dimanche 23 avril 2023

NON

C'est l'histoire de ma vie. J'ai arrêté le piano parce que je n'étais pas assez bon. J'ai arrêté la composition parce que je n'étais passez bon. J'ai arrêté la peinture parce que je n'étais pas assez bon. Je vais sans doute arrêter d'écrire parce que je ne suis pas assez bon. J'aurai beaucoup arrêté, dans l'ensemble. Il ne me reste plus maintenant qu'à arrêter de vivre, parce que je n'ai pas été assez bon dans cet exercice — et là, c'est indiscutable : j'ai toutes les preuves. 

La seule chose qui pourrait contredire un peu cet état des lieux est que ce que je vois autour de moi n'est pas très bon non plus, très loin de là. C'est même assez mauvais, dans l'ensemble. Il y a bien sûr quelques notables exceptions, que tout le monde connaît, ce n'est pas la peine d'y insister, mais dans l'ensemble, encore une fois, le niveau est assez catastrophique, parmi les publiés et les exposés (à tous les sens du terme). J'en ai quotidiennement des dizaines d'exemples, il suffit d'allumer la radio ou de lire quelques extraits de ce qui se publie de nos jours pour en être convaincu. Mais est-ce une raison ? Est-ce parce que les autres sont mauvais qu'on devrait avoir le droit et même le devoir de se faire publier ? Non, bien sûr. C'est seulement un tout petit peu rageant tout de même. Quand on fait lire ses petits machins, on est très exposé, figurez-vous. Les réactions, ou les absences de réaction sont tellement parlantes, tellement signifiantes, comme on disait dans ma jeunesse ! À elles seules, elles suffisent à nous donner l'envie pressante de baisser les bras, d'« arrêter les frais ». Tout cela est si ridicule… Toutes ces nanas (car il y a beaucoup plus de femmes que d'hommes, comme par hasard) qui sont aujourd'hui invitées à la radio ou à la télé pour parler de leur livres nous donnent un avant-goût très puissant de l'enfer de médiocrité arrogante dans lequel nous sommes invités à planter nos crocs émoussés. Comment peuvent-elles, comment peuvent-ils ? Voilà ce qu'on se dit à chaque instant. Comment est-ce possible ? Comment peut-on décemment penser qu'on a le droit de publier des textes aussi misérables, aussi convenus, aussi soumis à l'esprit du temps et à sa langue, aussi peu exigeants ? Ah, on peut dire qu'elles nous épatent, ces inconscientes, que leur absence totale de vergogne et de lucidité nous en bouche un sacré coin ! Toutes-et-tous, elles-et-ils n'ont pas le moindre doute : ils sont légitimes. Ils peuvent être pianistes, compositeurs, peintres, écrivains ; c'est tout naturel, pour eux. Nadia Boulanger, elle, demandait à ses étudiants de connaître par cœur tous les préludes et fugues du Clavier bien tempéré. Pour ceux qui ne le sauraient pas, il y a quarante-huit préludes et fugues dans les deux livres du Clavier bien tempéré. Dans l'édition Henle, cela représente 259 pages. Et non seulement ça, mais elle leur demandait en plus de connaître chaque voix individuelle de chaque fugue (il y en a jusqu'à cinq par fugue) et d'être capable de reconstituer de tête la fugue en question à partir d'elles ! Autant dire que des étudiants comme ceux-là n'existent plus aujourd'hui. Yvonne Loriod demandait à ses élèves de savoir jouer l'intégralité du Clavier bien tempéré (c'est déjà beaucoup moins difficile) et les trente-deux sonates de Beethoven (l'ancien et le nouveau testament). Voilà ce qu'il y a peu encore on considérait comme le minimum. Ça ne vous octroyait pas le moindre talent, bien sûr, mais au moins vous aviez une tête bien faite, et c'était un préalable indispensable. Ces exigences feraient rire, aujourd'hui, on bien les considérerait-on comme des résurgences malvenues d'un nazisme culturel qui ne dit pas son nom. 

On devrait féliciter les artistes qui produisent une non-œuvre, ou ceux qui non-produisent des œuvres. Ce sont eux, les grands héros de notre temps ! Ceux qui s'abstiennent. Ceux qui évitent la publication, le public, la publicité, la bien nommée renommée de ceux qui désirent être nommés deux fois, une fois par leurs parents et une fois par la rumeur, une fois par le sang et une fois par l'image. Mais, à ceux-là, personne ne songe à rendre hommage, bien entendu. Ils sont les oubliés définitifs, ils sont le terreau négatif qui donne à la lumière le pouvoir de sculpter les figures graves et satisfaites des œuvres positives. Ils sont morts avant que d'être nés, et c'est leur mort qui permet aux vivants de se réjouir de ne pas encore disparaître dans le tombeau. On ne les estime pas, et ce n'est pas qu'on les mésestime, c'est que l'estime ne se lève jamais sur leur horizon. À ce calcul approximatif, ils sont déclarés en découvert, leur solde est négatif ; le commodore a beau tourner le gouvernail en tout sens, il ne rencontre que vents contraires — aucune voie ne s'ouvre dans les flots gris qui sont autant de murs infranchissables. Il n'y a que leur mort réelle et définitive qui puisse parfois apporter quelque sens à une existence qui en manque absolument — c'est dans l'oubli éternel qu'ils espèrent un regain d'affection, ou seulement d'attention. Leur opacité est leur seul bien tangible, ils s'y accrochent comme à une main tendue sortie de nulle part. Les prend-on en photo que le cliché est flou, raté, sous-exposé, inutilisable, impubliable. Alors dans la solitude ils écoutent la voix lumineuse d'une Barbara Schlick, et rêvent qu'ils sont portés eux aussi dans l'ardeur de l'astre de vie par la grâce furtive d'un avantage indu, d'un malentendu loufoque. Ils avancent ainsi, de rêve en rêve, jusqu'au monde des opinions, qu'ils observent du dehors, prudemment, dont les roucoulades nacrées leur parviennent par bribes merveilleuses comme nous parvient la lumière des étoiles mortes depuis longtemps, ces noms brûlés déposés dans le ciel. Car les hommes n'apprennent rien, ils ne savent que mal servir les morts, ils n'existent réellement que dans le temps où il est trop tard, ils s'éveillent quand il est celui de dormir, comme des assoiffés qui se sont gavés de sucreries ; ils se croient immortels quand ils ont le sang déjà aigre et ils se plaignent de l'abîme quand la vie les traverse de part en part. Il faut dire une messe pour eux, ceux qui pleurent sans savoir pourquoi, ceux qui se réveillent à l'aube d'un dimanche ensoleillé avec l'envie de remonter à la source, à l'introuvable source du désir, ce désir qu'ils ont piétiné de fureur parce que leur regard ne rencontrait que des phrases vides et des grimaces. 

