J'ai entendu Coltrane pour la première fois en 1955 au "Café Bohémia". Je dois dire que ma première impression fut très mauvaise. Coltrane jouait avec le quintet de Miles Davis, et je me demandais ce qui avait bien pu se passer dans la tête de Miles pour qu'il s'allie un ténor aussi catastrophique. Coltrane, à l'époque, avait une sonorité rude, genre ténor hurleur de R. & B., et déjà — de ce fait — jurait grossièrement aux côtés de Davis. Cela ne manquait pas de swing… Non… Mais son style était très différent de ce qu'on peut imaginer en l'écoutant aujourd'hui. Il débitait à longueur de choruses un flot incoercible de notes où l'on avait le plus grand mal à reconnaître la moindre mélodie.
Il faut dire, cependant, qu'à l'époque je venais tout juste d'arriver de France — où l'on était alors submergé de disques d'Al Cohn et de Zoot Sims. À côté de ces gars-là, Coltrane me faisait l'effet d'un bulldozer dévastateur. Néanmoins, tous les musiciens que j'avais interrogés à ce moment-là étaient d'accord pour matraquer Coltrane.
Ce n'est que deux ans plus tard qu'il me fut personnellement présenté par Bobby Jaspar. Nous avons sympathisé tout de suite. Je l'ai invité à venir boire un pot chez moi, et depuis ce jour-là il ne s'est guère passé de journées sans que John ne vinsse frapper à ma porte, déclarer qu'il ne restait « just five minutes » pour me serrer la pince, et, finalement, s'installer pour des heures entières à jouer pour moi tout seul.
C'est là, véritablement, que j'ai appris à le connaître. C'est là seulement que j'ai pu mesurer toute l'étendue de son immense talent. Chaque après-midi passé en sa compagnie était pour moi une nouvelle occasion de découverte.
Sa sonorité, d'abord. Elle n'est pas très puissante ; elle ne développe pas un volume sonore énorme, mais le son est perçant. Il porte loin. S'il est un musicien dont on peut dire « il a de la présence », c'est bien lui.
Ses idées ? Elles m'ont toujours laissé K.O. sur ma chaise. Il lui arrivait de sortir des phrases à une vitesse terrifiante, me laissant quand-même le temps de deviner que je venais d'entendre quelque de neuf et de sensationnel. Lorsque je lui demandais de répéter la phrase lentement, il s'exécutait toujours de bonne grâce… quand il se rappelait encore ce qu'il venait de faire quelques secondes auparavant. Je dois dire que je ne comprenais absolument rien, même lorsqu'il essayait verbalement de m'expliquer ce qu'il venait de jouer.
Un jour que je lui demandais de m'écrire un trait qui m'avait particulièrement plu, il traça deux portées et me nota ces huit accords décomposés…
Comme je demandais à Coltrane où je pouvais placer ça dans un morceau, il me répondit en éclatant de rire : « N'importe où ! »
Nous avons vu le musicien. L'homme maintenant. C'est un modeste et un pur. Il me répétait sans cesse : « Je fais toujours la même chose. J'ai besoin de travailler ma sonorité et ma technique, etc. »
Il ne s'est jamais considéré comme une vedette, et voue une sainte admiration à Charlie Parker, bien sûr, mais aussi à Sonny Stitt, et à un degré moindre à Sonny Rollins, qu'il considère comme lui étant très supérieur. Il aime énormément Stan Getz. Ce qui est pour le moins étonnant, vu l'écart des conceptions. Et pourtant, si l'on écoute attentivement Coltrane, on se rend compte de l'influence qu'a eue Getz sur lui.
Un des traits dominants de son caractère, c'est son amour pour la musique. Cela peut sembler idiot. C'est, malgré tout, l'impression constante qui se dégage de sa personne. Il ne vit que pour la musique et il n'y a vraiment que la musique qui ait quelque importance pour lui.
Un soir, Coltrane vint me trouver pour me demander de lui prêter des anches. À ce moment-là, il jouait au Birdland… Une fois chez moi, il commence son "essayage" : une, deux, trois, dix… et se piquant au jeu, joua ainsi pendant plus de deux heures, sans plus se soucier du Birdland… Tel est John Coltrane dans la vie de tous les jours ; le jazz le rend complètement amnésique. Adieu boulot, copains, enfants, femme (il est d'ailleurs d'une féroce sévérité avec la sienne)… Coltrane a un côté jovial, bon enfant, insouciant, remarquez bien… Ainsi, le jour de la fameuse séance d'enregistrement de "Milestones", il vient me voir avant de se rendre au studio « just for five minutes »… Lorsqu'il m'eut appris les noms de ceux qui l'entouraient pour cette session, je lui demandais si, au moins, ils avaient répété. Ma question eut l'air de l'ahurir. Puis il se mit à rire et me dit : « Avec Miles et les autres, nous ne répétons jamais. Quant à Miles, ses arrangements, ce sont des notes gribouillées au dos d'un ticket de métro… » Quand on sait la valeur de ce "Milestones" et que l'on réalise dans quelles conditions il a été fait, on commence à avoir une idée de l'écrasante puissance de tels musiciens.
Il ne faut pas croire que le quintet de Miles soit la formation préférée de John Coltrane. Ce n'est pas dans cette formation qu'il donne le meilleur de lui-même. Je m'en suis rendu compte en allant l'entendre au Carnegie Hall dans le quartet de Monk, avec Shadow Wilson et Wilbur Ware. Non seulement Coltrane puise chez Monk une grande partie de son inspiration, mais c'est vraiment avec lui qu'il se régale le plus. C'est avec lui qu'il "colle" le mieux.
Coltrane disait de lui : « Il est très difficile de jouer avec Monk. Mais c'est agréable et stimulant. Il change tout le temps d'accords et pour le suivre, il ne faut jamais relâcher son attention. Il lui arrive aussi de s'arrêter carrément pendant plusieurs mesures, et c'est alors Wilbur Ware qu'il faut suivre. Or, comme Wilbur n'est qu'un bassiste, et que, par-dessus le marché, au contact de Monk, il est devenu aussi imaginatif et inventif que lui, vous avez une petite idée de la difficulté qui m'attend. »
(…)
(Février 1960, Marcel Zanini, propos recueillis par Roger Luccioni)