mercredi 27 avril 2022

Petit portrait en prose (24)

« Joue comme si tu ne savais pas jouer », dit Miles à John McLaughlin, avant que celui-ci plaque un accord de mi majeur d'une innocence bouleversante. 

Les jeunes filles qui à l'orée de leur vie de femmes nous accueillent au fond d'elles sont des héroïnes. Leur chair entame son long voyage vers le pourrissement et, si elles ne le savent pas encore, elles oublieront tout du corps de feu et d'eau qu'elles ont eu avant d'être des mères. Elles ont partagé avec nous cette combustion lente à un âge où l'on n'a pas encore le goût des cendres. L'inhabituel est un absolu précaire.

Sur une photo de classe de mon lycée publiée sur Internet, je t'ai immédiatement reconnue. De Christine, d'Yves, aucune trace, non plus que de moi, d'ailleurs. Toi seule as traversé les cinquante années qui se sont écoulées, pour arriver jusqu'à aujourd'hui, intacte.

C'est au Semnoz, le bistrot qui faisait l'angle de la rue Sainte-Claire et de la rue du faubourg des Balmettes, que nous nous retrouvions chaque jour, aux portes du lycée et aux portes de la vie, que toutes les histoires d'amour commençaient ou finissaient, qu'Yves t'a embrassée pour la première fois. Je ne me rappelle plus ton nom mais je suis certain de ton prénom. Tu avais une jeune sœur, assez jolie, que tu surpassais de toutes tes chairs. 

C'était un monument, Joëlle. Tout à fait le genre de fille qui me faisait rêver, alors. Grande, grasse, plantureuse, elle avait la belle mollesse des Arabes d'anthologie, de celles qu'on imagine surtout allongées et oisives, voire végétatives — la langueur est leur plus belle parure. Elle était la meilleure amie de Christine et j'ai encore sa voix dans l'oreille, étonnement bien plus nette que celle de mon amie. 

Tous les quatre, nous étions allés à Terres-rouges, dans la Drôme, je crois bien, rejoindre les membres d'une communauté comme il en existait alors des dizaines. Nous y fûmes très mal reçus, à notre grand étonnement. Pour nous, les choses étaient simples : nous avions envie d'aller passer là-bas quelques jours de rêve, en été, et il ne faisait aucun doute qu'on serait content de nous accueillir. Pourquoi en aurait-il été autrement ? Mais les hippies dont on m'avait dit tant de bien n'étaient pas disposés à être nos hôtes sans que nous mettions la main à la pâte, ou au portefeuille que nous n'avions pas. Ils en avaient par-dessus la tête, des touristes adolescents qui venaient prendre du bon temps dans leur petit coin de paradis. Sans doute étaient-ils las de recevoir des enfants gâtés qui croyaient que le jardin d'Éden appartenait à tout le monde et qu'il n'y avait rien à faire pour le mériter ; peut-être avions-nous simplement des gueules qui ne leur revenaient pas. Toujours est-il qu'ils nous firent comprendre sans ménagement que nous n'étions ni à l'hôtel ni attendus comme le Messie. La douche était fraîche mais une nuit passée là-bas le fut moins. Dans un confort tout relatif évoquant l'étable de l'enfant-dieu, nous avons traversé la sorgue dans une promiscuité émouvante, et la présence de mon premier et grand amour ne m'empêcha pas d'être bouleversé par le corps triomphant de Joëlle, à l'instant où celle-ci se déshabilla pour entrer dans son sac de couchage : le moment en imposait. Joëlle troublait Jérôme, et Christine troublait Yves, au revers de nos deux couples ; c'était somme toute assez naturel et touchant, mais impossible à reconnaître alors, ce qui ajoutait encore à l'exquise fièvre qui m'avait pris au moment où j'aperçus le torse nu que Joëlle (me) laissait voir sans le montrer : le jeu était très sérieux, même si en nous n'existait alors aucun mot qui eût pu en rendre compte. Shhh – Peaceful…

D'Yves, je me rappelle sa petite maison semblable à toutes les autres, dans le quartier prolétaire d'un faubourg d'Annecy, près du cimetière de Loverchy, et ces jardins d'ouvriers que je voyais pour la première fois. Je me rappelle aussi sa susceptibilité et sa fierté quand il parlait de son père. 

Sa Joëlle était déjà maternelle et il arrivait qu'elle le traite comme l'enfant qu'il était encore, alors que Christine n'était qu'une jeune fille en gloire. Pour mon ami et moi, elles étaient nos premières aventures sérieuses, dont nous pensions qu'elles seraient les dernières. Je me rappelle ma surprise quand je vis qu'il ne cherchait pas à dissimuler sa jalousie, et qu'il entendait bien défendre sa conquête de toute convoitise, d'où qu'elle vienne (la jalousie n'était pas à la mode, en ce temps-là). Sans doute avait-il le sens du combat qui me faisait défaut, moi qui me laissais mener par les sentiments et le cours des choses. 

L'entrée dans le sac de couchage, dans la pénombre de l'étable, les seins opulents de Joëlle, aux larges aréoles pâles, sa lèvre inférieure un peu trop épaisse et qui tombait un peu, sa voix à la fois traînante et autoritaire, les longues attentes au bord de la route, car nous nous déplacions en auto-stop, et le désir, omniprésent, en suspension dans l'air chaud du sud, tout cela m'est revenu en entendant In A Silent Way, de Miles Davis — nervure souple d'un temps lisse et gorgé d'odeurs, répertoire de caresses et de non-dits. 

J'étais inconscient de tout mais mon corps était bien là, lui qui dans sa grande sagesse enregistrait en secret. 