Les publiés d'aujourd'hui sont avant tout des gens pour qui la publication (la notoriété et la petite gloire qui l'accompagne) est l'essentiel. On n'écrit plus pour écrire, ou parce qu'on a quelque chose à dire, on écrit pour être publié. Cette perversion, ou sa version paroxystique, date vraisemblablement des années 80 du siècle dernier (années où la publicité est passée sans vergogne sur le devant de la scène, poussant dans les coulisses ceux qui la tenaient comme on pousse les vieux restes d'un repas à la poubelle), mais, depuis une ou deux décennies, elle a pris une ampleur qui ne laisse aucun doute sur sa féroce tyrannie. Tous les artistes et tous les écrivains ont toujours eu un besoin impérieux de se faire connaître et reconnaître, certes, mais ils avaient jusque là le souci, plus ou moins marqué, plus ou moins délibéré, plus ou moins innocent, de dissimuler ce vice infect sous l'éclat des œuvres qui les rachetaient un peu

La vitrine… Il n'y a que ça qui les fait mouiller. La littérature n'a pas toujours été pur prosélytisme pour soi-même enrobé de sucre et d'égards malsains pour la cité, ou bien si ? Je l'ignore. Je n'aime plus la littérature. Commençons par plonger madame Yamilah dans un état hypnotique et demandons-lui son avis sur la question. Madame Yamilah a la tête qui lui sort par les yeux, le sang qui bout, elle voit Jack Lang, un verre de champagne à la main, qui roule une pelle à la Culture et à la Presse, elle veut fuir cette orgie mais toutes les issues sont murées par des écrans géants qui trépignent en cadence jusqu'à l'assourdissement. Il y a longtemps que je n'avais pas pleuré autant. Je monte le volume de la Messe en si, je ne veux plus entendre mon cœur. Mais cette église, là, était-elle aux normes ? La poésie ne doit pas être l'écume du cœur, vous en êtes sûrs ? C'est déjà pas si mal, c'était, qu'on la recueille précieusement, celle-là, comme on éclaircit un bouillon dont l'aspect est bien moche. Victor Hugo, ou Flaubert ? Nous tournions entre la folie et le suicide. Flaubert, sans hésiter. Madame Bovary pour cinq cents francs, quand Hugo vendait son roman (son opus, comme dirait Arnaud Laporte) pour trois cents mille francs — il avait déjà les funérailles nationales en tête : Le BTP ne désarme jamais, Bernard Arnault ne dort que d'un œil, ses collections enflent comme une tumeur, comme une rumeur, les grands sentiments font les grandes réussites, dès lors qu'on sait en faire la réclame, tout est sur le visage et la nature morale a horreur du vide, elle doit constamment s'observer dans le miroir, se tâter le muscle et vérifier que le courant passe, c'est sa mesure — c'est ainsi que les vies vont à l'enflure : les mains sales ont les gants plus blanc que blanc, la vocifération ouvre la voie, les rhinocéros passent en convoi et les prudents s'écartent, gênés autant qu'intimidés. La gangrène par en-dessous ne dérange que les odorats trop sensibles. On peut rire, bien sûr, mais on rit seul. Quand je pense qu'on naît, qu'on meurt, qu'on se réjouit, qu'on s'afflige, qu'on travaille à toute sorte de métiers, qu'on est très occupé… Très occupé… Trop sans doute pour entendre. Les sourds ont des mines sérieuses, parce qu'il faut être sourd pour être sérieux, il faut s'occuper à réussir, et à le faire savoir, il faut en être, il faut influencer, c'est un métier, il faut être du bon côté de l'écran. Que c'est bête, bon dieu, que c'est bête ! La solitude, c'est le vide, c'est la torture du plaisir sans limite, c'est le rire incarné qui se retourne dans la chair, la solitude est aussi inhabitable que les larmes, qu'un paradis d'où seraient chassés tous ceux qu'on a aimés. Moi aussi j'ai eu vingt ans vous savez ! Moi non plus je n'ai pas eu le temps — et je ne l'ai plus non plus. Je suis enterré vivant mais ma tête dépasse et je vois les mollets des femmes. C'est beau mais elles passent trop vite. Elles sentent l'iris, le mimosa, les genêts et le lilas, l'herbe coupée, le foin et la sueur, il aurait fallu ne rien dire, ne rien voir, et surtout ne pas entendre leurs voix et ne pas les croire, mais la poésie est un maître tyrannique ; vivre sans elle ne nous a pas semblé possible. Je dis “poésie” par pudeur (et surtout par prudence). 

Regardez-les, un verre de vin et un cigare à la main, autour de deux jolies femmes. Mais pourquoi donc font-ils tous exactement la même chose ? Elle a la bouche pleine de dents mais ne sait pas enflammer son allumette, la péteuse. On l'a mise en vitrine et elle se régale ; on n'a même plus besoin de les rétribuer, ces connasses. C'est toujours ça de pris, semble-t-elle se dire. De quarts d'heure de télé en quarts d'heure de radio, il faut occuper le terrain. C'est l'interminable guerre du dégoût, jusqu'à saturation. Tout peut arriver… même rien. Nous y sommes. Alors on peut en venir à aimer la guerre et le massacre, seulement pour entendre un autre son, une autre musique, des paroles moins convenues, ou au moins pour en avoir l'illusion un instant, pour oublier un peu les vitrines des libraires et le sale boniment moral. Il n' y a pas grand-chose entre la Messe en si et le vacarme, entre la haine pure et la sainteté, et ce pas grand-chose, c'est encore trop. 

