute dans le but de me faire une gentille "blague", il avait encore poussé le volume de l'ampli. Ce soir-là, j'ai compris que certaines choses étaient impossibles à dire en certaines compagnies, ou qu'on pouvait les dire, et qu'il fallait les dire, sans doute, mais qu'on n'avait aucune chance d'être entendu. On se sent très seul, dans des moments comme ceux-là.
Il y avait autrefois, mais peut-être est-ce toujours le cas, des panneaux de signalisation en forme de H, près de hôpitaux français, qui signifiaient qu'il fallait éviter autant que possible de faire du bruit dans ces parages. Même si ces panneaux existent toujours, je suis absolument certain que plus personne n'en connaît la signification, ou s'il la connaît, lui accorde la moindre importance. Ce H est pour moi hautement significatif, pourtant. L'humanité est un vaste hôpital où les gens souffrent, plus ou moins, et c'est plus que jamais vrai, car l'hôpital est le lieu central de nos sociétés : on y naît, et, désormais, on y meurt. Le sacré qui a déserté les églises a trouvé refuge dans les hôpitaux, mais quel refuse, quel pauvre refuge, saccagé, menacé, attaqué de toutes parts, par la bêtise, la vulgarité, l'indifférence et la déculturation terrifiante de ceux qui y officient autant que de ceux qui viennent "en visite". S'il y a un lieu où les portes et les talons claquent, c'est bien dans les hôpitaux, où presque tous les pensionnaires sont autant sensibles au bruit (enfin ! a-t-on envie de dire méchamment) que Renaud Camus.
Il me semble, mais je peux me tromper, que les amateurs de musique contemporaine (j'ai en tête la première sonate pour piano de Boulez) comprennent mieux que les autres la vertu essentielle du silence. Quand on a aimé, et travaillé, les Variations opus 27 de Webern, par exemple, on voit la vie différemment, j'en suis persuadé, et, en particulier, on envisage autrement l'économie du son dans les relations humaines. Renaud Camus parle dans ce tome de son journal, je ne sais plus où, d'une sorte de "festival du Silence" ou de quelque chose, en tout cas, où celui-ci, le silence, serait le luxe suprême, où l'on pourrait le goûter à loisir durant quelques heures ou quelques jours comme la denrée rare qu'elle est devenue. C'est une merveilleuse idée, dont devraient s'inspirer peu ou prou tous ces affreux festivals d'été où le bruit est l'invité d'honneur. Mais je rêve…
Je m'avise tout à coup que ce H (celui des hôpitaux, du silence, donc) signifie en notation musicale allemande la note si… Le même si que celui de la Messe de Bach, que celui de la Sonate de Liszt, et peut-être surtout celui de Wozzeck, le plus terrifiant si de toute la musique, et que cette note est la première syllabe du vocable "silence"…
À Pauline, à Glyne, mes Corses généreuses et discrètes