dimanche 24 avril 2022

Dans le couloir de la mort


« Leur accord sur la taxation des plus-values avait d'emblée été total. » Joindre les détails cordialement, c'est important, mais Anne-Sophie pétait vraiment beaucoup, arrivée de toujours. Je me demande si c'est toujours le cas aujourd'hui. Océan-ocre-octave-oculus-odieux. Je demande parce que je sais aujourd'hui comment régler le problème, Anne-So, ce que j'ignorais à l'époque, qui t'en iras partout. Ton absence remplit complètement ma vie, et la détruit, crible les fléaux. Mais, heureusement, JEAN YVES RICHARD m'écrit pour me laisser toute sa fortune (2.000.000,00€) : suite à des anαlyse [il est] affecté par le Virus Covid-19 et [il a] un Cancer en phase terminale. Alors [il] souhaiterai[t] [me] fαire un doη de [sa] fortuηe. Ci-joint, les détails. Cordialement. Tout ce que je crois écrire revient me battre quand je sors, à commencer par le temps. Dans le couloir de la mort, nous y sommes bel et bien, quand je dors. Leur chapeau est si gros qu'ils ont du mal à le manger par la racine. Nous étions habitués, nous, les vieux, à un monde dans lequel la folie était certes bien présente mais circonscrite — Oh ! olive olfaction ombre omission. Il y avait des lieux pour elle, comme il y en avait pour la tolérance. La nouvelle Loi qui ordonne de briser toutes les frontières l'a fait sortir de ses gonds, et désormais elle se balade parmi nous — sans attestation. Ne cueille pas ces fleurs, Odalisque ! Prends tout le jardin (odeur ode, offense offerte) ! La folie, comme les hommes, a migré, et nous sommes en train d'apprendre à vivre (ensemble) avec elle. La force et la puissance sont tout entiers dans le beau geste. Ça s'entend, tu sais ! Un coup de ton doigt sur le tambour, elle ne se plaisait plus chez elle, elle voulait apporter au monde son monde à elle. On ne peut pas tricher avec ça. Un pas de toi, c'est la levée des nouveaux hommes. Peu de choses sont plus humiliantes que le spectacle d'une femme, acheminement vers la parole, qu'on aime ou qu'on a aimée, qui reçoit des compliments immérités, ou qui reçoit des compliments de crétins finis, à propos de photographies où elle est moche. Le phrasé, en musique, procède toujours d'un beau geste vers la parole, et la musique ne peut être que forte et puissante. Les idées viennent en écrivant vers la parole : personne ne t'a remplacée et commence la nouvelle harmonie. Quand on les attend, les idées (orgues), elles nous tirent la langue, cachées derrière leur mont chauve (orient, orteil ortolan), et c'est bien fait pour nous. Elle avait des gaz, comme on dit. Écoutez-les, ces quelques notes du commencement du premier nocturne de Chopin, qui tournoient autour du si bémol pour s'incliner sur le fa répété, alors la femme disparut, et reprendre ensuite leur cheminement ondulé vers le si bémol grave en faisant une brève étape sur le ré bémol. Il y a toujours un mont chauve pour nous séparer de nos idées. Heureusement. L'impression de se sentir étranger à sa propre vie a quelque chose de grisant qui nous force à trouver d'autres liens à nous-mêmes. Je sortis dans la ville sans fin, ce n'est pas toujours facile. La moindre faute de goût, ô, fatigue ! prouve qu'on a tort. Jamais, jamais, jamais elle ne m'a écrit de manière hideuse. Je fus très ému de même qu'une phrase écrite nous permet de connaître quelqu'un mieux que sa conversation (et tous les effacements revivent), la photographie, parce qu'elle arrête les visages, et je la vis dans mon lit, et les place dans une position où ils semblent inclure leur propre mort, toute à moi, nous montrent des choses, sans lumière, dans les êtres, que leur fréquentation (que la vie en eux) nous cache soigneusement. Si la musique fait tellement souffrir ceux qui l'aiment, noyés dans la nuit sourde, c'est parce qu'elle nous isole de la manière la plus radicale qui soit. J'aimerais manier les guillemets comme on pavoise, comme on porte haut les oriflammes, comme enfin on habille sa maîtresse (l'oubli n'est autre chose qu'un palimpseste), j'aimerais citer sans relâche, oubli ouaté, pour porter ma voix parmi les nombres (qu'un accident survienne, et tous les effacements revivent dans les interlignes de la mémoire étonnée), j'aimerais me frayer un étroit chemin, presque nu à travers les ombres et trouver là un peu de la lumière dont l'absence me brûle, j'aimerais ouvrir la bouche pour laisser parler les autres, et dans la fuite du bonheur, once, onde, rapporter, ondinisme ongle, faire écho, oui ourlé ouh là là ! laisser entendre, m'instruire enfin dans le bourdonnement infini de la conversation des écrivains (se taire, non, il n'en avait plus les moyens, même s'il connut un tremblement de haine et d'effroi à entendre sa voix remonter de l'abîme où il croyait l'avoir à tout jamais précipitée et perdue), être l'oreille qui se fait bouche, être le mot de passe, dans le couloir de la mort, la phrase de passage (non, il n'était déjà plus de force à lui résister : évanouie seulement, voilée peut-être, mais encore là, insistante, inébranlable, comme pour le prendre en défaut de vigilance et le rejeter dans un nouveau tourment), la fenêtre ouverte vers l'intelligence. Je lui suis infiniment reconnaissant d'avoir toujours fait attention à ce qu'elle m'écrivait, à ce qu'elle écrivait et à la manière dont elle l'écrivait, au ton qu'elle employait pour m'écrire. Ma dette est immense, je la pris. Onze opaques opéras. Jamais je ne pourrai m'en acquitter. C'est par là qu'il faut commencer, par la dette. La musique est la grande Séparatrice, avec la Mort et l'Amour. Ophélie, oblique obsession obvie. Les mots sont vivants ; eux aussi sont entourés de silence, d'espace. Eux aussi ont des organes vitaux ; ouvrir outre. Eux aussi sont mortels ; os, oser, ostracon. Je ne serai plus là depuis longtemps quand la vérité éclatera, mondaine qui se donnait, et d'ailleurs, elle n'éclatera pas. Elle est déjà là, mais on ne connaît pas sa physionomie, j'étais en haillons, moi. Visiblement, celle-là n'est pas en lien avec elle-même. La communication entre elle et son image est coupée, opium ophtalmique, car sinon on ne s'explique pas qu'elle choisisse presque systématiquement des représentations qui la montrent sous son plus mauvais jour, quand elle peut être si jolie. Le soleil est debout sur elle et sur ce trône le profane au rire effronté souffle gaiement des bulles rondes qui montent dans l'air rejoindre les mondes au fond de l'éther. On ne peut pas vivre sans déblatérer. Le crétin fini, lui, aime justement les images où la jolie femme ôter otarie ou est moche, car il ignore comme elle peut être jolie, il lui fallait s'en aller. La vie est vitesse, or, oreille-orgasme, alors que la photo c'est la mort instantanée. Le fondu-enchaîné que la vitesse amène avec elle gomme ces arrêtes — ordre orée orfraie. La photographie organe nous les rend visibles, car elle omet presque tout le reste. Or il est gris, ce dimanche, dans ma faiblesse indicible. Encore un qui me fait la gueule. Le crétin fini ne sait pas faire de compliment. Tout est dette. « Certains lundis de la toute fin novembre et du début de décembre, surtout lorsqu'on est célibataire, on a la sensation d'être dans le couloir de la mort. » Commencer un roman par une caricature de son propre style est aussi l'une des marques de génie de Michel Houellebecq. C'était comme une nuit d'hiver : ses compliments sont humiliants pour tout le monde. Il s'agit d'une vérité indiscutable. D'habitude, j'écoute les sextuors de Brahms (ogive Odette Olga objet) quand il fait beau, mais il faut de temps à autre passer outre. Vivre, c'est simplement être dans le couloir de la mort. Même quand elle utilisait un smiley, ovaire ovale, ce qui était rare, c'était fait avec grâce et intelligence, et surtout avec une légèreté ravissante. Lala & Fafali n'y sont pas, ni Clara, ni Marie-Claude, ni Sarah. Elle dit à son amie : « Je ne suis pas assez déprimée pour coucher avec toi. » Le globe lumineux et frêle prend un grand essor crève et crache son âme grêle comme un songe d'or. Et quand elle s'est mal conduite avec moi, elle n'a fait aucune difficulté à le reconnaître et à s'en blâmer. Et l'autre lui répond : « Moi non plus. Et puis toi tu sens mauvais la nuit. » Le crétin fini ignore qu'il trahit la beauté, car il n'a aucune idée de la beauté, ni aucune exigence. J'entends le crâne à chaque bulle prier et gémir : “Ce jeu féroce et ridicule, quand doit-il finir ? Car ce que ta bouche cruelle éparpille en l'air, monstre assassin, c'est ma cervelle, mon sang et ma chair !” Tout est dette, même O. Mémo. Némo. Même eau. Oxyde ozone. On ne peut pas vivre sans virgules. L'austère cataclysme que l'on voit se porter comme une ombre ajoutée à son lent paroxysme prévient de son soupir celle qui va florir. Elle ne sait pas ce que c'est que de se réveiller à côté de quelqu'un froid comme le marbre, celle-là ! Comme les choses étaient simples, pures, oui, oui, pures, je courais dans un jardin enseveli, comme c'était reposant, de ne pas entrer dans les habituels dénis et explications tordues auxquels on a droit en pareil cas, avec la plupart des gens. J'étais venu tellement de fois en espérant qu'elle serait là. Vous la croisez sans la reconnaître, ce n'est pas votre faute. Tellement de fois ! Vous êtes en état d'arrestation. Nous le sommes tous. Vivre sans virgules, c'est la certitude que nous avons d'être seul face à elle qui lui donne cette amplitude désaxante. Et puis elle était là mais je ne la reconnais pas. Le crétin fini croit qu'en faisant un compliment immérité il mérite gratification. Plus on les gave de mensonges plus ils avalent comme des porcs, sans manières et sans mâcher, comme si leur vie en dépendait, comme s'ils n'avaient plus que quelques instants à vivre, sans virgules. Je n'aimerais pas être leur estomac. La vaisselle est toujours là, et l'argenterie, et les journaux intimes. M. Camille Saint-Saens a disparu ! Lala & Fafali ne sont même pas au courant. On m'a repoussé. Quand je dors du côté gauche, je pense à Isabelle. Le docteur Moustache garde tous les dessins faits pas les enfants qu'il a soignés comme des porcs. Saint-Saens qui lui aussi sentait mauvais la nuit se précipite pour voir l'éruption de l'Etna et revient en toute hâte à Paris pour entendre son cœur s'ouvrir à la voix. Notre cerveau n'est pas fait pour la musique, ni pour l'amour. Alors elle déblatère : ta tête se détourne : le nouvel amour ! La jeune femme seule et malheureuse, frustrée à bien des égards, ne sait pas utiliser les talents réels qu'elle possède et préfère traîner là où elle n'a rien à faire. Le pouvoir se présente nécessairement comme le rempart contre le danger qui menace ceux qu'il administre. C'est peu de dire qu'elle n'a pas confiance en elle, mais, comme tous ceux qui n'ont pas confiance en eux, elle ne supporte pas que l'on puisse remettre en cause sa confiance en elle. Elle n'a pas vécu à fond les idéaux de la société permissive. Le risque s'est peu à peu superposé avec les moyens de le prévenir, jusqu'à se confondre avec eux, comme le plaisir peut parfois se confondre avec la douleur. Alors elle déblatère : je vois la cime du néflier. Le sado-masochisme devient la norme. Lala & Fafali s'en foutent complètement, de Samson & Dalila. Elle parle à la vitesse de la lumière, respire en syllabes, sans penser plus qu'une culotte mouillée, sans sortir du tunnel où elle se râpe les côtes, se contredit tous les huit mots, se prend les pieds dans des phrases disloquées et hirsutes qui font peur à ceux qui écoutent. Bruno était déjà le prénom du héros d'un des tous premiers roman de Houellebecq, Les Particules élémentaires. Ici c'est un ministre-endive en exercice. Les Français vont instinctivement au pouvoir ; ils n'aiment pas la liberté ; l'égalité seule est leur idole. Or l'égalité et le despotisme ont des liaisons secrètes. Anne-Sophie pétait beaucoup, et je tombai sur elle. En réalité, elle pétait tout le temps. Apparaît cette chose tout à fait extraordinaire, quand on jeûne : ce qu'on met dans sa bouche n'est pas indispensable, comme on l'avait toujours cru. Bruno était le demi-frère de Michel, et était né en 1956, comme moi, et comme Houellebecq. Bruno Le Maire est bien plus jeune, puisqu'il est né en 1969, année érotique. Leur mère, Janine, « a vécu à fond les idéaux de la société permissive ». Le pourtoussisme flambe d'une joie mauvaise. Pour 98% des gens, l'art n'est qu'un alibi. Ils n'en parlent jamais autant que lorsqu'il n'en est pas question. On mange pour beaucoup de raisons, on mange très rarement pour se nourrir. Le froid dans une demeure, le froid installé et dominateur, le froid qui se trouve chez lui dans toutes les pièces de la maison se conduit comme un garde-chiourme intraitable et sadique : il ne cesse de taper sur les os de son patient, Bruno ou Boris, ou Jérôme, dès que ça lui chante, dès que celui-ci baisse la garde. Alors elle déblatère : En lisant les premières pages du roman de Houellebecq, je retrouve le plaisir que j'ai à le lire, plaisir intimement lié à l'ennui. La raréfaction a beaucoup de vertus, comme tout ce qui préserve de l'habitude. Mais elle y mettait une grâce, elle avait un tel charme, quand elle disait « pardon ! » (elle prononçait "perdon"), en tordant la bouche avec un petit air faussement ingénu et honteux, que pour un peu on l'aurait encouragée à s'épancher davantage. Décharge tous les sons : péter avec grâce, voilà qui n'est pas donné à tout le monde. Quand les œuvres sont là, simplement là, à leur disposition, sans émettre de signes extrinsèques (scandaleux, politiques ou commerciaux), ils ne les voient pas. Il interdit à son hôte de se laisser aller jamais, de s'installer dans le creux des heures, il ne lui laisse le choix qu'entre l'activité perpétuelle et la déroute. L'ennui est l'une des grandes qualités de la prose houellebecquienne. C’est le suspens qu’il y a dans l’ennui que nous a fait entendre le jazz. Il a fait plus : le jazz, lui et lui et seul, nous l’a montré pour la première et unique fois. Son roman commence très justement par la mise en relation de deux faits essentiels : l'abolition de la sexualité et la querelle alimentaire. Il faut aussi parler à ceux qui ne nous écoutent pas. C'est le ciel de notre époque. On se surprend à sans cesse prévoir l'activité suivante, à en ressentir déjà les effets dans les muscles, dans la chair, dans le souffle, on ne peut jamais s'installer dans un état, quel qu'il soit. Pas de repos, pas de gentillesse, la maison est hostile, où qu'on se trouve. Qui d'autre que lui aurait pensé à rapprocher ces deux-là ? La première phrase du troisième chapitre, pour anodine qu'elle paraisse, et justement parce qu'elle est anodine, plate et banale, est essentielle : « Le ciel est bas, gris, compact ». Le jeûne a une vertu extraordinaire, à laquelle on ne pense pas immédiatement, qui est de dégager du temps, beaucoup de temps. Depuis deux jours, c'est un piège géant et trop petit. C'est un constat et c'est le ciel de notre époque, dont il n'y a peut-être rien d'autre à dire. Là où l'on devrait trouver la sécurité et la sérénité, c'est l'anxiété et la détresse qui règnent. Nous sommes coincés entre une terre inhospitalière (en train de se défaire, à ce qu'on nous dit) et un ciel plombé. Aucune échappatoire n'est envisagée depuis deux jours. Vous aussi, je le sais bien. M. Camille Saint-Saens peut bien disparaitre à nouveau. Le ciel est bas, gris, compact, depuis deux jours. La journée est méconnaissable, quand on jeûne ; débarrassée de ses trois repas, le temps a une physionomie toute différente, je ne sais pas, et l'on peine à reconnaître la vie dont nous avions l'habitude. On ne sait pas quoi faire de son dégoût. Cette fois j'ai pleuré plus que tous les enfants du monde. Bruno, Boris, Michel, Daniel, Jérôme, Emmanuel, aux heures des désirs de mort. Ce qui m'afflige, c'est que le meilleur de ce que j'ai écrit soit mauvais, et qu'un autre — s'il existait, cet autre dont je rêve — l'aurait fait bien mieux que moi. 

