dimanche 14 décembre 2025

Le Riesling de Noël

449 semaines. Les absences se creusent toutes seules, sans qu’on ait besoin de les remplir de nous-mêmes. Mais ça, on l’ignore.

Ce qui se passe avec la dermatose nodulaire et la paysannerie française est exactement la même chose que ce qui s’est passé en 2020 avec la Covidiase. Chaque fois un peu plus loin… On creuse dans la montagne, qui va finir par s’écrouler. La seule consolation est qu’elle emportera tout le monde, y compris les creuseurs-fous. 

Jesus meine Freude. BWV 227. Peut-on écouter ça tranquillement, aujourd’hui, en voyant les images qu’on voit sur Internet ? Oui, on le peut, et même on le doit. Mais ne le dites à personne. 

Le nous qui remplit l’absence malgré nous est le plus précieux des nous. C’est de ce nous-là que la fibre profonde se nourrit, jour après jour ; elle croît, à l’abri des regards, et va bientôt traverser notre peau, nous rendre infréquentable. C’est le prix à payer.

Dans les contradictions, dans les plis que provoque en nous la fréquentation des autres et leur absence, un dépôt, un reste indicible et paradoxal qui nous mène par le bout du nez. L’incompréhensible, le non-dit.

Une fois de plus confronté à une perte brutale des fichiers (textes, etc.) sur lesquels je travaille depuis des années. Leçon, à chaque fois. Non pas leçon technique, mais leçon morale

Il est toujours difficile de comprendre les raisons qui font que nous n’intéressons pas X ou Y, mais surtout X. Il nous semble que… Mais on n’y peut rien. 

La Révolution n’est pas terminée. Ou peut-être que la Révolution est un concept qui ne peut plus prendre, dans le monde sur-informé dans lequel nous prenons place sans la trouver. La place est déjà occupée, c’est comme dormir à deux dans un lit à une place. Chacun de nous a son double à l’autre bout du monde, qui parle plus fort que lui et lui renvoie une image déformée de lui-même. 

Tous essaient de nous expliquer ce qu’on doit voir. Chacun y va de son interprétation, qui exclut les autres interprétations, chacun proteste de sa bonne foi : ma théorie n’est pas une théorie. Elle est au-dessus, à côté, en deçà, derrière. Ou alors, c’est une super-théorie qui les résume ou les subsume toutes.

Ils disent « sans filtre », et l’expression, très agaçante, signifie bien autre chose que ce qu’ils croient y mettre. La source de toutes les scies langagières serait l’Évangile, qui signifie « bonne nouvelle ». La bonne nouvelle est que la langue parle toute seule. Donc elle vient d’ailleurs, de plus loin que nous. « Buvez à la santé de Jésus et de Francis Heaulme », m’écrit-il. Les cors se déploient en bandes larges et tranquilles, comme des loups sur la steppe qui savent où ils vont.

Un simple smiley peut provoquer des drames. Je ne sais pas si vous le savez. Il peut conduire au suicide. Ne dites pas de mal du suicide, s’il vous plaît. Pas devant moi. 

Il vaut mieux lire Cioran que Lear. C’est moins désespérant. Pauvre Cordelia, qui croyait pouvoir dire les choses simplement. Par là elle déchaîne les passions, les jalousies, les vengeances, la folie. Simplement parce qu’elle a voulu parler simplement. Le Simple est une bombe à retardement. Le fou prend de la distance avec la distance, personne n’y comprend rien. Lui aussi il a des mimiques, des smileys. Il pleure, il grimace, il rit, il s’apitoie, il est en colère, il chante. Le roi l’observe, l’écoute, ou pas du tout. À quoi ça tient ? Personne ne le sait.

C’est un vin blanc exceptionnel, comme sans doute je n’en ai jamais bu. Drôle d’idée de m’en faire cadeau, à moi qui ne connais rien aux vins. Mais idée est précieuse pour cela-même qu’elle est mystérieuse. Les cadeaux sont des questions autant que des réponses.

« Un artiste, c’est la conscience du membre absent. » Il faut se faire médecin-légiste pour lire, pour voir, pour entendre, ne pas avoir peur du sang et des larmes encloses dans les tumeurs fragiles, dans les bourses prêtes à éclater que nous allons traverser sans égards pour le cadavre encore chaud, arrachant ça et là des pages, des bouts de nerfs, et crevant les souvenirs qu’il n’avait même pas. 

La littérature légale est l’égale de la somme de toutes les paroles reprises ici et là, qui ne disent plus rien, qui refont la révolution à l’abri de l’écran, qui psalmodient la loi du plus grand nombre, qui font de la clameur une rumeur amplifiée de ses redites, chacune précédée de l’annonce de la Bonne Nouvelle. 