Je suis frappé, comme souvent, de constater que la langue française nous offre avec constance une carte très précise du sens tel qu'il s'entend chez les parleurs innocents : lourds et sourds peuvent très souvent s'échanger leurs effets, sans dommage pour la vérité. À une lettre près, ils disent la même chose, et ce rapprochement des deux signifiants est en lui-même un autre signifiant, terriblement sonore dans son mutisme apparent. Céline nous disait : « Ce qu'ils sont lourds ! », et moi j'entends : « Ce qu'ils sont sourds ! ». Depuis que je suis enfant, je souffre de cette affection, qui est ma plus tenace malédiction : on me met (ou je me mets) toujours face à des gens qui n'entendent pas, et je ne comprends pas qu'ils n'entendent pas, ou qu'ils n'écoutent pas. Je voudrais savoir pourquoi. Qu'ont-ils donc à craindre ? Que redoutent-ils d'entendre ? Eux-mêmes ? Car notre parole, lorsqu'on parle, fait surgir la voix de l'autre ; c'est comme un écho qui atteste de la présence : il y a un inévitable retour. Nous ne sommes pas seuls. 

Sans doute ai-je toujours eu peur d'être abandonné. Mon plus ancien cauchemar est un rêve dans lequel je suis sous l'eau, dans une rivière transparente qui me montre avec une clarté cruelle ma mère tranquille en train de ratisser le gravier du jardin. Il fait beau, c'est l'après-midi. Les formes sont parfaitement dessinées, d'une main très sûre. Et je crie pour appeler ma mère qui bien sûr reste imperturbable, affairée bêtement à une tâche qui me paraît aussi familière qu'absurde. Non seulement elle ne comprend pas ce que je dis, mais surtout elle semble ne pas l'entendre. Rien dans sa physionomie ne montre que ma voix porte. De quoi est faite cette eau qui nous éloigne des autres, qui nous tient enfermés en nous-mêmes ? Je crois que ceux qui aiment sincèrement la musique ont éprouvé cette terreur, car elle seule, la musique, peut nous faire sortir de cette prison, dans l'instant qu'elle advient. Au moment où j'écris ces lignes, une magnifique pie vient tout près de moi, qui resplendit dans le soleil. Elle ne fait aucun bruit, elle qui peut en faire tant quand elle s'avise de pérorer. Elle aurait pu me dire tout ce qu'elle avait sur le cœur : par exemple que le ciel est orange, ou vert, ce que personne ne voit, que les champs autour du village sont recouverts d'un voile qui l'empêche de s'y reposer, que les parfums des chemins au printemps la rendent folle, et qu'elle doit voler très haut pour ne pas raconter tout ce qu'elle sait des hommes. Elle aurait pu me parler, et je l'aurais écoutée, mais elle sait que moi non plus je n'ai d'oreilles qu'au dedans de moi et qu'elle perdrait son temps. « Ce qu'ils sont sourds ! » pensent des hommes tous les animaux. Pour ma pie, je ne suis qu'un homme parmi les autres ; je peux, au mieux, écouter Bach ou Albeniz, mais je suis sourd à tout le reste. La réalité est infiniment plus grande que nos sens, et notre clavier est si pauvre qu'il nous impose de faire intervenir la Science pour décrire ce qui nous entoure, preuve absolue de notre infirmité. Le silence des bêtes, par moment, quand nous parvenons à faire taire notre lancinant babil, nous laisse entrevoir la parfaite complexité de l'univers. 

La mauvaise littérature est affaire de conviction, elle manque de silences et d'effroi dans ses phrases, tout est rempli, comme les prosélytes ont l'esprit rempli de vérité, tous les embranchements sont déjà inscrits sur la carte, la signalisation est très claire, les balises clignotent et parlent haut. C'est sans doute ce qui la pousse à vouloir être très-visible, car l'image comble ceux qui en sont avides. La mauvaise littérature est imperturbable car elle sait à l'avance ce qu'elle doit entendre, et donc ce qu'elle peut dire. Nous n'avons avec elle aucune conversation réelle. Elle parle toute seule, elle vit dans un milieu stérile, à l'abri des bactéries et des virus dont elle se croit menacée. Tous les fleuves du monde, tous les vents, tous les océans, toutes les bêtes et tous les poèmes l'observent de loin, comme un monument sans fenêtres qu'il vaut mieux éviter, mais rien n'entame son aplomb de plomb. Elle a le nombre et la publicité pour elle, et la télé, et la statistique, et la rumeur, et la renommée, et la puissance de l'autorité rassurante. La mauvaise littérature est tout entière dans le « live », dont ils raffolent tous, qui à l'envers se lit « evil », le mal, elle colle à la vie comme le sparadrap à la plaie, le sparadrap qui prétend empêcher le mal alors qu'il ne fait que le recouvrir. Ils veulent être vaccinés, ils veulent traverser l'art sans une égratignure, en continuant de penser ce qu'ils pensent, en continuant de vivre comme ils vivent, ils veulent rester moraux jusque dans la lecture, ils veulent être préservés et innocents. Nous avons lu pour nous faire du mal, et c'est bien ce qui est condamné aujourd'hui. Je ne vois pas comment un véritable écrivain pourrait aujourd'hui ne pas s'autocensurer. Il sait que sauver l'humanité n'est pas de son ressort et que ceux qui s'en vantent sont des assassins en pantoufles ; il est irréconciliable, ce qui rend sa parole presque impossible : il ne peut pas parler librement, il est trop seul pour cela. Il n'a de refuge qu'en lui-même et ses phrases — autant dire qu'il est nu comme un nouveau né. Tous ceux qui parlent en meute sont protégés par elle mais ont les jarrets coupés et des mains d'automate, car leurs phrases sont déjà écrites à l'avance (elles s'écrivent toutes seules) : on les voit venir de loin, tenus serrés par l'image et la bouillasse éditoriale. En cour, ils sont aussi interchangeables que des secrétaires d'État ventriloques : quel que soit le remaniement ministériel du jour, leur dialecte pasteurisé et veule aura le goût de l'industrie, tous ils parlent depuis leur filière ; on a l'impression qu'ils n'ont pas vu la lumière du jour depuis leur naissance, et que leur étable sonorisée est le seul monde qu'ils connaissent. Ce qu'ils prennent pour la morale est l'ensemble des règles que leurs chefs-produit ont édictées durant leur dernière réunion marketing. 