« Un lecteur français aux toilettes, ses habitudes interrompues à la mort de Victor Hugo, lit Mallarmé, ou plutôt essaie de le lire, ne peut que se déconcerter, car il y voit très mal. C’est ça, la rue de Brabant et il y en a désormais des dizaines dans chaque ville. À la radio, Hugo, dans sa tâche mystérieuse, rabattit toute la prose et la ballade de l'opus 118 de Brahms, philosophie, éloquence, histoire au vers. Par la fenêtre ouverte, et, comme il était le vers personnellement, les cigales assourdissantes, il confisqua chez qui pense, discourt ou narre, presque le droit à s'énoncer, un marteau-piqueur et les oiseaux. Arrivé au passage central de la Ballade, monument en ce désert, avec le silence loin, il en perd le fil, dans une crypte, n'arrive plus à en suivre les contours, la divinité ainsi d'une majestueuse idée inconsciente, les cigales ont pris le dessus, à savoir que la forme appelée vers, aidées par les oiseaux et le marteau-piqueur, est simplement elle-même la littérature, comme un gros insecte qui dort. C’était une Africaine bien ridée, régime dérogatoire, c’est-à-dire non voilée. » Ce n'est pas cela, cependant, que je ressens et qui m'afflige, au cours de ces lentes heures où je me relis. 

Pas un souvenir n'est resté. Depuis deux jours, j'essaie de faire quelque chose avec ce texte, c'est l'amère mêlée au soleil. Quand je suis face au texte lui-même, je ne sais pas, les idées que j'ai disparaissent, il ne reste plus que le texte, comme un bloc mort, dont je ne sais pas quoi faire. La vie a fini par se lasser, avec moi, des nuits du blond et de la brune. On peut la comprendre, le tour de bonté serait plus long à reproduire qu'une étoile. Mais c'est que la vie est aussi bête que les femmes. « Franchement, très franchement, si chaque matin je me disais que je vais peut-être écrire quelque chose, je serais au bout du rouleau. » (Voilà comme on est entendu.) À mon enterrement, je voudrais que Sarah joue la sarabande de la cinquième suite pour violoncelle de Bach, nue. Oui, la vie s'est refroidie. Ce sera mon dernier détour, pointe d'un fin poison trempée. On peut bien m'accorder ça, non ? C'est pas trop demander ? Les choses réalisées, que ce soient des phrases ou des empires, acquièrent, de ce seul fait, le pire côté des choses réelles, dont nous savons bien qu'elles sont périssables.

« Que vers il y a sitôt que s'accentue la diction, les tierces et les sixtes, rythme dès que style, on met la pédale, le vers, je crois, avec respect, les deux, attention à ne pas noyer la main droite, et attendit que le géant qui l'identifiait à sa main tenace, cette main gauche trop puissante et plus ferme toujours de forgeron, mais il n'entend pas, toute la langue, ajustée à la métrique, il devine seulement, et ça va revenir, y recouvrant ses coupes vitales, le staccato s'évade et vient à manquer, les accords bien pleins, selon une libre disjonction aux mille éléments simples, le petit doigt solide, pour, lui, se rompre, pas trop de pédale, et, je l'indiquerai, voyons, ne pas tomber sur les basses, pas sans similitude avec la multiplicité des cris d'une orchestration… » Je relis, lentement, lucidement, morceau par morceau, tout ce que j'ai écrit. Et je trouve que cela est nul est qu'il aurait mieux valu ne jamais l'écrire. 

En parlant d'une jeune fille, on dit une péteuse, ou une pisseuse, on dit aussi une chieuse. Tout ce qui sort de là, quoi… Les idées disparaissent. Elles nous fuient, avec une neige pour étouffer le monde. Les femmes sont aussi bêtes que la vie. Le soleil est debout sur elles, elles ont des étoiles autour de la tête. (Bruno Le Maire est extraordinaire.) Il y a des jours où j'aimerais avoir un cancer en phase terminale pour leur montrer que ça se guérit. Agnès est devenue extraordinairement moche, trois fois par jour. Ces poteaux ! On voit que sa laideur l'a rattrapée, elle n'a pas couru assez vite. Lisa prend de l'extasy et jouit trois fois par jour. Le gymnase de Rumilly, c'était un vrai cauchemar. Retour des angoisses, depuis deux jours, trois fois par jour, des vies flottantes, à demi-pleines, des datas rangées en listing, à demi-effacées et silencieuses. Elle a pas jaoui ? Charlotte Gainsbourg et Guillaume Canet ont des têtes d'enkulés — à mon humble avis. Ils doivent habiter le couloir de la mort, je ne vois que ça. Car c'est maintenant, l'éternité, non ? J'entends un camion au loin et des oiseaux stupides. La chaleur et le soleil entrent par la fenêtre ouverte, je vois la cime du néflier, je parle avec Vincent. Il est 13h27. Je ne suis pas en thérapie.

Personne ne t'a remplacée.

vendredi 22 avril 2022

Je suis propriétaire d'un sous-sol. Tu piges ?

Je crois que c'est du bla-bla, tout ça.

Une bourgeoise, c'est une nana qu'a pas peur de se mettre à poil quand elle vient chez un peintre. 

D'abord le nu ça marche pas. 

On est artiste ou on ne l'est pas. 

C'est pas facile de trouver un bon bouquin, c'est comme de trouver un beau tableau ou une belle nana.

Faut se la faire, la vie !

Je suis régulier avec moi-même, je suis régulier avec les autres.

Jamais planté un drapeau. Tu piges ?

Tu prends une fleur, elle s'épanouit, et puis paf !

C'est toujours les mêmes qui viennent me voir.

J'étais marié, une fois. Ça lui était interdit, d'entrer dans l'atelier.

Je ne fréquente pas les peintres. Les réunions de peintres, j'ai horreur de ça. Si j'étais croque-mort, j'aurais des réunions des croques-morts ?

Je suis un musicien de la feuille.

J'ai fait quand-même un an et demi de bagarre.

C'était la grande chance, parce que tous mes potes ont été butés.

Rembrandt, moi je le sens pas, ce mec-là.

J'ai l'air d'un chien qui court après sa queue. 

Je cherche à faire des progrès, mais c'est pas facile.

J'ai le sens des canons, aussi.

Tu me diras, Renoir a gardé sa cuisinière toute sa vie.

30 piges c'est déjà un peu grand-mère, hein.

On voit bien si la gonzesse est bien balancée ou si elle est mal roulée, tu piges ?

La beauté, ça compte !

Moi une grosse nana ça m'embarrasse, tu comprends. Si j'avais une grosse nana, elle me balancerait dehors avec ses débordements. 

Céline, il m'avait appris le massage chorégraphique.

Je sais ce que c'est qu'une jambe. Avec les mini-jupes, j'étais devenu expert en genoux. Les rotules cagneuses, tu comprends, ça se balade.

Elles se mettent à poil devant un PDG, mais devant un peintre, on passe pour des satyres, pour des dégueulasses, des pourris, des viceloques. 

La meilleure chose de l'homme c'est la curiosité. 

J'ai acheté une concession au cimetière Montmartre, dis-donc, si bien que je suis propriétaire d'un sous-sol !

« Un mort, c'est discret, et ça dort au frais. » C'est tout.

Moi je sais que je ne me sens pas naze. Tu piges ?

Petit portrait en prose (25)

Je l'ai reconnue immédiatement. 

Elle était juste devant moi, au bureau de vote, masquée de bleu clair, tremblotante d'exaltation seringuée, se frottant les mains comme d'autres se mettent la croupe en sang, avec une application virulente. Quand elle a glissé la petite enveloppe bleue dans la fente, j'ai compris que celle-là était grosse de cinquante bulletins à l'effigie de son dieu, car elle avait près d'un centimètre d'épaisseur. 

Savoir que son vote serait nul ne l'a pas dissuadée, car son geste était de l'ordre de la transe sacrale. La Voix lui avait dit de le faire : elle le fit, et se signa, avant de récupérer sa carte de Dévote et de quitter ce lieu en dérapant sur une flaque de gel hydro-alcoolique.

mardi 19 avril 2022

La place du mort

Les jours fériés sont des jours où l'on m'épie. Je ne les aime pas, pour cette raison, et pour d'autres raisons encore, mais j'aime le dimanche, car le dimanche je bois du café. 

Ce jour-là, j'étais dans une voiture, que conduisait un inconnu. Nous longions le désert, et par la fenêtre ouverte, je voyais des croix sur lesquelles on distinguait des hommes crucifiés. Ma situation, bien qu'assez peu enviable, était tout de même bien supérieure à celle de ces hommes en train de cuire au soleil. J'étais assis, transpirant, mais j'avais de l'air sur le visage. Bien que la suite de ma vie m'ait été absolument inconnue, et qu'elle aurait pu légitimement m'inquiéter, je me repaissais de ce moment présent, et du soleil sur ma face. En un mot, j'essayais de positiver et j'y arrivais pas trop mal. 

Le chauffeur ne disait pas un mot, et je sentais qu'il valait mieux ne pas lui adresser la parole en premier. Il avait l'air furieux, ou bien très angoissé, ou très en colère, je ne sais pas. En tout cas il ne souriait pas et il était mal rasé. Moi aussi, du reste, j'étais mal rasé. 

La route semblait interminable, mais nous finîmes tout de même par croiser une voie de chemin de fer sur laquelle circulait un train de marchandises. En tête du train se trouvaient trois locomotives bleues suivies d'une infinité de wagons de marchandises d'une couleur brun rouille. Il fallut laisser passer le train, ce qui prit un certain temps, car le nombre de wagons devait dépasser la trentaine. 