Avoir du talent ou ne pas en avoir est tout à fait secondaire. Personne ne parle d’argent. C’est louche. Je regarde parler Patrick Bruel qui parle de ma cousine Rose-Lilla. Il est sympathique et puant, les deux à la fois. Il n’est pas bête et il est stupide, mais ce n’est pas de sa faute. Ce qui parle à travers lui, il ne le sait pas, c’est l’argent. Il ne peut pas s’en rendre compte. C’est tout au fond, recouvert par milles choses, mille masques, mille désirs-écran, mille sublimations oubliées qui n’ont rien du tout de sublime. On en a connu, des comme ça. Ils se ressemblent tous. C’est une grande famille qui parle beaucoup sans dire ce qui les consume, mais voilà, ils ont pris la place vacante, et ils trouvent tout à fait normal de l’occuper. Ils ont dû se battre pour arriver là et ça impressionne beaucoup ceux qui auraient voulu occuper la même place. Rose-Lilla est intrépide, autoritaire, audacieuse, mondaine et très efficace. Elle n’a pas volé sa place. Elle parle volontiers de « Julien », pour Julien Clerc. Elle doit sans doute parler de « Patrick », j’imagine. Moi je préférais nettement sa jeune sœur, Françoise la petite dernière, la preneuse de son de Pivot, dont j’étais tombé subitement amoureux à l’enterrement d’André, son père, à Zicavo. C’est le seul coup de foudre véritable de toute ma vie. Des yeux magnifiques, des jambes un peu courtes, mais qu’importe. Cousins germains ? Oui, oui, bon, ça va… Laissez-nous tranquilles.

Il m’écrit : « Anne-Sophie avait un corps magnifique » et je ne sais s’il parle de la mienne ou de la sienne. Oui, Anne-Sophie avait un corps magnifique, on s’en souvient. Elle était tout sauf une Cordelia, mais ici aussi, qu’importe. Les absences s’ajoutent aux absences, et finissent par créer un monde souterrain immense, où les voix résonnent en échos, se croisent, se défient les unes les autres du regard. Nous sommes vides de ce trop-plein. Il faudrait pouvoir enregistrer tout ça avec un magnétophone spécial et diffuser le résultat à plein volume. Quel paysage étonnant, charnu et gorgé d’érotisme, quelles odeurs oubliées ou insoupçonnables ! Faire battre le cœur de nos grands-pères n’est pas un objectif ridicule. 

Qu’est-ce qui nous a manqué, qu’est-ce qui nous manque pour y arriver ? La faculté de ne pas être nous-mêmes toute la journée, de repasser les plats avec conviction et naturel, la gouaille, la décontraction, l’ordinaire en costume, le grand-apparat contemporain au carré, la similitude simulée plus vraie que nature, le magnéto-automatique. Jesus meine Freudevaut moins qu’une chanson qui fait onduler un parterre de femmes de cinquante ans, car elles eurent vingt ans, elles aussi, et ce souvenir les travaille au corps. Elles sont pleines de mots et d’airs qui reviennent les visiter la nuit ou dans leur bain.

Qu’est-ce qu’un motet ? « Aux XIIIe et XIVe siècles, composition harmonique vocale, religieuse ou non, à deux, trois ou quatre voix, ayant généralement pour ténor un fragment de plain-chant, les autres voix, librement ornées, étant composées soit sur des textes liturgiques soit sur des poèmes profanes en langue vulgaire. » Motet vient de mot, un petit mot, un petit mot, qui, harmonisé, va se répandre verticalement et horizontalement. « L'orgue se trouvait isolé et presque au centre du vaisseau, ce qui doublait la sonorité et l'effet des voix quand nous chantions des choeurs ou des motets aux grandes fêtes. » L’effet des voix sur l’homme est immense, mais pour que le mot et le motet soit efficients, il faut un motif, il faut un ténor qui guide l’assemblée vers le sens ou la prière, vers la communauté des sens, qui l’élève, le dresse, et rassemble les brebis qu’on risque de perdre de vue dans l’obscurité des phrases. 