La mauvaise littérature est avant tout affaire d'oreille, ou plutôt d'absence d'oreille. Et comme l'absence d'oreille est le signe distinctif essentiel de notre époque, il est parfaitement normal que nous vivions dans une société post-littéraire. Un des signes les plus patents de ce manque d'oreille est la sensibilité (ou plutôt l'insensibilité) aux scies langagières, ce venin sucré. Je le remarque quotidiennement. Les rares personnes qui font état de leur allergie aux scies de la parlure contemporaine le font toujours avec un retard considérable. Quand elles prennent conscience d'une de ces horribles rengaines, on peut être certain que celle-là a déjà deux ou trois ans d'âge. Durant ces deux ou trois années, ces gens sont restés complètement sourds. À chaque fois que j'ai pointé une nouveauté en ce domaine, on m'a répondu par des exemples complètement hors d'âge. C'est un peu comme si, aujourd'hui, quelqu'un s'avisait soudain qu'on dit beaucoup (peut-être même exagérément) « c'est vrai que ». Pour en revenir à la musique, je suis très frappé de voir qu'il est devenu impossible d'affirmer tranquillement (par exemple) qu'un Thomas Enhco est une nullité caractérisée. Essayez, vous verrez quelle levée de bouclier vous allez susciter. Il y a encore trente ans, la question ne se serait même pas posée. Aujourd'hui, on va vous demander des preuves de ce que vous avancez. Mais quelles preuves pourrait-on apporter à des sourds ? Si je leur dis qu'ils sont sourds, ils vont hurler au fascisme. Alors je ne dis rien. C'est le fait même de devoir en parler, qui est extraordinaire ! C'est le fait d'avoir à prouver que le ciel est bleu, qui devrait faire dresser les cheveux sur la tête ! Sans doute vivent-ils dans un monde dans lequel le ciel a cessé d'être bleu, et c'est moi qui suis en retard. 

Ce qu'il faut, c'est dire NON. Mais ce n'est pas facile, de dire non, quand on veut tellement que les autres nous disent oui. J'ai beaucoup écouté Federico Mompou, depuis quelques jours. Il m'aura fallu soixante ans pour être capable d'aimer cette musique qui, il y a trente ans, me paraissait trop simple, pas assez composée. La vie est compliquée. Mes goûts ont changé, mais finalement pas tant que ça. Au-delà des spectaculaires volte-face et reniements, il me semble que le fond est resté assez stable, heureusement. Mompou était là depuis longtemps, mais un surmoi tyrannique me retenait. À lui je ne veux plus dire non. Je me retrouve tellement dans cette manière d'improviser. Où sont passées toutes ces centaines d'heures (ces milliers !) passées à improviser ? Qu'en ai-je fait ? J'ai jeté toutes les bandes magnétiques qui en avaient gardé la trace. Dommage. C'est fou tout ce que j'aurais jeté ! Arrêté. J'aurai passé ma vie à dire non. D'ailleurs ma mère m'appelait « Monsieur Non », quand j'étais enfant. Plutôt mort que sympa… Ça ne rend pas la vie facile, je vous assure. Il me semble que lorsque je serai mort il ne subsistera rien de moi. Aucune trace. Tout à fait comme si je n'avais jamais existé. Ci-gît l'Absent. Le non-advenu. Sur ma tombe : rien. C'est trop simple, d'aimer. Ou alors c'est beaucoup trop compliqué. On verra ça après la vie. 

Ma voix ne porte pas. — C'est un constat. Je n'aime pas les gueulards. 


samedi 22 avril 2023

Callada

 


Il n'y a pas de meilleur compagnon que Federico Mompou pour qui aime se promener solitairement, l'après-midi, dans la nature gardoise. Lui seul laisse assez d'espace à l'esprit pour vagabonder, sans heurts et sans attente définie — il marche du même pas que le musard, sans rien lui imposer. C'est dans le calme que Mompou improvise. Il ne développe pas, il n'insiste pas, il ne raconte pas. Il ne connaît pas plus sa destination que nous ; il songe à nos côtés, comme une ombre pensive et fraternelle. Nous passons, lui et moi, dans le temps qui coule en nous. J'avance en direction de l'Absence. 

C'est le calme qui préside à nos pas, aux siens et aux miens. Quelques fragments de mélodie, ça et là, quelques accords posés comme au hasard, chansons oubliées, danses esquissées, je marche dans ses traces, dans les parfums du printemps, près de la terre déjà sèche, sous les chênes. Je croise des chevaux, des moutons. Ce n'est pas une musique de boulevard, pas une musique d'avenue, ni d'autoroute, c'est une musique de chemins où l'on marche seul, sur des pierres dures et coupantes, où chaque sentier est un désir nouveau, un désir paisible et doux. Ses motifs, il ne les cache pas, il ne les compose pas, il n'a pas l'ambition ample des symphonistes, il chantonne près de nous. 

Ces promenades d'après-midi sont une joie exaltante, solitaire et triste. On dirait que ce sont les derniers instants de bonheurs qui nous sont confiés. Il faut être là. Nous nous souvenons de la vie, des amours, des plaisirs, des douleurs, du temps qui a passé, et les nuages au-dessus de notre tête forment des pays étranges, aussi instables que notre âme. J'existe à peine. 