Je m'assoupis. Quand je rouvris les yeux, rien n'avait changé. Nous roulions toujours dans le même très beau paysage où seules les croix et le train avaient disparu. Je me risquai à demander où nous étions, mais l'homme ne sembla même pas entendre ma question. Il conduisait avec une attention sans faille, les yeux rivés à la route, sur laquelle, pourtant, il ne me semblait pas se passer grand-chose. On aurait même pu commencer à s'ennuyer ferme si l'absence totale de dialogue entre le conducteur et moi n'avait pas produit cette atmosphère légèrement oppressante qui sans doute m'avait réveillé. J'avais faim mais je m'abstins d'en faire état. Pas de provocation, me dis-je à part moi. J'étais à la place du mort, inutile d'en rajouter.

dimanche 17 avril 2022

Fait divers 30 ter

« L'oubli n'est autre chose qu'un palimpseste. Qu'un accident survienne, et tous les effacements revivent dans les interlignes de la mémoire étonnée. »

jeudi 14 avril 2022

Je vais te tuer

Mélanie Chavaux était moche. Fred Lampé était amoureux. Il avait coutume, lorsqu'il la prenait en levrette, le matin dans sa petite studette marseillaise, de lui dire qu'elle était belle, qu'il ne connaissait pas de femme plus belle. Il ne lui aurait pas dit ça une demi-heure plus tard, alors qu'ils étaient attablés devant leurs bols de thé à la mangue, dans la minuscule cuisine sans fenêtre, la radio allumée, mais, de dos, quand il voyait ses grosses fesses bouger avec une sorte de majesté âpre, il avait un irrépressible besoin de prononcer cette phrase rituelle qui invariablement restait sans réponse : « T'es belle, Mélanie. T'es la plus belle ! »

Pourquoi le disait-il ? Pour se donner du courage, pour faire plaisir à Mélanie, pour se consoler ? Le fait était là : à chaque fois qu'il pénétrait Mélanie dans cette position, ses grosses fesses gélatineuses et marquées de vergetures faisaient automatiquement venir à sa bouche la formule rituelle. En s'entendant prononcer les mots : « T'es la plus belle ! », sans voir le visage de Mélanie, il avait vaguement honte de lui, et s'attendait à une réaction de Mélanie, réaction qui n'était jamais venue.

Fred était ce genre de petit bourgeois, professeur de français au collège, qui achète du matériel Hi-Fi à la FNAC et des lave-linge sèche-linge à la CAMIF. Mélanie était aide-soignante à l'hôpital. Elle regardait C'est mon choix à la télé, quand lui préférait Apostrophes et Envoyé Spécial. Rien ne le prédisposait à trouver belle un boudin ; mais s'il avait jeté son dévolu sur elle, c'est bien parce qu'elle était moche. Il le savait, même s'il ne l'aurait jamais avoué.

Fred Lampé n'imaginait pas que Mélanie puisse croire ce qu'il disait dans leurs moments d'intimité. C'est pourtant ce qu'il advint. Mélanie, contre toute attente, finit par se croire belle. Il le comprit le jour où elle commença à lui envoyer par sms des photos de ses fesses, des photos qu'elle accompagnait de mots tendres et sentimentaux. Après les fesses, Mélanie se mit à photographier ses seins, puis son ventre, puis ses pieds, puis ses jambes, puis son sexe. Enfin, un jour, elle photographia son visage. Elle prit un cliché, puis deux, puis trois, puis une dizaine, puis une centaine. Mais elle n'envoya rien. Elle s'enferma chez elle, se fit porter pâle, et passa une journée entière à faire des photos de son visage. Vers six heures du soir, après des milliers de photos sur le même sujet, elle envoya à Fred un écran noir avec ses quatre mots inscrits en blanc : « Je vais te tuer. »

Fred était chez lui, en train d'écouter Jean Ferrat, quand arriva le texto. Il avait son casque sur les oreilles et sirotait un jus de grenade bio. Il n'entendit pas le portable vibrer. Les très nombreux sextos envoyés par Mélanie ces derniers jours l'avaient d'abord surpris, mais la seule chose qui l'inquiétait réellement était qu'il faudrait bien à un moment donné expliquer à Mélanie qu'elle n'était pas jolie. Mais rien ne pressait, et ces envois à répétition le distrayaient un peu de leur morne routine. Il lut le texto une heure après l'avoir reçu, et ne comprit pas du tout ce qu'elle entendait par là. Était-elle en colère ? Pour quelle raison ? Était-ce une plaisanterie ? Une plaisanterie érotique ?

À huit heures, comme elle n'était toujours pas là, alors qu'ils étaient convenus de se retrouver chez lui pour le dîner, Fred repensa au message de Mélanie et tenta de lui téléphoner. Répondeur. Il envoya un texto pour lui demander de le rappeler. À Neuf heures, toujours rien. Il rappela, et il envoya un autre sms, plus pressant, toujours en vain. À dix heures il corrigeait des copies avec son stylo quatre-couleurs tout en écoutant un disque de Jacques Bertin. À dix-heures et demie, il rappela Mélanie, plusieurs fois. Et encore. Toujours en vain. Il se coucha plein d'étonnement. Quelle mouche la piquait ? Ça ne lui ressemblait guère, mais les photos qu'elle lui envoyait depuis quelques jours, ça ne lui ressemblait pas non plus. Il prit un somnifère et s'endormit facilement. 

Le lendemain, Germain Lastrapel, gardien au Centre de la Vieille Charité, eut la surprise de découvrir Mélanie Chavaux, entièrement nue, endormie dans une des salles du Musée d'Archéologie Méditerranéenne. Elle s'était laissé enfermer, la veille, et avait passé la nuit à déambuler et à se prendre en photo. Sur ses cuisses était écrit, au rouge à lèvres : « Je vais te tuer, Fred Lampé. »

mercredi 13 avril 2022

Fait divers 29


Une vieille poésie retrouvée par hasard, intitulée La chambre, sans doute écrite dans la chambre d'hôpital de ma mère, en 2003.


Nous sommes intouchables

Nous sommes invisibles.


Les perdus de l'après-midi,

Les oubliés de silence.


À l'heure dite, on ne viendra pas

La chambre leur fait peur

Par ici on demeure.


mardi 12 avril 2022

Fait divers 28

Je pourrais t'écrire une lettre, si je voulais.

Fait divers 27 (rêve)

C'est d'une beauté à couper le souffle et du souffle il m'en faut pour arriver jusqu'à elle. Jamais je ne serai capable de décrire ce que je vois, et je ne sais pas dessiner. C'est en descente : au bout de cette descente*, se trouve normalement Rumilly, et ma mère. Mais il y a des heures que je vole. Je commence à fatiguer. Et puis je n'arrive pas à accélérer. Je pense aux cerises à l'eau de vie, je voudrais lui parler de ça, je veux lui dire à quel point ces cerises à l'eau de vie me crèvent le cœur. De temps à autre, je reconnais, je suis à Annecy (alors que j'espérais n'être qu'à quelques centaines de mètres de la maison), mais j'ai peur de reconnaître Paris, oui, c'est Paris, c'est la Seine, je suis encore plus loin que je ne l'imaginais. 

(*) Cette descente, je la connais bien, mais je serais incapable de lui donner un nom. Elle n'existe pas et pourtant j'ai rêvé d'elle une vingtaine de fois au moins. C'est un mélange d'une descente parisienne (qui n'existe pas non plus, mais dont j'ai rêvé une centaine de fois déjà) et d'une descente annécienne (qui n'existe pas plus que l'autre). Deux cents fois j'ai rêvé que je les descendais en courant, ou en volant, que j'en admirais tous les détails architecturaux et "géologiques" (car elles présentent la caractéristique d'être à la fois très construites et très sauvages), que j'en éprouvais toutes les courbes, toutes les curiosités, toutes les aspérités, toutes les redondances, et toute l'extraordinaire beauté. 

Mais cette nuit, ce matin, plutôt, c'était mille fois plus long et détaillé que d'habitude, du moins en ai-je l'impression maintenant que je suis éveillé. Je me suis réveillé au moins trois fois, et à chaque fois je me suis rendormi immédiatement parce que je voulais poursuivre le rêve, et, surtout, rejoindre ma mère qui m'attendait à Rumilly. 

Il y avait cette porte fermée à clef qui obstruait une impasse, une porte brun-ocre que j'arrivais à ouvrir, mais qui donnait immédiatement sur une autre porte qui elle-même donnait sur un mur infranchissable. Deux fois je me suis heurté à cette même porte et j'ai dû rebrousser chemin, alors que j'étais déjà épuisé. 

Dans ce rêve, je suis extrêmement conscient. Ce n'est pas un vrai rêve. J'essaie, par exemple, très consciemment, de fermer les yeux, pendant que je vole, pour que le paysage change, et que découvre en les rouvrant que je suis à Rumilly, que je n'ai plus que quelques centaines de mètres à faire en volant pour arriver à la maison, mais quand je rouvre les yeux, c'est encore pire que ce que j'imaginais, je suis encore plus loin (Paris, et pas Annecy). Mais je continue, je continue, mes bras me font mal à force de voler, j'essaie toutes sortes de stratégies, et puis il y a ces groupes d'humains, au-dessous de moi, qu'il faut éviter à tout prix. 

Je suffoque. Je suis épuisé. J'ai tellement volé, depuis quatre ou cinq heures… Dans ce rêve le désespoir est intimement mêlé à l'admiration pour ce que je vois. La ville que je survole et donc que je vois comme personne ne la voit, est d'une beauté sublime. Mille détails retiennent mon attention et me font pousser des cris d'étonnement : je n'en reviens pas de tant de beauté. Je sais que demain ou après-demain, tout ça ou presque aura disparu, mais je sais aussi que ce rêve, je le continuerai une autre fois, comme je le continue depuis des années. Je connais ce monde, ce monde-double, ce monde parallèle, j'y suis souvent invité. Il m'(appartient). 

Dans le rêve, il y avait aussi Babeth et Laura. Babeth était atteinte d'une très grave maladie qui la rendait méconnaissable (elle me cachait son visage). J'étais entré en voiture chez elles, à reculons, sans le faire exprès. Et nous nous sommes ensuite retrouvés dans leur cuisine, à parler, il y avait une troisième personne (une femme) que je n'ai pas identifiée. Elle était bègue et grosse, mais translucide. Elle parlait une langue que je ne connaissais pas mais que je comprenais très bien, en tout cas mieux que s'il s'était agi d'un langue connue de moi. En revanche, Laura l'écoutait avec colère, et semblait furieuse de ne pouvoir comprendre ce que cette grosse femme disait. Babeth me proposait de la soupe verte, mais je préférais boire le lait qui giclait de ses seins. Elle en mettait partout, c'était un peu du gâchis. La femme translucide se mit en colère et réclama aussi sa part de lait. Alors je renonçais à boire et m'enfuis en ricanant. Laura se mit à me courir après en me disant que jamais plus je ne trouverai un lait de cette qualité, mais elle me faisait pitié et je ne l'écoutais plus. 