Zusslin. Miroir en miroir. Blanc d’Alsace. Froid. Septième symphonie de Sibelius. Soleil. Les paysans sur les autoroutes, hors de leurs champs. Faut-il plaire aux vaches ? Ruminer au bord du silence. Il faut avoir à l’esprit que lorsque Sibelius compose sa septième symphonie, le monde connaît Debussy, Wagner, Scriabine, Stravinsky, Mahler, et même Schoenberg. On peut préférer les oppositions marquées, les contrastes, la forme sonate qui n’existe que par l’opposition, la ligne claire, les dessins aux limites précises, mais on peut aussi aimer le flou, la brume, l’indistinct, la transition infinie, la lenteur des métamorphoses et l’abandon provisoire de la dialectique, et même de la modulation, qui est l’un des moteurs les plus puissants de la composition musicale. Les motifs sont ouverts, semblent dépourvus de forme bien définie. Les huit premières mesures sont déjà très épouvantes pour les nerfs, qui nous perdent complètement en chemin, beaucoup plus même que la symphonie de chambre opus 9 de Schoenberg, qu’il connaissait bien et qu’il devait admirer. Un des processus favoris de Sibelius est de faire se chevaucher (ou se croiser) les débuts et les fins de sections, ce qui apporte encore plus d’ambiguïté à cette musique. Vous croyez être arrivés quelque part, mais en réalité vous êtes encore ailleurs, et dans le même temps : n’est-ce pas ainsi que la vie procède, qui nous fait habiter simultanément des temporalités inconciliables, qui nous empêche constamment de savoir précisément à quel temps nous nous vouons, et quel est le sens essentiel du récit intérieur. Franchement, écouter cette musique attentivement, la partition sous les yeux, est une expérience vraiment étrange. On a le sentiment d’avoir affaire à un fou. Ces harmonies sont si peu harmoniques qu’on les dirait jetées au hasard par un esprit détraqué, mais sans aucun coup d’éclat, sans aspérités notables, sans aucune provocation ni aucun sarcasme, ce qui les rend encore plus inquiétantes. Tout se passe lentement, à découvert, sans que rien ne soit caché, et pourtant le paysage est indiciblement angoissant, dans son apparente simplicité : un diatonisme qui parle une langue inconnue, comme les vieux qui utilisent des mots de tous les jours pour exprimer un effroi qu’on devine inexprimable. Quand il devient difficile de séparer la forme de l’informe, on perd pied, on chancelle ; c’est comme s’il manquait quelque chose, une clef, un élément absent qui donnerait un sens au récit. C’est la conscience rendue sensible du membre absent. Et pourtant tout est là… Ce n’est pas un jeu de piste, pas une énigme. C’est autre chose. C’est ailleurs. 

Tout est possible. Il suffit d’oser. C’est souvent le manque de courage ou d’imagination qui rend les artistes médiocres. Ce qu’ils n’ont jamais vu n’existe pas pour eux, n’existera jamais. Et ce n’est pas une question de confiance en soi, non, c’est vraiment une question de courage. 

C’est ainsi pour ce qui est de la beauté. La beauté existe, on la croit inaltérable, dans ses multiples définitions, et puis un jour quelqu’un laisse voir un corps auquel jamais nous n’aurions pensé associer ce mot, et ce corps est plus beau que tous les autres, dans sa nouvelle définition, dans sa forme inconnue. Il y a eu un déplacement, parfois infime, une nouvelle architecture impensée qui a suffi à nous faire voir le monde autrement, et, très souvent, nous n’osons pas nous identifier à ces nouvelles prérogatives, les accepter nous paraît contrevenir à une loi antérieure. On s’accroche à ce qu’on a connu, qui nous interdit de voir le présent qui lui n’a cure de nos souvenirs. La perte seule permet de reconstruire, de se renforcer, d’agrandir son territoire, la perte des repères, des croyances, et même parfois du goût qu’on croyait si personnel, si indépendant et si singulier. 

« C’est un filtre ! » me dit-elle. Ah ? C’est de l’IA, me dit-elle ! Ah ? C’est un homme, me dit-elle ! Ah ? C’est la chirurgie esthétique, me dit elle ! Ah ? Ils semblent tous avoir oublié ce que nous savions, dans les années 70, ce que nous avions constaté de nos yeux, avant que l’IA existe, avant que la chirurgie  esthétique existe, avant que les « transitions » existent : que les êtres étranges et exceptionnels existent, ont toujours existé et existeront toujours, jusqu’à l’absurde et l’extraordinaire. Nous avions vu de nos yeux les « nageuses de l’est », par exemple, et aussi des visages de femmes très masculins et des visages d’homme très efféminés. Ça faisait partie du paysage, nous étions habitués à ces bizarreries assez fréquentes. Mais maintenant que l’IA existe, c’est forcément elle, maintenant que la chirurgie est banale, c’est toujours elle, maintenant que les sinistres transitions se multiplient, il ne peut être bien sûr question que de cela. Un dogme chasse l’autre. Un œil remplace l’autre. Ce qui ne change pas, c’est le conformisme, c’est la répétition, c’est le général qui ne supporte pas le singulier, la règle qui vomit l’exception. Il ne peuvent admettre que des réalités différentes coexistent, au même moment, qu’il faille encore et toujours distinguer, qu’on ne puisse jamais se reposer sur des vérités simples et univoques, qui vont toutes dans le même sens à la même vitesse. Ce qui ne change jamais, c’est le besoin de croire, et de croire avec. Pas tout seul. D’avoir les cartes en mains, et la carte du territoire, d’être constamment sous bonne garde, d’être relié à la matrice et de communier avec le Contemporain. Comme dirait le Prisonnier : L’Époque et moi, c’est du sérieux.