Je me perds dans la garrigue, ma solitude me porte ; j'ai l'âme légère, presque trop. Mes pas me détachent de la Terre. Un oiseau triste et léger me suit du regard : lui non plus ne me comprend pas. Je devine ses appogiatures, ses traits et ses arpèges. Il compose dans le ciel une mélodie silencieuse et transparente et dans les feuilles sèches glissent des serpents rapides qui n'ont pas peur de moi. Le chemin et le calme sont des mots frères. Depuis ma tête le son du piano descend vers mes mains que je laisse libres et innocentes. Le bonheur impensable qui me traverse nettoie mon âme. La pensée s'éloigne doucement, je la vois me quitter, ne fais rien pour la retenir. Mon cœur bat, lentement, calmement… Il fallait être là.

dimanche 9 avril 2023

Jeter la musique par la fenêtre

 (…)

Je scrute les listes de noms propres trouvés sur Trombi.com, comme un drogué cherche sa came dans la rue, la nuit. Je n'y suis nulle part. Ni sur les photos. Je croyais pourtant avoir existé. J'avais même des souvenirs ! Je trouve qu'il est difficile de parler des gens qui existent ou qui ont existé, sans donner leur vrai nom. Leur nom fait tellement partie de ce qu'ils sont que je ne peux me résoudre à inventer un nom de fiction. Ça ne colle pas, jamais. Ça sonne faux. Mais tous les noms ne sont-ils pas des noms de fiction ? Si je disais que je m'appelle Jérôme Vallet, par exemple, qui me croirait ? Qui ? De plus il se trouve qu'elle possède un très joli nom. Je pense à Karl Leister, que j'entends jouer à l'instant le quintette de Brahms. Il m'est absolument impossible d'imaginer que ce clarinettiste porte un autre nom que celui-là. Quand j'entends le son de son instrument, j'entends les syllabes de son nom. Si Karl Leister ne s'appelait pas Karl Leister, il ne serait tout simplement pas Karl Leister. Je sais, on va me rétorquer que je prends le problème à l'envers. Mais on peut me dire tout ce qu'on veut, à ce sujet, on ne me fera pas changer d'avis. Les noms ne sont pas interchangeables ; c'est la raison pour laquelle le choix du prénom d'un enfant est si important. En quarante ans, je n'ai toujours pas réussi à trouver les prénoms qui auraient convenu aux enfants qu'heureusement je n'ai pas eus. La vie est bien faite. Elisabeth Schwarzkopf ne serait pas Elisabeth Schwarzkopf si elle ne s'appelait pas Elisabeth Schwarzkopf. Irmgard Seefried ne serait pas Irmgard Seefried si elle ne s'appelait pas Irmgard Seefried. Seefried, quand-même… Et ne parlons même pas de Ludwig van Beethoven ! Un nom, c'est l'abîme où chacun tombe tout entier dès qu'on le nomme. Il n'en sortira plus, et il emportera cet abîme dans la tombe, autre abîme. Les oiseaux aussi ont des noms. On les entend s'apostropher quand ils volent en groupe au-dessus de nos têtes. « Eh, Iviskiop Phantisque ! Tu ne peux pas voler droit, comme tout le monde ? Tu veux donc tellement attirer l'attention d'Olivier Messiaen ? » Il faut au moins la fin du Temps, pour que les noms déposent enfin leur manteau au vestiaire. Et la fin du Temps, pardon, mais c'est pas encore pour demain matin. Tenez, si vous ne me croyez pas, faites l'expérience : essayez donc d'appeler Gustav Mahler Jean-Bernard Sandion. Jean-Bernard Sandion n'aurait jamais été en mesure de composer la symphonie tragique. Et Alma Schindler ne serait jamais tombée sous le charme de Jean-Bernard Sandion, c'est impossible. Personnellement, c'est bien mon nom qui m'a rendu incapable de composer mon Requiem. Le Requiem de Georges de La Fuly, c'est inconcevable. L'arbitraire du signe, mon cul ! Ceux qui répandent cette légende sont des sourdingues et des rustres qui sans doute portent des noms qui les ont rendus inaptes à voler au-dessus de l'abîme. On les entend crier leur désespoir et on les voit s'écraser lamentablement comme des quatre-quatre diesel qui se prendraient pour des libellules. Prenez un Albert Bourla (ou Alvértos Bourlá, à l'origine), par exemple, le directeur d'une importante firme pharmaceutique obsédée par l'idée de nous transformer de fond en comble. Comment voulez-vous qu'un type qui porte un tel nom ne soit pas complètement maboule. Il n'y peut rien, le pauvre ! Le nom, c'est le visage. Si vous le transformez, si vous voulez en changer, comme ça arrive de plus en plus souvent, vous entrez directement dans le royaume des morts. Mais certains préfèrent encore ça, et on peut les comprendre (ils sont si peu vivants). Ils veulent nous transformer parce qu'ils ne supportent pas d'avoir le visage qui les précèdent et le nom qu'ils portent comme une croix de plomb, une ombre d'airain. Oui, tous les noms sont des noms de fiction, mais cette fiction, nous la faisons nôtre autant qu'elle nous fait, quoi qu'il arrive. Personne n'échappe au roman qu'il écrit dans la langue des jours. Aujourd'hui, j'entends beaucoup parler d'un certain Christ — Jésus Christ, qui aurait ressuscité. Appelez-le Kevin Bakroum, et dites-moi si vous l'imaginez soulever la pierre du tombeau ! Remplacez Jésus Christ par Kevin Bakroum dans n'importe quel aria de la Passion selon saint Matthieu de Bach, et dites-moi si les chanteurs arrivent à prononcer ça ! Dites-moi surtout, c'est l'essentiel, si Jean-Sébastien Bach aurait eu l'idée de composer une passion sur Kevin Bakroun ! Il n'était pas fou, Jean-Sébastien Bach. Il savait composer et donc il savait que les noms sont à la fois l'origine et le terme de la vie incarnée dans le son, ce sur quoi l'on peut s'appuyer pour bâtir une histoire qui soit autre chose qu'une publicité pour des serviettes hygiéniques ou un placement bancaire.

La négligence, cette saleté de l'âme !