Sur le pas de la porte, qui ressemblait à celle d'une agence bancaire tchèque, je rencontrai Sergiu Celibidache, avec sous le bras un gros livre que je reconnus immédiatement. Il s'agissait des Maîtres Menteurs. Quand il m'aperçut, il fit un signe de croix en se mettant à crier : « Rossini est un génie, La Fuly ! Je vous aurai prévenu. » Je crois qu'il m'a pris pour Gustave Flaubert, le fait qu'il m'ait appelé La Fuly étant à l'évidence une ruse grossière.

lundi 11 avril 2022

Fait divers 25

J'avais réglé l'appareil, avant d'entrer dans l'eau chaude, pour qu'il joue le quintette pour clarinette de Brahms. Je ne sais pas ce qui a contrarié la machine, mais après l'adagio (2e mouvement du quintette, qui en compte quatre) j'eus la surprise d'entendre le premier mouvement du quatuor américain de Dvorak. Mais l'étonnement vint surtout du fait que j'entendis la phrase d'alto avec un immense soulagement. Les machines (ou la chance) savent souvent mieux que nous ce que nous avons envie d'entendre. D'ailleurs, au moment où j'écris ces lignes, pour lesquelles il me semblait indispensable d'entendre le début du quatuor de Dvorak, la radio me propose La Rondine, de Puccini. Je ne puis que m'incliner devant tant d'à propos. « Je demeurerai tel que je suis, car l'or ne pourra m'apporter le bonheur. »

dimanche 10 avril 2022

Fait divers 24

« Le système tempéré, j'appelle ça "le fil à couper l'octave". »

Fait divers 21

 


Avec Sœur Marie-France.

Fait divers 20

A voté,

A fauté,

A douté.


Dans le décolleté de Dorothée

Il fut ballotté,

Avant de grelotter. 

Fait divers 18


 

ÉNERGIE NOIRE


REINE IGNORÉE


samedi 9 avril 2022

Fait divers 17

Quelle femme honnête sait être une salope, de nos jours ? Vous en connaissez, vous ? Il est à craindre que cette race ait été anéantie, comme bien d'autres. C'est désolant. Et bien triste. La disparition des salopes de bon aloi est une catastrophe écologique et morale au moins égale à celle du Grand Remplacement. 


vendredi 8 avril 2022

Fait divers 16

Durant cinq minutes j'ai cru que la troisième personne du pluriel du verbe être au passé simple était : « firent » ! 

C'est long, cinq minutes ! Même quand on se trouve dans son bain. 

Je venais de lire de travers, comme ça m'arrive souvent, avec mes mauvais yeux sans lunettes, une phrase extraite de La Montagne magique, de Thomas Mann : « Ils firent quelques pas sans souffler mot, puis Joachim demanda », phrase qui, dans mon esprit ramolli par l'eau du bain, devint, en sa signification : « Ils furent quelques pas sans souffler mot… [durant quelques pas ils restèrent sans souffler mot] ». J'en étais même à découvrir avec stupéfaction cette bizarrerie du français, qui est que "firent" était une forme identique pour deux verbes complètement différents, et même antinomiques, faire et être, et je m'apprêtais déjà à en tirer des conclusions dramatiques et merveilleuses !

Très déçu de constater mon erreur, je fus privé d'une découverte linguistique majeure qui aurait, je n'en doute pas un seul instant, fait date dans les annales de l'histoire de la pensée. 

Fait divers 15

Le violoncelliste entre en scène avec son instrument. L'altiste entre en scène avec son instrument. Le second violon entre en scène avec son instrument. Ils s'assoient et accordent leurs instruments. Une fois l'accord réalisé, ils attendent. Une minute passe, puis une deuxième, puis une troisième… Dix minutes ont passé. Ils regardent la salle, le public, leurs instruments, leurs partitions, posées sur les pupitres. L'altiste se gratte l'oreille. Le second violon sort un mouchoir de sa poche, s'essuie brièvement la moustache puis remet le mouchoir dans sa poche. Le violoncelliste se racle la gorge, éloigne ses lunettes de son visage, semble en inspecter les verres, puis les remet sur son nez. L'altiste a un tic : il tire les commissures de sa bouche vers les oreilles, de sorte qu'on pense qu'il sourit. Le second violon l'observe, lui sourit, puis se racle la gorge à nouveau. Quinze minutes ont passé. Le public est toujours silencieux. On entend quelques toux éparses mais rien d'alarmant. Le violoncelliste semble lire sa partition, comme s'il voulait la mémoriser, ou vérifier quelque chose. Le second violon tourne la tête vers les coulisses. Il se racle la gorge. L'altiste se gratte l'oreille et fait jouer les muscles de ses chevilles, ce qui a pour effet de soulever ses pieds, l'un après l'autre. Le second violon observe l'altiste, ses chaussures, puis relève la tête en se redressant sur sa chaise. Vingt minutes ont passé.

Le premier violon, une femme, entre en scène avec son instrument. Elle marche en frottant les cuisses l'une contre l'autre comme si elle avait peur de perdre sa culotte. Dès qu'elle est assise auprès de ses compagnons, les autres s'accordent à nouveau, mais elle ne bouge pas. Elle a posé son violon sur ses cuisses et le regarde avec une sorte de terreur sacrée. Son bras droit, celui avec lequel elle tient l'archet, pend le long de son corps. On voit qu'elle transpire. 

Marlène Schiappa applaudit très fort, sans raison apparente. Tous les regards se tournent vers elle, ce qui a pour effet de stopper net son élan. Au premier rang, une élégante remue son éventail et son voisin éternue. On entend du remue-ménage dans les coulisses, comme si l'on transportait des meubles très lourds. 

***

Tout est recouvert de blanc. On entend des gémissements, des craquements, des cris étouffés, puis à nouveau le silence. Pas un survivant.

Le président n'était pas là. 

***

Au début les musiciens jouaient. Ils savaient quoi jouer, ils avaient un programme. Maintenant, ils ne prennent même plus la peine d'avoir des partitions, de répéter. Ils viennent, ils s'assoient, ils attendent. Tout le monde attend. Il paraît que parfois le premier violon n'est pas plus violoniste que vous et moi. C'est lamentable. N'empêche, le système fonctionne plutôt bien, il faut le reconnaître. Est-ce que vous savez pourquoi on a interdit les signes religieux ? Ça me semble évident. Ah bon, vous trouvez ? Que craignent-ils ? 

***

Le président viendra-t-il ? Vous savez bien que non. Mais c'est impossible ! 

***

C'est complet, Madame. Je peux m'asseoir sur les marches. C'est interdit : raisons de sécurité. Mais enfin… N'insistez pas ou j'appelle la sécurité. 

***

Comment ont-ils réussi à apporter toute cette neige ? Je ne sais pas de quoi vous parlez. Pourquoi la neige ? Je ne sais pas de quoi vous parlez. Pourquoi la musique ? Je ne sais pas de quoi vous parlez.

***

Je la vois dans la glace de la salle de bains. Elle se passe de la crème sur le visage, sur le cou et sur la naissance des épaules. Puis elle prend sa brosse à dents et le tube de dentifrice. Je la regarde et je me dis que j'aime ça, qu'une femme qui s'apprête pour la nuit est la plus belle chose que je connaisse. Je la regarde, dans la glace, avec émerveillement, mais je constate que je n'y suis pas, dans la glace, et je comprends qu'elle est seule dans la salle de bains. J'étais à ce fichu concert, je revois la violoniste qui entre sur scène en frottant ses cuisses l'une sur l'autre. Je peux sentir l'odeur de la crème sur son visage et l'odeur de ses cheveux après qu'elle les a brossés. Elle masse, du bout de la main droite, le creux du cou, sur l'épaule, où elle pose son instrument. C'est légèrement bleuté.

***

Les deux femmes discutent en buvant un verre. À chaque fois que la caméra est sur A., il décompose le mouvement. Il fait des arrêts sur images, une centaine par plan, et il se dit : A., c'est ça plus ça plus ça plus ça plus ça… Toutes ces choses, tous ces visages qui s'enchaînent, toutes ces poses non pausées, tous ces visages arrêtés qui ne se laissent jamais arrêter, toutes ces infinies transitions, toutes ces notes de la mélodie de son visage, toutes ces modulations, et aussi toutes ces absences, c'est elle. Il voit son visage qui se découpe sur le blanc de la neige, son visage merveilleusement transparent en harmonie avec la neige, et il se dit qu'elle est intacte de lui, qu'il n'a jamais été en mesure d'altérer ce visage. Cette crème qu'elle se passe sur le visage, soir après soir, ce n'est pas pour protéger sa peau du vieillissement, non, c'est pour qu'il ne la touche pas, même pendant le sommeil. Même quand elle dort, même quand elle est nue dans ses bras, il n'a aucun accès à elle, il est enfoui sous des mètres de neige, dans la nuit du rêve, tandis qu'elle marche, seule, et il ne peut ni la suivre ni la faire dévier de son chemin. Les enfants qu'ils ont eus ensemble partiront de leur côté, elle continuera sa route, et lui restera là, assis dans la salle, à l'écouter jouer, en attendant d'être recouvert par des tonnes de neige. Il ne peut même pas crier, il ne peut même pas se plaindre. Il est assis dans la salle et regarde le spectacle, et, dans le public, on reste silencieux et immobile. 

***

Il fait nuit. Elle marche dans la neige. On entend le bruit de ses pas. Tout a disparu, il n'y a plus personne, il n'y a plus qu'elle, qui marche dans la neige. Sûrement, sous ses pas, par dizaines, des corps gisent, profondément enfouis sous la neige, qui a tout recouvert. Elle marche encore. Elle transpire. Elle se sert de son archet comme d'un bâton de ski, ou d'une canne. Elle déclenche des catastrophes et elle enterre les témoins. 

***

Le temps a passé. La neige a recouvert les hommes, les bêtes, et tout ce qui est vivant. Le président est arrivé et le quatuor va pouvoir commencer à jouer dans la grande salle très silencieuse. Tout danger a été écarté. 


Musique !

Fait divers 14

Prépare-toi à rester allongé très longtemps sans bouger, sans parler, sans dormir. Dès que tu viendras au monde, prépare-toi à mourir car cela viendra très vite. Fais-moi confiance, il n'y a rien de plus urgent. N'écoute pas ceux qui te parleront de la vie, de l'amour, du plaisir, des arts et de la connaissance. Laisse-les parler, fais comme si tu les écoutais, hoche la tête de temps en temps, mais, je t'en supplie, prépare-toi. Laisse tes membres à l'extérieur de ton corps, laisse tes yeux errer au hasard, laisse ton cœur battre à son propre rythme, laisse tes cheveux pousser, et tes ongles, et ta barbe, transpire, urine, défèque, mange, répète les paroles que tu entends, adapte-les, module-les, renvoie-les comme des échos déformés, plisse les yeux, fais avec les bras des gestes pour intimider tes semblables, additionne des nombres, scrute les heures à la pendule, observe les filles qui passent devant toi, mords dans le pain, dans la viande, avale de l'eau, du vin, du lait, pousse des hurlements terrifiants, geins comme un enfant, pleure comme une femme, scande les noms de tes ennemis, caresse ceux que tu aimes, sois patient et impatient, généreux et âpre, facile et retors, courageux et lâche, mais je t'en supplie, je t'en conjure, prépare-toi à mourir, dès le premier jour, dès ton premier souffle, dès qu'on te donnera un nom. 