Je crois que je vais revenir sagement à la cinquième symphonie de Sibelius, beaucoup plus simple, plus aimable, plus exaltante que la septième. J’ai déjà assez de soucis comme ça. Il faut que je retourne palabrer avec ChatGPT pour limiter la casse. Et puis elle est divisée en trois mouvements, elle, au moins ! On n’est pas obligé d’avaler le breuvage cul-sec. On peut aller pisser entre deux mouvements. Les compositeurs doivent penser à la prostate de leurs clients et au taux de cortisol qui grimpe en flèche, alors même que la température de la maison reste désespérément basse, quel que soit le temps qu’il fait et les promesses vicieuses de la Météo ou des climato-purulents.

J’ai essayé de dire les choses simplement. Je me prends pour Cordelia, mais je n’ai pas sa grâce, faut croire. On me dit toujours : Non, pas comme ça. On n’y comprend rien ! Et puis c’est trop long. Soit clair et précis, concis et circoncis, épilé du clavier. Sans filtre… Ils croient toujours que j’utilise des filtres pour rendre les choses incompréhensibles : le filtre GdLF à 87 %. Il paraît que ça finit mal, quoi qu’on fasse. L’entropie est à son maximum. Vous pouvez toujours gueuler dans le désert. Le plus proche voisin est à 53 années-lumière. 

Après ça, Sibelius s’est tu. Incapable d’aller plus loin. Beigbeder demande toujours, à la fin de ses interviews : « Continueriez-vous à écrire, si vous étiez très riche ? » Et bien sûr, ils répondent tous : Mais oui, évidemment ! Moi je crois que j’arrêterai du jour au lendemain. La Culture et moi, ce n’est pas (du) sérieux. Ça tue le temps, c’t’affaire ! On s’y croit. On écrit Paludisme et puis voilà. C’est histoire de boire du café, d’arriver au dimanche, le jour où l’on est censé se reposer, de se dire : encore une, encore une semaine prise sur la mort. Jesus meine Freude, ça valait le coup ? Pas de réponse… Il y a longtemps que je n’ai pas ouvert les Évangiles. Je suis un paysan dans son champ, je refuse d’en sortir, mais le champ est remplacé par un supermarché depuis un bout de temps, Papet, tu n’as pas vu ? Non, non, je parle tout seul, et quand je parle tout seul, le champ est toujours là. Ça vaut le coup, non ? Et ça ne coûte rien. 

(Ça ne rapporte rien non plus.)

samedi 13 décembre 2025

La Bëte

 


La folie, l’ingratitude, l’aveuglement, la nature et la sauvagerie, le pouvoir, la légitimité, le néant, la justice, le langage et le silence. Le hurlement muet. La jalousie. Les fratries. Quelle mixture ! Quelle noirceur ! Cette lecture me fait mieux comprendre le Théâtre de Sabbath, évidemment, mais elle me le gâche un peu aussi. J’étais tout prêt à prendre fait et cause pour Sabbath, par évidente solidarité d’obsédé, et voici que l’hypothèse de l’ironie ou de la satire pointe son nez. Lire Lear n’était peut-être pas une si bonne idée que ça. J’ai un peu la sensation d’avoir fouillé dans les tiroirs de Roth. Goneril, Regan, Cordelia, Kent, Edmond, Edgar, Oswald, Gloucester, Albany, Cornwall, le fou pouvaient bien dormir encore un peu entre des culottes parfumées et des photos érotiques oubliées. Cornwall arrache les yeux de Gloucester, qu’il écrase de son pied (« Dehors, gelée immonde ! Où est ton éclat maintenant ? »). Sa mort ne rachètera rien. C’est la brutalité politique à l’état pur, qui sème le désastre après lui en y prenant plaisir. C’est le bras armé de la nouvelle génération qui dévore l’ancienne. Ça ne vous rappelle rien ? 

dimanche 7 décembre 2025

L'humour et l'humeur (la mauvaise)


Il y a les choses qu’on dit et il y a les choses qu’on ne dit pas. Il y a les choses qu’on fait et celles qu’on ne fait pas. Il y a les choses qu’on sent et celles qu’on ne sent pas du tout. Il y a les choses qu’on écoute mais qu’on n’entend pas et il y a les choses qu’on entend mais qu’on n’écoute pas. Il y a les gestes qu’on aurait pu faire et ceux dont on sera toujours incapable. Il y a les vérités qu’on cache alors qu’on veut se confier et les mensonges qu’on laisse sortir de nous, même quand on a horreur du mensonge. Il y a la mort, et il y a les seins de Lexy. 

Et il y a l’humour.

