« La France a besoin d'honneur, crie Napoléon, elle n'a pas besoin d'hommes ! »
Et tout le monde de se dire : ça y est, Georges le dingue est revenu, et il commence très fort, avec une phrase à la con que personne, et certainement pas lui, ne comprend. Eh oui, c'est comme ça. Quand Georges s'éveille, il pense à Napoléon, et il met la deuxième sonate de Graźyna Bacewicz à plein tube. Et ne comptez pas sur moi pour vous dire qui est Graźyna Bacewicz, car j'imagine que tout le monde ici l'ignore. Rêver de Marie Walewska, ça vous arrive ? À Georges, oui.
Bref, du temps où Georges fréquentait des veuves joyeuses et jouait à la pétanque dans le massif de la Sainte-Beaume, la boisson obligatoire était le thym au caramel. Le matin, après les cours d'électroacoustique, on allait écouter les conférences de Boucourechliev sur Wagner. Boucou arrivait au volant de sa décapotable rouge, avec une minette de vingt ans à ses côtés, lui qui devait en avoir cinquante à l'époque. 77, on venait de lire les Fragments d'un discours amoureux, mais on ignorait que Barthes prenait des cours de piano avec le juvénile professeur qui nous parlait de son maître Bruno Maderna avec la tendresse de tous ceux qui l'ont connu. Il y avait beaucoup d'Italie dans la France de ces années-là, mais pas de SIDA, et il ne fallait pas nous le dire deux fois. À part la pétanque de l'après-midi, il y avait le dortoir commun, où je m'étais trouvé une place à côté d'une pianiste au gros derrière qui jouait l'Allegro barbaro de Bartok toute la journée. Michèle, qu'elle s'appelait, et elle était très timide. Avant d'aller la rejoindre dans le lit minuscule qu'elle occupait, il fallait se taper l'illuminé qui, debout sur son plumard et trépignant comme un paon névrosé, nous déclamait du Cioran à plein poumon pour que nos rêves soient plus gais, j'imagine. Je n'ai compris que plus tard qu'il avait des vues sur la Michèle en question et que Cioran était surtout une manière de pallier sa trouille de lui mettre la main aux fesses. Comme l'endroit ne manquait pas de jolies filles, et que je peux parfois être d'une abnégation frisant le martyre, j'ai alors jeté mon dévolu sur une Suisso-mexicaine qui jouait aux boules avec une nonchalance admirable. Alors que j'étais perdu dans la contemplation de son postérieur, elle se retourna et me dit avec beaucoup de naturel : « Oui, je sais, j'ai de très belles fesses, je les appelle mes cloches de Pâques. » Ce "je sais" m'a longtemps travaillé, je dois le reconnaître…
Voilà comment on apprenait la musique, dans ces années-là. Il y avait bien déjà (ou encore) quelques petits cons qui nous les brisaient avec leur refus d'aller assister aux cours sur Wagner au motif que c'était un nazi, mais ça ne nous empêchait pas de dormir, ni de baiser. Je garde de cet été le souvenir des odeurs des Revox, du thym, et des savonnettes bon marché qu'on nous avait distribuées pour nous décrasser, et la voix métallique de Boucou, bien sûr, quand il nous disait, joignant le geste à la parole, en parlant de la bande magnétique qu'il ne fallait pas avoir peur de mettre à la poubelle : « Coupez ! Coupez ! Mais coupez, nom de Dieu ! Senza pietà ! »
Quel est le rapport avec Napoléon ? J'avoue que je ne sais plus. Ça me reviendra. Peut-être…
À la fin du stage, je suis passé par Avignon, où je me suis fait casser la gueule par un jaloux, devant la gare SNCF, qui m'a lancé un Solex dans la poire. Je n'avais pas un rond pour rentrer en Haute-Savoie. J'ai donc fait du stop. Pas facile de se faire prendre quand on a le visage en sang, je vous assure. Mais j'ai fini par arriver, vers trois heures du matin, dans la maison familiale désertée car tout le monde était en Corse. J'ai appelé ma Suissesse qui est venue me rejoindre, et nous avons pris des bains en chantant la Veuve Joyeuse et en mangeant des groseilles.
Cioran n'est pas polonais ? Non, et alors ?