Même en pleine action, même en pleine course, même quand tu seras en train de tuer celui qui se met en travers de ton chemin, même quand tu étrangleras l'amant de ta femme, même quand tu rêveras, même en nageant, en mangeant, même dans le coït, prépare-toi à mourir, sois prêt, sois tout à la mort qui vient, accueille-la, ne sois pas pris au dépourvu quand elle te frappera de son doigt glacé ou brûlant, quand elle dira ton nom dans le silence qui arrête le temps, quand elle tranchera le fil qui te relie à ce que tu prends pour toi. N'oublie pas que tu es un funambule qui parle à une mouette, à quatre cents mètres au-dessus de la terre. Pour l'instant tu danses sur le fil mais il va se rompre l'instant d'après et tu vas tomber et t'enfoncer profondément dans la terre. Je te parle de l'instant d'après, de cet instant qui se situe juste après la seconde où tu entends ma voix. Le fil est si fragile que ma parole va le briser ; dès l'instant que ma parole arrivera sur toi, le fil ne pourra plus supporter le poids de ton corps, il ne pourra plus supporter le temps qui s'est accumulé dès avant ta naissance, ce temps que tu amènes avec toi en venant à la vie. Il suffit de si peu. Prépare-toi !

Déjà, tu es allongé sur ce lit, comme je te l'avais prédit. Tu ne m'as pas écouté, pas assez, pas assez bien. Tu ne m'as pas cru. Tu as cru que j'exagérais pour t'effrayer. Tu as cru que je faisais de la philosophie, que je racontais une histoire édifiante, un conte, une parabole, tu as cru que je réduisais ta vie sensible à une épure, tu as cru que je voulais t'éduquer. Tu aurais dû m'écouter, tu aurais dû entendre ce que je disais, le prendre au sérieux, le comprendre au premier degré. Maintenant tu es là, allongé sur ce lit d'où tu ne te relèveras plus, ne t'avais-je pas décrit tout ce qui allait t'arriver ? Je ne parle qu'à toi, je ne m'occupe pas des autres, je ne parle pas de la vie en général, je ne suis ni professeur, ni philosophe, ni docteur, ni prédicateur, ni curé, ni sage-femme, ni sorcier, ni psychiatre, je ne suis que ta voix propre, celle qui te guide et celle qui veut te sauver de l'illusion. Regarde-toi, allongé, impuissant, impotent, implorant, regarde-toi qui regrette, regarde-toi qui m'écoute maintenant, qui semble tout à coup entendre ma voix, alors que j'ai toujours été là, que je t'ai toujours parlé ! Regarde comme tu as l'air idiot, simple, débile, incomplet, vois comme tu es à la merci des autres, de leurs volontés, de leurs désirs, de leur paresse, de leur égoïsme, de leur lâcheté, de leur pusillanimité, de leur peu de mémoire, de leur ingratitude et de leur bêtise. Je voulais t'éviter cela et toi tu as voulu vivre, tu as voulu faire comme les autres, tu as suivi leur chemin d'idiots, d'inconscients, d'enfants qui ne veulent pas savoir et qui rient jusqu'au moment où la lumière s'éteint brutalement. Personne ne rallumera la lumière pour toi, je peux te le dire, et maintenant, tu me crois. 

Tu regardes par la fenêtre ? Mon beau salaud ! Tu ressembles à un cheval. Un cheval couché sur le dos, ridicule, pitoyable, affolé. Tu n'as pas faim, tu n'as pas soif, tu ne veux pas parler, tu ne veux pas pisser, pourquoi regardes-tu par la fenêtre ? Ce que tu vois là-bas n'est plus pour toi. Ça ne t'appartient plus. Tu dois rendre tout ce à quoi tu prétendais, et même ce paysage, même ces arbres, même ces nuages ne sont plus en ta possession, ils se trouvent dehors, derrière la vitre, dans le monde des vivants, dans ce monde que tu avais cru pouvoir habiter, alors que je t'avais bien prévenu, pourtant, qu'il n'en était rien. Le monde n'est pas pour toi, mon beau salaud, et tu ne l'as jamais habité, tu ne lui as jamais appartenu et il t'a encore moins appartenu.

Voilà, nous sommes là, maintenant, dans cette chambre, et c'est la fin. Nous avons assez perdu de temps. Reste allongé, regarde par la fenêtre si ça peut te faire plaisir, reste là, sans bouger, sans parler, sans soupirer, reste là à attendre que la vie passe, tu n'as rien d'autre à faire. Nous n'avons pas besoin de toi.

Fait divers 13

 « Tu m'avais promis que tu m'achèterais une voiture, quand j'aurai mon bac. Tiens ta promesse, pour une fois ! 

— Tu m'avais promis que tu ne grandirais jamais, que tu resterais mon petit ange pour la vie. Tu t'es vue ? T'as même des nichons ! 

— Je suis une rock star, papa, une rock star, ça a des nichons !

— Une rock star, ça se paye sa voiture toute seule. 

— Tu sais que je tiens un blog ? J'ai quatre cents visiteurs par jour.

— C'est quoi, le nom de ton blog ?

— Tu ne crois quand-même pas que je vais te le dire ! Si tu le savais, je ne pourrais plus écrire ce que je veux, et la sincérité, sur un blog, c'est essentiel !

— Tu racontes que je vais te payer une voiture, sur ton blog ?

— Si tu me l'achètes, je te jure que j'en parlerai.

— Tu parles de moi, sur ton blog ?

— Ne pose pas de questions, ça vaudra mieux. 

— Alors pas de voiture.

— OK, je parlerai de toi. D'ailleurs, j'ai déjà parlé de toi. 

— Je sais, tu as dit que j'étais radin. 

— C'était pour que tu aies honte de toi.

— Tu n'as pas honte ?

— De moi ou de toi ?

— Mais dis-moi, pourquoi une rock star tient-elle un blog ? Pour que son papa lui paye une voiture ?

— Non, ce n'est pas pour ça. J'ai besoin de dire des choses, de m'exprimer autrement.

— Tu sais que tu as un début de double-menton ?

— J'ai essayé une Porsche, l'autre jour. On m'a dit que ça m'allait bien. 

— C'est possible mais moi je suis radin. 

— Tu ne vas quand-même pas m'acheter une de ces horribles Mercedes ?

— Ce que je ne comprends pas, c'est où passe l'argent de tes concerts ? 

— Ça t'intéresse, ça, hein ! Qu'est-ce qu'on s'en fout, de l'argent de mes concerts ! Je te parle de mon bac, et tu me parles d'argent. Tu es immoral tu sais !

— Viens dans mes bras. Viens là.

— Papa, je pourrais mourir dans tes bras tellement je m'y sens bien. Mais ce serait dommage que je meure avant que tu m'offres une Porsche…

— Gounod, tu connais ?

— L'hôtel ?

— Non, le compositeur. Charles Gounod. 

— Oui, je connais, l'air des bijoux ? Mais je préfère la Porsche. 

— J'ai une idée, Maurane. Et si tu apprenais la musique ? »

Fait divers 12

 Tout va bien. On peut dire que ça baigne. La vie est cool. C'est le pied géant. Y a pas à se plaindre, non, vraiment. Poutine est un mec tout ce qu'il y a de cool, finalement, Obama est super-cool, l'islam s'est retiré de l'occident et ne règne plus — de manière apaisée, d'ailleurs — que sur un petit pays dont j'ai oublié le nom, les guerres ont toutes cessé d'un coup, on a trouvé le remède contre le cancer et un vaccin contre le SIDA, l'argent coule à flot et on ne travaille plus que deux jours par semaine, en étant payé trois fois plus qu'avant. Nous avons un gouvernement très cool qui n'emmerde personne, la sécurité est assurée et il fait beau neuf mois sur douze. On peut dire que les choses se sont vraiment améliorées d'un seul coup. Personne n'a compris ce qui s'est passé, à vrai dire, mais le fait est là, tout va bien. En Iran aussi tout va bien, les nanas sont de nouveaux en mini-jupes, elles sont cool. Israël a fait la paix avec ses voisins, les Palestiniens sont hyper-cool, ils se sont rendus compte qu'ils étaient tout pareils aux juifs, en fait, et du coup ça baigne entre eux. Ah oui, côté pollution, ça va beaucoup mieux. On a arrêté le nucléaire, on a fermé les centrales thermiques à charbon, et tout le monde mange à sa faim, y compris en Afrique. L'air n'a jamais été aussi pur. Apple distribue ses montres et ses iPhones gratuitement dans les écoles, ça a naturellement beaucoup amélioré le niveau de l'enseignement. N'importe quel élève du secondaire parle couramment quatre langues et connaît ses classiques sur le bout des doigts ; les cours se passent super bien. Les profs ont retrouvé le sourire, du coup il y en a presque trop, ils ont des classes de douze élèves et parfois moins. Les autos ne tombent plus en panne et les accidents de la route sont devenus rarissimes, car les voitures sont téléguidées. Les transports en commun sont gratuits partout. Les gens se sourient dans la rue quand ils se croisent, on en voit même beaucoup qui se serrent la main, comme ça, sans raison. Les SDF ont évidemment complètement disparu, remplacés par des jeunes gens qui aident spontanément les vieilles dames à traverser les rues. Les stocks d'armes ont été détruits, ou recyclés quand c'était possible. Les services secrets ont démantelé leurs services et les agents ont trouvé de nouveaux débouchés dans les métiers de la santé et de l'enseignement, qui recrutent d'abondance. La consommation de drogue a littéralement fondu, à tel point que les trafiquants sont pour la plupart morts de dépression nerveuse, les autres s'étant suicidés en rédigeant des autocritiques déchirantes. Tous les spectacles ont un prix unique d'entrée de 1 euro, et les maisons d'opéra ne désemplissent pas. Je ne vois pas bien ce qu'on pourrait encore améliorer. C'est tellement parfait qu'on a supprimé les élections, qui ne servaient plus à rien, étant donné que tout le monde est satisfait à 99 % du gouvernement en place. « Surtout, que rien ne change ! », entend-on dans les quelques micros-trottoirs que quelques chaînes de télé s'obstinent à réaliser. La jeunesse est parfaitement épanouie, la vieillesse est heureuse, et la population active s'active calmement dans une parfaite osmose avec le monde tel qu'il va. On continue à aller à l'église, à la mosquée, à la synagogue,  au temple, mais on sent bien qu'il s'agit plus de coutumes sympathiques et divertissantes que de véritables croyances religieuses. L'industrie de la culture se porte à merveille car les gens ont beaucoup de temps à lui consacrer. Ils lisent beaucoup, écoutent énormément de musique, vont au théâtre au moins une fois par semaine. Ils ont une grande considération pour les écrivains, les musiciens, les peintres et les photographes, qui d'ailleurs se distinguent très peu du reste de la population. Les créateurs sont tous jeunes et beaux, d'ailleurs, ce qui semble après tout assez logique.