C’est là que ça se gâte. Il y a deux choses qui, dans la vie, nous séparent des autres de manière radicale et parfois douloureuse. La musique et l’humour. Oui, oui, je sais, il y a un petit malin qui va lever le doigt en me parlant du cassoulet ou des poutres apparentes, voire de la diététique ou de l’Ukraine. Mais je suis sérieux, moi. Et je suis en train de prendre en grippe l’humour et ses dérivés, globalement ; il n’y a pas de mots pour ça. C’est une guerre. J’ai cherché, je n’ai pas trouvé. Ne me parlez pas des agélastes, s’il vous plaît ! C’est justement ça. C’est là, à ce point précis, que se trouve le problème. En 2003, Kundera faisait paraître L’Ignorance. Au même moment, il était en train d’écrire Le Rideau, dans lequel il parle de « l’affectation de gravité » qui ravage le monde. Rabelais a forgé le néologisme « agélaste », pour parler de ceux qui ne savent pas rire, et dont il a horreur. On pourrait croire, on a pu croire, que cette position, que cette éthique, n’ayons pas peur des grands mots, serait éternelle, qu’il n’y avait pas à revenir là-dessus : Il faut savoir rire, si l’on veut être sage. C’est la pierre fondatrice de la philosophie moderne, du moins de cette chose dont on nous assure qu’elle est notre éternelle contemporaine, qu’elle pense, qu’elle prend position, qu’elle parle — qu’elle est là, et bien là, en somme — qu’on ne peut éviter, qu’on embrasse à pleine bouche, sous peine de se retrouver au fond du ravin, chez les cons et les connes, chez les péquenauds tristes. Or, on peut avoir horreur de ceux qui ne savent pas rire ET presque autant, ou plus encore, de ceux qui rient de tout. Disons-le autrement, on peut avoir horreur de ceux qui manquent d’humour ET qui en tartinent nos journées sans lassitude. On peut avoir horreur de la musique justement parce qu’on l’aime trop, ou seulement parce qu’on l’aime et qu’on la connaît un peu. 

Kundera écrit aussi : « Il y a des gens dont j’admire l’intelligence, estime l’honnêteté, mais avec lesquels je me sens mal à l’aise : je censure mes propos pour ne pas être mal compris, pour ne pas paraître cynique, pour ne pas les blesser par un mot trop léger. Ils ne vivent pas en paix avec le comique. » J’imagine que je devrais me sentir visé. Mais en réalité, non, il n’est pas question de cela. Il est question d’époque, et de ponctualité, de rendez-vous avec le contemporain, avec la Certitude qui n’a pas à s’expliquer, celle qu’on fuit comme la peste qu’elle est, et masque du vide. Et c’est bien cela, qu’on ne parvient pas à faire comprendre à ceux qui pensent qu’il s’agit d’un manque d’humour. « Chaque concept esthétique (et l’agélastie en est un) ouvre une problématique sans fin. » Je suis bien d’accord avec Kundera. Justement ! Le mot « humour » n’est pas très traduisible en dehors du contexte lafulyen. Si on essaie de le traduire, il se retourne contre le traducteur et le mord jusqu’aux sangs. Bien fait ! Il n’empêche que je parle le plus sérieusement du monde, ce que les gens sans humour pourraient me reprocher. Je crois, pour dire les choses simplement, que les mots ne sont plus les mots, ni les choses, et que donner des définitions en veux-tu en voilà n’arrangerait pas du tout notre affaire. Ce serait même tout le contraire. Autant l’avouer sans détour, je ne suis pas en paix avec le comique, moi non plus. Il m’énerve. Il m’agace. Il me fatigue. J’entends dans ses manifestations devenues obligatoires et spasmodiques un essoufflement, un besoin impérieux autant que désespéré de sauver la face, de faire le malin, mais, surtout, de faire comme tout le monde. Depuis quarante ans, mettons, ou peut-être un peu moins, mais surtout depuis le début du siècle et les réseaux sociaux, le gag, la farce, l’ironie, le second degré, le sourire en coin, le persiflage à jet continu, le rire de l’idiot qui se moque de l’idiot, le bégaiement sinistre du cocu qui croit faire cocue la terre entière, la face goguenarde de smiley rigolard du citoyen consciencieux qui ne s’en laisse pas compter, qui sait de quoi il retourne, à qui on ne la fait pas, ou pas deux fois, sont devenus les masques inattaquables et terriblement répétitifs, jusqu’au gâtisme, d’une sorte de raison d’État d’un nouveau genre, la raison d’État du non-État transversal et généralisé. Il court il court, le furet triste qui rit sans interruption, qui ne peut faire autrement que de rire de tout et à tout moment. Quelle plaie ! Quel sinistre retournement ! Quel ennui ! On se dit que le Diable est derrière tout cela, grimaçant. Un diable qui a juré de rendre l’Humanité plus bête qu’elle n’est, toujours plus bête, toujours plus vulgaire. Milan Kundera parle de « légèreté ». Comment donc la légèreté a-t-elle fait pour se transformer en lourdeur sans que personne ne l’insulte, cette légèreté béatifiée ? Est-ce le cas de toute chose ?