Si j'étais courageux, je serais méchant. Les visages sont méchants. Méchants et inconscients. Ils parlent sans qu'on les torture. Pas besoin de remuer la bouche. La parole sourd des visages comme la sueur de l'apeuré. Mais qu'elle était jolie, dans la voiture et dans la baignoire ! Maintenant que j'y pense, je sais. Je sais que je suis ainsi et pas autrement. Capable de dire du mal de ceux que j'aime le plus. Le plus de mal de ceux que j'aime le plus. Je ne peux pas m'en empêcher : quand je vois, je dis. Après, évidemment, je regrette, mais c'est trop tard. Quand c'est dit c'est dit. Ils ne retiennent que ça, ces idiots. Ils sont un peu limités, vous voyez. Ça doit être ça qu'elle appelle mes grossièretés. Mais si je ne disais pas ce que j'ai vu, au moment où je le vois, je serais bien plus méchant. Éternellement méchant. Ça ne m'a jamais empêché d'aimer. Et d'aimer follement. Au contraire. Je regrette le mal que je cause, bien sûr, je ne suis pas un monstre, je n'aime pas faire souffrir, mais je ne peux pas regretter réellement d'avoir dit la vérité, car je sais qu'elle serait revenue et toute puissante et ingrate au moment où l'on s'y attend le moins, si j'avais évité lâchement l'obstacle. Il me semble qu'il vaut toujours mieux se délester de ce qui nous brûle la bouche plutôt que d'enfermer ce regard dans un caveau qui ferme mal, ce regard qui finira un jour ou l'autre par ressusciter. Ils aiment, elles aiment comme des hémiplégiques, en se bouchant l'œil et la bouche d'un trait d'encre. Mais ça fermente ! Ça peut prendre du temps, mais ça finit toujours par fermenter. La mort revient toujours sur ses pas, par les silences qui enflent et déforment les visages et les noms, qui leur font des boursoufflures atroces. Certains aiment ça et il m'arrive de les comprendre. C'est l'amour sorcier, qui nous fait aimer les cicatrices et les blessures. Qui n'a jamais eu envie de leur tirer les cheveux, à ces salopes ? Il y a cette brûlure des corps meurtris et du péché dont on ne peut jamais savoir si elle nous effraie ou nous séduit. L'Espagne en elles ! La terre et le sang. Les doigts tordus, les cris étouffés, la sueur et la chair qui sent le soleil. Comme je les aime ! Comme je les ai aimées, ces dévergondées offertes. On peut tout leur pardonner, quand elles habitent vraiment leurs corps, au-delà des mots et des frayeurs, en se consumant dans leur nom banal. Entre les noms et les regards, il y a cette chair hurlante qui sera notre tombeau. C'est ainsi. Personne ne peut voir ça de l'extérieur, personne. On nous prend pour des fous. Mais il faut être fou, pour aimer, on le sait bien. Tout cela a un prix, et l'on vit désormais au pays des radins. Je les vois économiser, faire des petits tas de piécettes trouées, comme des rats de laboratoire, le front moite et les yeux écarquillés, tout en prenant un air détaché. Oui, le regret existe, et même le remords, et ils nous brûlent les muqueuses. Et alors ! Les muqueuses sont faites pour ça, elles aiment l'acide et le feu plus que la glace et l'ataraxie. Le désir est un ulcère sacré. 

       Depuis hier, j'écoute Isaac Albeniz, mais aussi Falla, Tarrega, Granados, et quelques autres Espagnols. Comme je les aime ! Comme ils me sont nécessaires ! Albeniz surtout. Encore un nom, cet Isaac Albeniz ! Encore un nom infalsifiable. Je le vois, celui-ci, partant de chez lui, à douze ans, à la conquête du monde, au Costa Rica, en Argentine, à Cuba, aux USA, en Belgique. Prenant le bateau, le train, sans ticket, et jouant comme il était, le « plus grand pianiste du monde », avec ses mains pleines de doigts, avec cette imagination digitale phénoménale, comme s'il « jetait la musique par la fenêtre ». Debussy ne s'y est pas trompé. De ce calibre, ils ne sont que deux. Liszt non plus en l'a pas raté. Des pianistes comme ça, il y en a trois ou quatre par siècle. Il donne ses premiers concerts à quatre ans, habillé par sa mère en mousquetaire. Je donne volontiers tout Liszt pour quelques pages d'Albeniz, oui Monsieur ! Jamais ses harmonies ne sont vulgaires et pénibles comme peuvent l'être celles de Liszt. Albeniz est un Chopin sculpté et dressé qui va au-delà des apparences et des lieux communs, qui entre avec son corps entier dans la chair de la musique, qui chante du fond de la gorge, qui produit cent odeurs à chaque accord, entre eucalyptus et oranger, amandes, œillet et soir fauve, qui gifle le clavier et le troue de nuit, d'amour et de désir, avec qui l'on aimerait écouter le vent et se dévergonder jusqu'à l'aube. L'astéroïde 10186 porte son nom, ça lui va si bien ! À treize ans, cet astéroïde est déjà autonome. D'excès en excès, il compose une musique injouable, injouable car il faut quatre mains au moins pour démêler tous les fils qu'il tisse ensemble, qui semblent se croiser et se décroiser comme les mille chemins que la vie nous propose et qu'il fait entendre simultanément, sans pitié pour les pauvres doigts des pianistes, et surtout pour leur esprit trop étroit pour cette folle générosité. Il est difficile de rester calme, quand on se trouve face à une partition d'Albeniz. La tête nous tourne ; on est pris de vertige. Il a rendu fous tous ses professeurs. « L'accord de septième de dominante, appelle-le “l'accord des ondes hertziennes” ! Et la gamme par tons, baptise-la de “gamme des rayons x” ! » Son maître Felipe Pedrell avait vite renoncé à le traiter comme un élève normal, heureusement pour nous. « Mets le feu à tous les traités d'harmonie ! » Ah, les traités d'harmonie… Comme Debussy, Isaac Albeniz n'y est pas allé de main morte, avec cette pauvre harmonie ! Son imagination était si large et si féconde qu'elle a arraché les pages de ces vénérables traités, les a éparpillées au vent, et nos oreilles ont découvert avec lui des chemins en trois dimensions. Son imagination, il l'avait dans ses dix doigts qui en valaient bien vingt ou trente. Ce qu'il a soulevé, depuis le clavier, c'est immense ! Il ne spécule pas, Albeniz. C'est son corps, qui sait, et son corps déborde de sensations. Il ne peut douter : tout est là, sous ses doigts, dans ses nerfs. Il n'y a qu'à cueillir les fruits qui surabondent. Il y a trop de notes, il y a trop d'odeurs, trop de couleurs, trop d'arpèges, trop d'accords, trop de rythmes, trop de contrepoint, et de ce trop Albeniz fait de la poésie, mais de la poésie vivante, de la poésie charnelle, gorgée de sang et d'humeurs. Rester calme ! Comment fait-on ? Comment fait-on, pour rester calme devant la Maya desnuda ? Comment fait-on pour rester calme, devant le temps qui fuit et les sons qui passent dans notre âme comme un vent brûlant ? Les partitions d'Albeniz sont des labyrinthes exubérants où il est facile de se perdre, et l'on s'y perd avec délice et effroi : les notes étrangères sont plus nombreuses que les notes autochtones, et le contrepoint est si riche et irisé qu'on a l'impression de déchiffrer trois partitions en même temps. Ce ne sont pas seulement les doigts, qui sont insuffisants, c'est aussi et peut-être surtout l'esprit et l'imagination. L'amour sorcier et la joie étincelante de la vie éphémère se sont accouplés. Certains artistes, très peu, ont su nous montrer ce duo étonnant. Certaines femmes, aussi, ont pu nous initier à ce mystère, à leur insu. Leurs noms sont gravés dans notre chair. Les noms sont des contrepoints, des embranchements, des croisements. Ce qui s'y croise, c'est le temps et le corps, l'éphémère et l'infini, le sang et la mémoire, la mère et l'amour, l'horizon et la tombe. « C'est la joie des matins, la rencontre propice d'une auberge où le vin est frais. Une foule incessamment changeante passe, jetant des éclats de rire, scandés par les sonnailles et les tambours de basque. Jamais musique n'a atteint à des impressions aussi diverses, aussi colorées. Les yeux se ferment, comme éblouis d'avoir contemplé trop d'images. Il y a bien d'autres choses encore, dans ces cahiers d'Ibéria, où Albeniz a mis le meilleur de lui-même et, porté par son souci d'écriture, ce besoin généreux qui allait jusqu'à jeter la musique par la fenêtre. »