Bref, on se demande comment on a pu vivre tant d'années, de décennies, de siècles, même, dans un monde de conflits, de guerre, de barbarie, de brutalité, de rivalités, de souffrance et de misère affective et quotidienne. C'est un grand mystère que nos savants étudient scrupuleusement dans leurs laboratoires ultra-sophistiqués. À cet égard, il est heureux qu'il reste ce petit pays dont je parlais plus haut, qui nous permet, par des prélèvements effectués en toute discrétion, d'étudier ce mécanisme étrange qui est certainement à l'origine de tout le mal qui a rongé si longtemps la planète. Merci à la France d'exister !

jeudi 7 avril 2022

Fait divers 11

« Nous avons le droit de comprendre ! »

Vous n'avez aucun droit. Aucun. Rangez votre sexe et mettez-vous au garde-à-vous. 

Fait divers 10


 

Inchoatif. Mufle. 

Vagin. Prône. 

Geste. Configurer. 

Orgasme. Lèvre. 

Effervescence. Amer. 

Enthousiasme. Langueur. 

Touche. Désir. 

Confession. Terraqué. 

Confidence. Endurer. 

Allure. Offuscation. 

Escarper. Bagout.


Mufle. Parole. 

Prône. Office. 

Configurer. Anatomie. 

Lèvre. Arcane. 

Amer. Opération. 

Langueur. Différence. 

Désir. Sel. 

Terraqué. Diachronique. 

Endurer. Point d'orgue. 

Offuscation. Aphasique. 

Bagout. Vertu.

 

Parole. Inchoatif. 

Office. Vagin. 

Anatomie. Geste. 

Arcane. Orgasme. 

Opération. Effervescence. 

Différence. Enthousiasme. 

Sel. Touche. 

Diachronique. Confession. 

Point d'orgue. Confidence. 

Aphasique. Allure. 

Vertu. Escarper. 


Mufle. Inchoatif. Prône.

Geste. Lèvre. Configurer. 

Effervescence. Amer. Langueur.

Touche. Désir. Terraqué.

Confidence. Endurer. Offuscation. 

Escarper. Bagout. Parole.

Arcane. Orgasme. Allure.

Point d'orgue. Vertu. Aphasique.

Diachronique. Sel. Différence. 

Opération. Geste. Vagin. 


« Seul mon travail est fidèle. »

Si vous étiez mon fils, je vous suiciderais. 

Les mots se sont ajoutés toute la journée aux mots, mais n'ont produit aucune phrase susceptible de nous sauver. Des téléphones flottent sur la mer des remords, mordent à tous les repères où nous nous cachons. Plus d'images, mon Cher ! Plus de gentillesse, non, c'est fini. Nous avons épuisé notre stock. 

mercredi 6 avril 2022

Fait divers 6

 « Ne suis-je pas vacciné, pourtant ? Contre ceci et cela, d’ailleurs. »


Fait divers 4

Pour le prix de deux sous, l'agneau. 

Les larmes de la fille.

La pluie sur les vitres de l'auto. 

Pourquoi chantes-tu, l'agneau ?

Est-ce que quelque chose a changé ?

Le murmure profond.

La pluie.

« Je ne peux pas vous emmener. »

Une affaire de famille. 

Le voyage va être long.


Il marche entre des noms, entre des centaines, entre des milliers de noms. Il ne les lit pas, c'est impossible, de lire des milliers de noms, mais il marche entre eux. Parfois il s'arrête, et il en touche un. Il le souligne du doigt — geste dérisoire. Ces noms forment des murs entre lesquels il marche, au hasard. Il ne peut pas les rejoindre, il ne fait que passer entre eux, il ne peut pas s'arrêter de marcher, il ne peut que vivre au milieu de cette litanie. Passer. Il ne dit mot. On voit son visage, son visage muet. Son visage est une question. Le voyage va être long. Le voyage va être très bref. Rien n'a changé. Les larmes et la pluie se confondent, depuis toujours. On ne peut emmener personne.

Faites votre déposition. Nous vous écoutons.

Fait divers 3

Inchoatif. 
Vagin. 
Geste. 
Orgasme. 
Effervescence. 
Enthousiasme. 
Touche. 
Confession. 
Confidence. 
Allure. 
Escarpé. 

Mufle. 
Prône. 
Configurer. 
Lèvre. 
Amer. 
Langueur. 
Désir. 
Terraqué. 
Endurer. 
Offuscation. 
Bagout.
 
Parole. 
Office. 
Anatomie. 
Arcane. 
Opération. 
Différence. 
Sel. 
Diachronique. 
Point d'orgue. 
Aphasique. 
Vertu. 


lundi 4 avril 2022

Fait divers 1

Monsieur 1

Sifflement. Chapeau. Regard. Paul Barthet. 

Elle

Madame Lara, de la Comédie-Française.

Monsieur 2

Sifflement. Cigarette. Gants. 

M. Anthonin Artaud, du Théâtre des Champs-Élysées.

Mains serrées.

Jeudi 16 octobre … Dimanche 2 novembre

Caresses. Eau. Violon. 

Fiacre. Pavés. Mains. Sourires.

Trot. Train. Baiser. Dos nu. Main.

Dimanche 14 décembre … Vendredi 19 décembre

Main. Alliance. Gare. Pigeons. Horloge.

Fiacre. Bouche. Bois et charbons. Bouche. 

Mercredi 12 novembre … Samedi 15 novembre

Bouches fermées. Ciel. Pont. Ciel. Bouche. Yeux.

Feuillage. Arbres. Fiacre. 

9141 - IG 

Circulation. Entrée. 2

Escaliers. Pieds. Jambes. Chaussures. 

Monsieur 1. Dame. Monsieur 2. Chapeaux. 

Jardin. Eau. Promenade. 

Trio. Automobiles. 

Monsieur 2. Entrée. Cordes.

Monsieur 1. Gants, chapeau & canne.

Eau. Ciel. Automobiles.  

Café. Monsieur 1. Dos. Cigare.

Sourcils. Cigare. Chapeau. Narine.

Sul ponticello.

Étreinte. Arc de triomphe. Arbres. 

Visages. Pensées. Étranglement.

MEURTRE.

dimanche 3 avril 2022

Abandon (ou Rose du sud)

« Abandonne ! » C'est le mot que j'entendis très clairement, je suis formel. Quelqu'un dit « Abandonne ! », tout près de mon oreille, cette invite m'était adressée, je ne pouvais en douter. Quelqu'un, mais qui ? Il n'y avait personne près de moi, j'étais seul. Je ne me risquais pas à regarder autour de moi. Il n'y avait personne, c'était indiscutable. Je décidai de me lever, de quitter mon bureau, d'enfiler un pardessus, un bonnet, et de me jeter dans la rue sans tergiverser.

Il était encore tôt, mais pas suffisamment pour que je croise les ouvriers qui se rendaient à l'usine. La ville était calme, claire, lumineuse. Elle évoquait un premier mouvement de Joseph Haydn. Il y avait quelques ménagères avec leurs cabas, quelques employés de bureau qui marchaient rapidement. Tous avaient l'air de savoir où ils allaient. Ils ne me regardaient pas mais aucun n'avait l'air surpris ou heurté par ma présence. J'en conçus une joie étrange et je décidai de me laisser mener par le bout du nez. J'avais les mains dans les poches de mon manteau, j'avais laissé dans mon bureau toutes les angoisses qui m'avaient serré le cœur les jours derniers. Mes joues étaient durcies par le froid mais je sentais une chaleur intense me monter au front.

Comme j'arrivais près du square, j'aperçus une Espagnole, ou peut-être une Albanaise, accroupie à quelques pas de l'entrée, les jupes relevées, qui urinait paisiblement en me souriant. Le monde était beau, comme on me l'avait souvent affirmé — c'était bien la première fois que j'en arrivais à pareille conclusion. (J'aurais vu un œuf sous le cul de cette Albanaise, ou Espagnole, que je n'en aurais été nullement surpris. Celle-là se serait redressée en me déclarant qu'elle m'aimait, tout en jetant négligemment au sol le mouchoir de papier blanc avec lequel elle venait de s'essuyer la moule, que là non plus je n'aurais pas éprouvé le moindre étonnement.) Pourtant nous étions en guerre, comme nous l'avait rappelé le Président-Jeune-homme, hier-soir, dans une allocution dramatique qui avait parcouru les foyers de mes compatriotes en une onde grandiose et triste. 

J'étais tout disposé, quant à moi, à abandonner. Je n'attendais qu'une chose : qu'on me demande expressément d'abandonner tel ou tel bien, tel privilège, tel sentiment, et je crus un instant que la femme, qui s'était redressée, et dont le sourire s'était effacé, allait me faire une telle demande. 

Un peu plus loin, j'aperçus M. Turchet, adossé à la devanture de sa pharmacie de première classe, qui fumait, plongé dans ses pensées. Sous sa blouse blanche entrouverte, on apercevait un strict costume trois pièces gris foncé. Quand je passai devant lui, il m'adressa un petit signe de tête, sans dire un mot, et tira sur sa cigarette, sans autre forme de procès. Sur le même trottoir que moi, venant en sens inverse, un chien fauve, au regard doux, me regardait avec ce que je pris pour de la reconnaissance. Je lui souris, je crois. 

Mes pas étaient légers, amples et tranquilles, bien que rapides. Je n'éprouvais aucune impatience. Mais je voudrais ici qu'on me permette une notation qui, je ne l'ignore pas, va paraître étrange au lecteur ; elle me semble pourtant avoir sa place dans ce récit. La ville, familière, que j'étais en train de traverser, un matin du mois de mars, était tout à la fois diurne et nocturne. Je m'explique. Nous étions le matin, et, comme je l'ai déjà dit, les rues étaient baignées d'une luminosité tout à fait satisfaisante, heureuse, même, qui aurait semblé normale à cette heure de la journée, si cette clarté ordinaire (ou peut-être extraordinaire, je ne sais) n'avait pas eu un caractère qu'il est impossible de ne pas qualifier de nocturne. Il faisait jour, et j'avais le sentiment d'être dans la nuit. Tous les êtres que je voyais étaient des êtres qui ne pouvaient se mouvoir que dans la nuit, j'en avais la certitude, sans pouvoir l'expliquer. 

La ville que j'arpentais était une photographie de la ville. Une photographie vivante, mobile, sensible, en trois dimensions, à l'intérieur de laquelle je pouvais me mouvoir tout à fait naturellement, exactement comme je l'aurais fait dans l'original. Tous les personnages qui devaient être présents étaient là, parfaitement et fidèlement représentés, à leurs places. Ils étaient vrais. Leurs corps étaient chauds, élastiques, convaincants. Si j'avais rencontré une femme désirable, ou une femme aimée, j'aurais pu l'embrasser ou la caresser sans être déçu ; elle-même aurait répondu à mes gestes par des gestes tout à fait adaptés, ou espérés, j'en suis sûr. Son parfum, même un peu exagéré, m'aurait séduit, et son haleine aurait exacerbé mon désir. Ce chien fauve était merveilleusement fauve, merveilleusement chien, et la douceur de son regard m'était déjà un souvenir agréable. Son collier vert, je m'en avise maintenant, avait contribué encore à me le faire paraître inévitable, et même nécessaire. Je n'avais pas aperçu M. Turchet par hasard. Tous les éléments de la vie — et de la vie sociale, en premier lieu — étaient rassemblés dans l'espace que je traversais d'un bon pied et de bon matin. J'étais entre l'émotion et le ravissement, j'étais entre le jour et la nuit, entre la vie et la non-vie. 