Je crois qu’il a existé un moment, à la fin du siècle dernier, où en effet, Kundera avait raison, le rire était encore (ça venait de loin !) un pansement et une trouvaille ingénieuse qui servait à déverrouiller les menottes idéologiques que des États encore figés dans leur verticalité historique avaient passées autoritairement aux poignets de leurs sujets. C’était l’époque où le Totalitarisme avait un visage, une structure, une théorie, des lois facilement repérables, où il n’était pas encore un ange qui veille sur nous nuit et jour, c’était l’époque où l’on penchait d’un côté ou de l’autre, où l’on reconnaissait ses amis et ses ennemis du premier coup d’œil, quitte parfois à en changer en cours de route. Tout s’est modifié, depuis, mais le tournant est difficile à prendre quand on se croit sur une ligne droite ; et les hommes ont en eux une terrible inertie. Ils sont capables de continuer quarante ans durant à croire vivante une chose morte, ils végètent sur les principes et les lois du passé, toujours, ils ne voient pas le présent, avoir une ou plusieurs guerres de retard sur l’Événement est un principe intangible. Pour voir le présent, il faut être soit mort soit criminel. Ne parlons même pas de le dire, de le décrire…

Si je devais donner un exemple qui explique mieux que je ne saurais le faire en quel cul-de-basse-fosse est tombé « l’humour », je parlerai de la mésaventure récente qui m’est arrivée sur Facebook. Ayant déposé une phrase merveilleusement profonde et retorse de Philip Roth (« À qui aime la plaisanterie, le suicide est indispensable »), j’ai dû faire appel de sa suppression pure et simple par l’Ange totalitaire (comme l’appelle V) qui veille sur nous. J’ai donc rempli les formulaires ad hoc, mais bien sûr, je ne trouvai nulle part, dans les cases à cocher (cases de l’Oncle Méta à coucher avec le diable) la raison, la vraie raison pour laquelle il me semblait insupportable d’être ainsi censuré — ou plutôt, que Philip Roth le soit par mon innocente et naïve entremise. Je ne me faisais pas beaucoup d’illusions sur les chances que j’avais d’être entendu, et, en désespoir de cause, j’ai coché la case : « C’est une plaisanterie ». Ça, ils connaissent, ou feignent de connaître. Ils en ont entendu parler, en tout cas. L’humour est une Grande Cause nationale, comme le cancer du sein ou la vaccination. Il faut sauver le soldat Humour ! Bref, mon appel a été entendu, les robots ont plié un genou devant la déesse Plaisanterie, et je suis revenu d’entre les morts, j’ai retrouvé de justesse mon statut de « Mainteneur de standards élevés de la Communauté ». J’ai eu droit à un magnifique diplôme vert et jaune qui m’encourage à « Continuer à ne commettre aucune infraction ». Je rentre dans le rang des honnêtes exécuteurs de la Loi privée des GAFAMs, non écrite mais universelle, planétaire et impitoyable avec les fauteurs de trouble de mon acabit : c’est-à-dire encore quelque peu littéraire.

Quand j’étais enfant, j’ouvrais en cachette tous les livres qui passaient à ma portée pour chercher les passages érotiques, ou même seulement un mot, deux mots, qui allaient suffire à mon bonheur lexico-sensuel ; merveilleux instants secrets où le vocabulaire se mettait à palpiter, rien que pour soi, où les mots sortaient des phrases et venaient battre dans mon ventre et lancer des éclairs noirs dans ma tête. Beaucoup plus tard, on cherchait avec la même volupté privée l’humour qui chez Proust ou ailleurs nous révélait une autre vie, une autre forme d’intelligence, un esprit d’une richesse qu’on n’avait pas soupçonnée jusque là, car le tout est de creuser le monde qui nous entoure, de lui faire rendre gorge de sa folle complexité, de défaire un à un tous ses liens et de l’amener par des détours plus ou moins innocents à se confier à nous, d’en pénétrer chaque strate, depuis la phrase jusqu’au trognon de l’indicible. C’est l’anti-bavardage qui nous repose tant de la nécessaire platitude. Jamais je n’aurais cru, alors, que la découverte émerveillée de l’humour allait se muer en quelques décennies en répulsion : une purée indigeste, un plâtre étouffant, une glu bon marché qui scelle tous les espaces de liberté, les fixe, les colmate, et leur donne cette face haïssable entre toutes : la Grimace figée, la Répétition. Pornographie de la plaisanterie, obscénité du rire qui ne sait plus pourquoi il est là, sinon qu’il remplit le vide de la pensée et cache l’absence d’esprit. L’humour, en 2025, est suffocant, il aspire le peu d’oxygène qui nous reste. De plus en plus souvent, je me surprends à effacer les commentaires que je viens de rédiger sur un réseau social, car moi aussi je tombe évidemment dans ce travers, et, à peine écrite, la bêtise de la chose me fait honte. C’est couche après couche, que l’humour contemporain (il faudrait trouver un autre nom à la chose ; mais non, justement !) se dépose à la surface des paroles et les recouvre d’un emplâtre suiffeux – à chaque retour, on se dit : Encore ? N’est-on pas déjà rempli jusqu’à la gueule, jusqu’à la crise de foi ? La débordance des corps renvoie à la débordance de la plaisanterie, obésité qui ne se cache plus, qui matraque sans discernement, à l’aveugle. 