(…)

dimanche 2 avril 2023

Seigneur !



N'écoute pas, Dieu ! Si je crois en Lui, en Toi, c'est à cause de Bach. J'ai réellement découvert ma religion (et ma foi) dans les années 80, à Paris, en écoutant les passions du cantor de Leipzig (je fais mon prof). J'ai pleuré toutes les larmes de mon corps en lisant le livret de la Saint-Matthieu. Dix fois, cent fois, j'ai eu l'impression d'assister à la mort de Jésus, et toutes les douleurs du Christ m'ont traversé le corps, de part en part. Rien ne m'avait préparé à cette émotion radicale. Ma jeunesse avait été si peu religieuse. Quand, à seize ans, je lisais les Évangiles, c'était en grande partie pour faire un geste qui me semblait intellectuellement intéressant et narcissiquement valorisant. Je prenais la pose mais ça ne m'intéressait pas vraiment. Je n'y comprenais rien du tout. 

Cette nuit encore, ces douleurs terribles qui m'ont déjà mené aux urgences d'Alès, il y a quelques années. Heureusement le mal a finalement cédé vers sept heures. Qu'il est difficile de souffrir, quand on est seul, et que le matin est encore loin ! Je n'ai pratiquement pas dormi mais je me suis tout de même levé à huit heures. Si l'on n'était pas dimanche, je serais resté au lit. 

Je peste contre Spotify, qui propose des disques complètement incohérents (quand on parvient à les trouver (les applications musicales du commerce sont faites pour tout, SAUF pour la musique)). Je voulais écouter la Saint-Jean d'Herreweghe, et le disque qu'ils présentent est tout sauf le disque que je possédais il y a vingt ans. Il manque même le “Herr, unser Herrscher” introductif ! Je ne sais pas comment ce genre de choses est possible. Personne ne hurle ? Personne ne les insulte, ces connards ?

Vincent me dit que la Saint-Matthieu d'Herreweghe est l'une de ses plus grandes émotions musicales, et je suis bien heureux (et soulagé) de l'apprendre. Je ne pourrais pas être ami avec quelqu'un dont le cœur ne saigne pas à l'écoute de cet enregistrement. (Pour ma part, je préfère la première version d'Herreweghe à sa deuxième, mais c'est un détail.) Même la très jeune Céline, que j'aimais à cette époque-là, accourait dès qu'une Passion de Bach se donnait à Paris, et je n'avais pas besoin de la forcer, elle avait la foi des convertis. Qu'une très jeune fille très peu formée à la musique soit si sensible (et sincèrement sensible) à cette musique m'avait beaucoup frappé. Régulièrement, j'y reviens, à ces deux passions, et ma ferveur ne faiblit pas. J'ai déjà souvent écrit à ce sujet, et sans doute vais-je courir le risque de me répéter, si j'en parle aujourd'hui. 

Quand on étudie un peu la Saint-Matthieu, on a tendance à reléguer la Saint-Jean, qui est moins monumentale, moins impressionnante, peut-être moins géniale, mais on y revient pourtant car elle possède des morceaux qui sont parmi ce que Bach a composé de plus génial dans ses chefs-d'œuvre. Les deux introductions, si différentes, sont tout aussi bouleversantes. Je pense souvent à un texte écrit par Philippe Sollers qui, à l'époque où je l'avais lu, m'avait beaucoup plu. Je ne sais plus de quel roman il s'agit, mais je crois bien qu'il s'ouvrait sur l'introduction de la Saint-Jean. « Herr ! » 

J'avais dans ma discothèque la version de John Eliot Gardiner, que je n'écoutais presque jamais car son introduction, justement, me semblait affreusement dissonante. Les interjections me faisaient mal aux oreilles. Il y avait là une tension qui allait au-delà de ce que je pouvais supporter. J'ai récouté cette version, ces derniers jours, parmi quelques autres (Ton Koopman, Harnoncourt, René Jacobs, Sigiswald Kuijken, Paul Kuentz, Günther Ramin), et c'est celle que je préfère ! Heureusement que nous vieillissons ! Heureusement que dans une vie nous avons la possibilité de passer par des phases (tous les vingt ans, quinze ?) qui se contredisent ! Sans cela, notre vie serait incomplète, et beaucoup plus bête. Je pensais à cela, hier en marchant, à ce qu'un Rimbaud, par exemple, a vu de la vie et du monde. Même avec son génie : pas grand-chose. 