Vous qui entrez ici, laissez à l’entrée toutes vos blagues, comme un homme se découvre en entrant dans une église. La vieille grotte de Georges de La Fuly est fragile, elle succomberait sous les pluies acides de l’humour du XXIe siècle. Je sais, c’est une religion à laquelle il ne fait pas bon résister, et je plaide coupable. Traitez-moi donc d’agélaste si vous y tenez, je l’accepte à l’avance. Il s’agit d’un désaccord esthétique, je n’ai pas peur de l’affirmer. Et l’esthétique est plus fondamentale encore que l’éthique. Pourquoi croyez-vous qu’on admire Bach et Mozart, qu’on les place au sommet de toute la création artistique, au-delà de la Vérité ou de la Morale ? Les vérités changent, les morales aussi. Bach demeure, du moins dans le monde qui est le mien. Et, par pitié, ne venez pas me dire que Mozart adorait faire des blagues, ou me parler du Quodlibet des Variations Goldberg, ce qui serait démontrer que vous m’avez mal lu. Parlons-en, justement, du quodlibet. Le mot signifie à l’origine : ce qui plaît. Et ce qui plaît, ça change au cours des siècles, car la langue change, qui porte les temps et l’esprit des hommes avec elle. Les mots portent la trace de tous les retournements de sens, de goût, toutes les contradictions qu’elle a absorbés, qui l’ont enrichie et épaissie. D’ailleurs, le fameux quodlibet de Bach, juste avant la reprise de l’aria da capo final, est un contrepoint mêlant deux chansons populaires de l’époque (« Il y a si longtemps que je ne suis plus auprès de toi, rapproche-toi, rapproche-toi » et « Choux et raves m’ont fait fuir, Si ma mère avait fait cuire de la viande, je serais resté plus longtemps »). Pensez-vous vraiment que ce qui faisait rire Bach et ses contemporains nous réjouirait aujourd’hui ? Demandez leur avis à Éric-et-Ramzy… Aucune importance, la musique est bien au-delà de la blague. Celle-ci est morte, celle-là est plus vive que jamais. 

Kundera écrit, dans Le Rideau : « Il y a une incompatibilité infranchissable entre le comique et le sacré et on peut seulement se demander où le sacré commence et où il finit. » Bonne question. Le rire obligatoire est le seul véritable Sacré de notre époque. D’ailleurs, il n’est que de regarder quelques instants tous ces comiques absolument consternants qui viennent tour à tour peupler nos écrans. Ils sont vénérés. Ce sont des célébrants qui psalmodient le Dogme, qui a fui les églises et les synagogues et s’est réfugié derrière les écrans. Leur langue et leurs formules se sont répandues dans la population, on les cite comme on citait jadis les Évangiles. Ils font la langue. L’outrage, lui aussi, s’est grimé, et s’est réfugié ailleurs, laissant place à un outrage-bis, un pseudo-outrage qui n’outrage et pourchasse que le véritable outrage, c’est-à-dire l’esprit. « Qui est donc le plus fou, le fou qui fait l’éloge du lucide ou le lucide qui croit à l’éloge du fou ? » La « grande invention de l’époque moderne » (selon Octavio Paz) a vécu. C’est aujourd’hui une vieille fille ridicule qui relit inlassablement ses carnets d’où toute magie s’est depuis longtemps enfuie. Elle ressasse doctement, sous les applaudissements de la foule, personne ne semblant voir que son masque craquelé cache une affreuse tristesse. 

« L’humour n’est pas une étincelle qui jaillit brièvement au dénouement comique d’une situation ou d’un récit pour nous faire rire. Sa lumière discrète s’étend sur tout le vaste paysage de la vie. » Sa lumière discrète s’est muée en projecteurs de mille watts qui éclairent a giorno des placards remplis d’une épaisse bêtise. Là aussi, ça déborde, et les remugles qui montent à nos narines sont tout sauf réjouissants. On leur préfère et de loin l’odeur de la soupe aux choux qui a inspiré Jean-Sébastien Bach pour sa dernière variation.

L’humour est finesse ou n’est pas, et ce ne sont pas les films de Laurent Firode qui nous consoleront de sa mise en bière, bien au contraire. Il nous semble que tous nos ironistes ont trente ans de retard. Personne ne semble s’être remis de Philippe Muray, de Kundera, de Philip Roth, qui ont laissé derrière eux des cratères immenses dans lesquels tous se précipitent comme des moutons poursuivis par des loups imaginaires, essayant d’esquiver les nids-de-poule et les buissons d’orties d’une gauche il est vrai d’une débilité trop démonstrative. La plaisanterie et l’ironie dans la Tchécoslovaquie de Kundera pouvaient mener en prison, c’est leur absence, aujourd’hui qui vous conduit au poteau du ce-qui-parle-tout-seul et toute la journée, le Ronron qui est à la subversion ce qu’Ovidie est à l’érotisme ou à la pensée, la France contemporaine au pays-des-Lumières et de la Liberté. C’est parce qu’on aime la fantaisie qu’on déteste l’humour, aujourd’hui, c’est parce qu’on aime la langue qu’on se méfie des jeux-de-mots sortis des cabinets des psychanalystes ou des cabinets tout court, c’est parce qu’on aime les mots qu’on hait le bon-mot perpétuel, c’est parce qu’on aime l’esprit qu’on est las du mot-d’esprit réglementaire et pour ainsi dire officiel.

On le voit bien tous les jours, pourtant, que les mots changent de sens, ce n’est pas une découverte. Fascisme, communisme, libéralisme, religion, pornographie, sexe, Lettres, Science, Médecine, Français, musique, un vent violent passe sans cesse sur le vocabulaire et retourne les vocables comme des crêpes, n’en déplaise aux dictionnaires et aux souvenirs. Ce n’est pas tant notre latin, que nous en perdons, que nos réflexes et nos repères, et parfois le Nord. Mais il n’y pas d’autre solution que d’ouvrir les yeux et les oreilles, que d’être sans cesse en alerte, car il n’y pas de repos entre les étapes du sens qui galope. On se demande souvent : mais pourquoi donc nos contemporains, nos compatriotes, tous les con-s que vous voulez, se croient-ils obligés d’être en retard ou en avance sur le Réel, jamais à l’heure. Il serait pourtant inconvenant de ne pas admettre que nous sommes faits du même bois qu’eux. Hier, toute la journée, je me suis cru vendredi. C’est France-Musique qui m’a déniaisé, quand j’ai entendu par hasard la voix de Philippe Cassard à la place de celle de Lionel Esparza. J’ai eu la sensation de perdre un peu la tête, et de m’être fait voler vingt-quatre heures, sentiment très désagréable. Je perds suffisamment de temps volontairement, pour que l’involontaire ne vienne pas en rajouter. 

« Si on m'avait dit, quand j'étais enfant : “Un jour ton pays sera rayé de la carte”, j'aurais pris ça pour une absurdité, c'était inimaginable. » C’est Kundera qui s’adresse à Philip Roth, dans les années 80. Si on m’avait dit, quand j’étais enfant, que la France ne serait bientôt plus la France, et si on m’avait dit, quand j’étais enfant, ou jeune adulte, que l’humour ne serait bientôt plus drôle, j’aurais pris ça pour une absurdité, pour un non-sens. En tout cas, je n’aurais pas compris de quoi on me parlait, je ne l’aurais pas “imaginé”. On naît avec le sentiment que le monde qui nous entoure est là depuis toujours et sera là pour toujours. On naît avec des mots qui semblent éternels. Et puis, un jour, le rideau se déchire (le soldat de l’Histoire du Soldat comprend que ce n’était pas « trois jours », mais « trois ans » !). Les dictionnaires s’ouvrent, et tous les mots en sortent et se mettent à danser une gigue folle, variation avariée, quodlibet déglingué, et quand ils ont fini de danser, ils retournent dans les pages, mais les places sont interverties, et le plus drôle est que personne ne dise rien, que personne ne semble s’apercevoir de rien. La danse n’a duré que quelques instants, mais les hommes continuent de faire ce qu’ils étaient en train de faire l’instant d’avant, avec le même sérieux, la même application, parfois la même dévotion touchante. Sérieux/blague, sérieux/blague, sérieux/blague, ce sont les deux faces interchangeables du même scotch qui leur barre les yeux et la bouche, et parfois le cœur. 

Nous avons de plus en plus la sensation d’habiter des cimetières. Cimetière de la langue, cimetière de la musique, cimetière de la patrie, cimetière des amours et des corps, le nôtre et ceux que nous avons désirés et chéris. Il faut un sens de l’humour très développé pour supporter cette vie entre les tombes, dans cet hiver qui semble ne pas vouloir finir, dans cette grisaille illimitée, dans ce grand pourrissoir des renoncements successifs et des abolitions à la chaîne. (Tiens, c’est curieux, ce mot semble ne plus exister, du moins dans la langue du XXIe siècle. Encore un fantôme… Encore un souvenir qui ne tient à rien, impartageable…) Finalement, l’ignorance, c’est ça, c’est la traversée de la vie les oreilles bouchées, indifférent aux changements, aux glissements progressifs, au recyclage incessant des choses et des mots, croyant habiter l’éternité, croyant dur comme fer en l’incroyance et au sérieux, le sérieux qui fait de l’humour comme on fait ses courses, le samedi, entre deux rangées de consommateurs abrutis de jingles et de réclames. « L’orage rajeunit les fleurs » écrit Baudelaire. L’humour que j’aime et dont je regrette la disparition est un orage qui rajeunit, alors que celui qui nous accable quotidiennement nous conduit au cimetière. À la fin des fins, l’humour contemporain me semble surtout une manifestation secondaire de la peur panique qui saisit l’homme d’aujourd’hui quand il prend conscience de son incapacité à jouer avec sa langue maternelle. 


À Jean Quatremaille