Il est étonnant que Gardiner rende ces interjections si douloureusement dissonantes, alors que les accords ne le sont pas, du moins les deux premiers, qui sont de simples accords parfaits. Tout se passe comme si les dissonances des hautbois (le -mi bémol et sol-la bémol suivis des quintes diminuées, du début) se reflétaient sur les voix par un effet de rémanence. Le résultat est saisissant. La douleur est immédiatement là, au cœur du son, comme un acide qui le ronge. C'est Gardiner qui a raison. Il ne faut pas avoir peur. Il nous fait entendre des instruments et des corps qui semblent fêlés, abîmés par la souffrance. Ce ne sont pas des voix, ce sont des cris qui se détachent d'une mer vibrante et roulante qui avance inéluctablement vers la Croix. Les deux hautbois (parfois doublés par les flûtes, mais je préfère quand ils sont à nu) sont comme des bras de femme dans un lit : ils nous caressent et nous maintiennent, nous embrassent, nous font rouler dans l'ordure ; on frissonne et on prie mais il est impossible de s'en défaire, on mourra en eux. L'accord diminué des voix est terrifiant : on a le sentiment de n'en avoir jamais entendu de tels auparavant — il est tendu comme un arc électrique. « Seigneur ! » Même dans la plus grande humiliation… De chaque note tracée ici sourd la douleur et la Joie surnaturelle. La main de Bach est souveraine, il ne craint rien. « À toute heure ! » C'est le « vrai fils de Dieu » dont il est question. C'est Lui qu'on suit, pas à pas, vers le gouffre, vers la terre qui s'ouvre, vers la fin du Temps. 

Ton Koopman fait tout l'inverse : sur l'accord diminué, il fond les timbres dans une douceur de rêve, et les doubles-croches qui ondulent au-dessous semblent apaisées, consolantes. Jésus est notre frère.  Même dans la plus grande humiliation, nous savons pouvoir compter sur Lui qui nous a montré le chemin, qui a ouvert la voie et qui applique Sa voix, sur nos os brûlants, comme un baume. 

Chez Harnoncourt, chaque temps est marqué, ce sont des pas, lourds, pénibles, ce n'est pas une promenade, c'est une montée au calvaire. Le souffle manque. Le sang bat aux tempes, un goût amer dans la bouche. Aurons-nous le courage d'avancer avec Lui ? D'être là ?

René Jacobs, lui, fait entendre le cœur qui bat (à la croche). L'adrénaline. La peur. Mais on a un peu l'impression d'être à l'opéra, ou au Grand Rex, ou chez Beethoven. 

N'écoute pas, Bach, n'écoute pas mes bêtises ! Je serai toujours, même après cent ans passés à t'écouter, à mille lieues de comprendre ta musique. Mais j'aurai passé ma vie en elle, je l'aurai traversée de mille manières, et jusqu'à l'heure de ma mort, elle sera en moi comme un talisman, comme une énigme balsamique et une voie vers la connaissance. De chaque note lue et entendue, j'ai tiré de la vie et de la lumière, précieuse et singulière. À chacun d'entre nous tu parles sans rien dissimuler, le cœur complètement ouvert et ardent. Je plains ceux qui ne te connaissent pas. 

Demain commence la semaine authentique. Celle que chaque année on attend. Celle qui nous laisse espérer une victoire sur la mort. Celle qui nous console de ne plus recevoir de lettres d'amour. Celle qui nous venge de l'imbécilité et de la mesquinerie. Celle qui ouvre le temps et sépare la vie de sa dépouille. C'est la semaine qui doit tout à Bach, celle qui nous délivre du Bruit, celle qui nous ouvre les yeux sur la Vérité, celle du dévoilement. Sept jours pour se libérer du bavardage et du mensonge, de la dissonance, sept jours pour entrer dans la Gloire du Verbe fait musique. Ce ne sera pas de trop. 

Je Lui parle chaque nuit. Je me mets dans la paume de Sa main. Je n'ai pas trop peur de mourir. Seulement de souffrir dans la solitude, sans avoir pu m'expliquer ni terminer ma phrase, et quand, au détour d'un chemin, au printemps, je sens mon cœur qui demande grâce, j'écoute mentalement les deux hautbois de Bach qui font chanter mes organes avec une exultation que je ne comprends pas.

Nous n'osons pas penser ce que nous pensons. Nous n'osons pas vivre la vie qui est en nous. Nous n'osons pas aimer comme nous aimons. Nous n'osons pas dire qui nous sommes, tellement certains que personne ne pourrait l'entendre. Seule la musique est à même de laisser notre être profond se manifester dans sa nudité. 

***

Il y a quelques jours est née à Bruxelles la petite Eugénie. « On ne la voit pas, on ne l’entend pas mais on la sent quelque part. » « Puis elle est là. » Je n'ose même pas essayer de penser ce que doivent éprouver Yohann et Sabine. Faire apparaître un être qui n'était pas là l'instant d'avant, c'est créer un basculement dans le Temps, c'est poser le pied ailleurs. C'est la troisième fois que ces deux-là font apparaître une âme supplémentaire, mais je ne crois pas qu'ils en prennent l'habitude. « Et puis elle est là. La voilà. » Une voix nouvelle. « Voici le monde : voici le temps. » Ouvre les yeux. Tu traverseras le temps comme personne. « On ne vit plus détourné de soi-même. » Vive Eugénie, quoiqu'il advienne ! Verbe et adjectif. Bien née, bien nommée.

La vive, le vif, aux prises avec le temps, c'est la substance même de la musique. Il faut en passer par le son, par l'ouïe, pour déceler et accueillir la vie. Les nouveaux venus s'annoncent en criant ! Herr ! Seigneur, c'est moi, je suis ici, avec vous, de ce côté-ci du Monde. Et immédiatement la parole suit, le regard, la peau, le tempo, doubles-croches et soupirs, rythmes et accords, les bras et les noms, le récit et la poésie conjugués, chantés.