Il ne pleuvait pas, bien que le ciel ait été uniformément gris et que la lumière ait semblé provenir de tous les horizons à la fois. Même le bitume des trottoirs était limpide et d'une simplicité sans réplique. Il y avait dans l'air une douceur océane qui me portait, qui m'encourageait, qui rendait ma marche fluide et clairvoyante. Je ne me reconnaissais pas alors que je reconnaissais tout autour de moi. Je reconnaissais la rue Joseph de Maistre, la rue Le Pelletier, la rue du Comble, je reconnaissais les fenêtres de l'hôpital, la boulangerie de la rue Maupuis, et l'agence bancaire qui fait l'angle. J'entendais distinctement la rumeur ordinaire de la ville. Je n'étais pas étranger aux gens du quartier, je pouvais le voir à leurs regards. Ils agissaient comme ils le faisaient chaque jour, sans déroger à la règle, sans excès ni improvisations inutiles, et, s'ils étaient désespérés, ils le cachaient soigneusement — mais ils n'avaient aucune raison d'être désespérés. La vie s'écoulait comme elle fait quand les vivants n'y pensent pas, quand le fait de vivre nous rend insensibles à la vie même. Il faut être immunisé contre la vie, pour vivre. 

Je continuai. À vivre, à marcher. Je ne savais toujours pas ce qu'il fallait abandonner. J'avais envie de demander, à ceux que je croisais, ce qu'ils avaient dû abandonner, eux, pour avoir le droit d'être là, dans cette ville, dans cette vie, mais je savais qu'ils ne me répondraient pas, qu'ils ne pouvaient pas me répondre. Qu'importe. Il me semblait que j'étais vivant. Léger. Il me semblait que cette légèreté était la condition de la vie. Je sentais l'air qui pénétrait dans mes poumons, et l'air qui me tenait debout, et l'air qui me séparait des autres. Je respirais le même air que le chien fauve, que M. Turchet, que l'Espagnole, ou l'Albanaise, ou la boulangère, l'air circulait entre nous, nous nous l'échangions, en bonne intelligence, ainsi que les rues, les trottoirs, les places, les squares, les entrées d'immeubles et les abris de bus. 

« Qui voudrait mourir sans spectateurs ? Qui désirerait être seul au moment de franchir le dernier seuil ? » furent les pensées qui me vinrent lorsque je passai devant un grand café presque désert. L'intérieur était faiblement éclairé, et l'on ne distinguait qu'à peine les consommateurs attablés au chaud. Je ne leur jetai qu'un bref regard mais là encore tout était indiscutablement à sa place. Des noms me vinrent à l'esprit : Martine Toffolo, André Tresch, Mark Eaton, Christine Loison, Jérôme Vallet. Peut-être étaient-ils tous morts. Peut-être avaient-ils pensé à moi, eux aussi, en marchant dans les rues d'une ville, ou à la campagne. Nous n'avions pas été des spectateurs bien assidus, je le crains. Il nous avait manqué cette constance qui fait les personnages célèbres ou admirables. 

Je m'arrêtai soudain, pris du besoin d'écouter à nouveau la rumeur de la ville. Je distinguai le bruit des voitures, celui des autobus, un cri, des bribes de paroles, le bruit des talons d'une femme qui approchait, et cette sorte de halo doux, fait peut-être de tous les sons indiscernables, qui enveloppe les éclats sonores dans une housse spongieuse, neutre et grise. La femme m'avait dépassé, et les petites notes sèches de ses talons allaient en s'estompant, vite remplacées par le grondement furieux d'un camion qui arrivait en trombe. La semaine prochaine, c'est décidé, je mangerai une choucroute.

Je ne fanfaronnais pas, je marchais, je me sentais vivre, mais sans plus. J'avais à l'esprit qu'il n'était pas impossible du tout qu'il m'arrive un accident, que je sois renversé par une camionnette, par exemple, mais cette éventualité ne m'effrayait pas, j'irais même jusqu'à dire qu'elle me semblait parfaitement normale et envisageable. « Un bruissement, haut et léger, se faisait entendre depuis l'extrême cime des sapins. » J'ignore pourquoi cette phrase, lue quelques heures plus tôt, me vint à l'esprit. J'eus envie d'étreindre une femme, de sentir sa sueur couler sur ma poitrine. Je fis défiler mentalement quelques prénoms en moi, mais le spectacle de la ville finit par balayer ces vues. 

De temps à autre, il faut poser sa plume. Il n'est pas bon d'écrire toute la journée, il ne faut pas que l'encre recouvre les gestes et les âmes. Il ne faut pas non plus croire qu'on vit en son temps. Il s'agit d'une illusion. La promenade que je relate ici n'est en rien celle que pourrait effectuer mon voisin de palier car mon voisin de palier croit dur comme fer, lui, qu'il habite le présent, que ce présent est la seule réalité à laquelle il a affaire, qu'il n'en connaît pas d'autre, qu'il n'en existe pas d'autre. Il a même transformé un adjectif en substantif, pour faire état de cette réalité indépassable : il appelle ça le quotidien. Mon voisin de palier vit à cent pour cent avec son temps. Il en tire même une fierté qu'il ne dissimule pas. Il connaît sa ville, il connaît son pays, il connaît son temps. Il est bien dans sa vie. Il y est tout entier, il en épouse le moindre des plis, il ne se sépare jamais du sentiment de sa vie vécue, qui lui colle à la peau, qui l'habille, même quand il est nu, surtout quand il est nu, et seul. Le quotidien fait sens, pour mon voisin de palier qui a pour voisins de palier d'autres quotidiens tout aussi réels et indiscutables. 

C'est dans ce réseau serré que je me promenais ce matin, c'est ce réseau serré que je traversais en y appartenant, en éprouvant la vie partagée, la vie diffuse, qui sourd des corps et les rend compréhensibles autant que définitivement étrangers. J'avais tout à voir avec eux, malgré que j'en aie, et ce qu'il me fallait abandonner, oublier, c'était le sentiment de ma singularité. C'est ce qui m'avait poussé dans la rue, ce matin, le désir d'éprouver le jeune et innocent bonheur de vivre et d'aimer, de chanter comme les autres, de danser comme les autres, de parler comme les autres, de voir ce qu'ils voient, d'entendre ce qu'ils entendent, d'aimer ce qui nous fait appartenir à la ville, au temps, au sens commun, d'abandonner le désir de l'homme seul et séparé, le désir de l'homme inconsolable, de laisser son être flotter avec tous les autres jusqu'aux bords du monde, là où des chansons populaires nous consolent d'avoir trop vécu. 

Un bruissement, haut et léger, se faisait entendre depuis l'extrême cime des sapins. (Il aura suffi que je supprime les guillemets qui encadraient cette phrase pour que ma promenade prenne un tour merveilleux.) Ce matin-là, je me mis à entendre aussi le chant des hauts sapins, au moment où j'entrai dans une boucherie pour y acheter un morceau de bavette. Je voulais vérifier que ces boutiques n'étaient pas seulement des boutiques pour rire, et que l'on pouvait, dans une boucherie, acheter de la viande, comme au temps jadis. Le boucher, parfaitement aimable, professionnel et moustachu, découpa pour moi une belle tranche de bavette d'aloyau qu'il enveloppa soigneusement dans un papier rose portant le nom de son commerce. Je réglai mon dû, saluai et sortis. L'endroit ressemblait en tout point à toutes les boucheries que j'avais connues depuis l'enfance, les bruits étaient les mêmes, les odeurs étaient identiques, la planche à découper creusée ne semblait pas différente de toutes les planches à découper que j'avais vues chez tous les bouchers de ce pays. Le chant des hauts sapins avait cessé. L'air s'était adouci, la rumeur de la ville n'avait pas disparu, quelques autos passèrent dans la rue, puis un vélo, je tenais mon paquet à la main, j'étais presque sûr de pouvoir rentrer chez moi sans encombres, et je m'imaginais déjà en train de décrire ma petite promenade, d'ouvrir le grand cahier et d'y inscrire des phrases en m'appliquant, me levant pour aller pisser, regardant par la fenêtre, tournant le bouton de la radio pour mettre un peu de musique. « La circulation dans l’autre sens était bloquée par une série d’accidents entremêlés, une voiture calcinée, plusieurs autres sur le talus, un camion en travers de la chaussée. »

Le point commun entre Brahms et Wagner ? Une semblable admiration pour les valses viennoises. Oui, parfaitement ! Les grands hommes ont tous des penchants coupables, fort heureusement. Mais tout cela ne me dit toujours pas quel titre je vais donner à cette nouvelle. Ce n'est pas une question secondaire, comme vous pourriez le penser. Et pourquoi pas Rose du sud ? Il ne sera pas dit que j'aie insuffisamment rendu hommage à la radio ! 

La grande supériorité de la musique sur la littérature, je l'ai déjà dit cent fois, mais il convient de répéter et répéter encore, car personne n'écoute jamais ce que je dis, c'est qu'elle est en mesure de travailler sa matière à la fois horizontalement et verticalement. Le développement d'une œuvre musicale se fait dans le temps, c'est l'évidence, mais aussi dans l'instant (dans l'ins-temps). En effet, il est tout à fait possible, pour un compositeur, de faire entendre simultanément plusieurs thèmes, chose impossible dans un texte. Nous sommes en guerre, certes, mais cela ne m'empêchera pas de raconter tranquillement ma petite promenade — comme si de rien n'était. La vie est faite d'une série de tiroirs qui ne s'ouvrent qu'à certains moments de l'existence, programmés dès l'origine pour ne livrer leurs secrets que durant un laps de temps déterminé. L'essentiel est dans la ponctualité. Il ne sert à rien de s'acharner sur un livre ou sur un amour, quand son heure n'est pas venue, ou qu'elle est passée. Ces tiroirs s'ouvrent et se referment selon une loi dont la logique nous échappe, mais dont nous sentons bien qu'elle relève d'une structure inscrite au plus profond de nous. La petite promenade que je suis en train de faire, ou d'écrire, n'est qu'une manière de tenter d'ouvrir quelques uns de ces tiroirs. (Je n'en serais pas là si elle n'avait pas eu cette attitude parfaitement idiote. Grâce lui soit donc rendue !)

Quelle peut être la température, à l'instant où je vous parle ? Huit, neuf degrés ? Peut-être moins. Ce détail n'est pas d'une importance capitale, je vous l'accorde, mais rien n'est à négliger, cependant, quand on prétend faire des phrases. On peut être écrivain et avoir froid, ce n'est pas interdit, que je sache. Mais revenons à nos roses du sud. Le temps de la vie et le temps de la musique se croisent dans l'incarnation, dans le corps confronté à sa mémoire et à ses sens. J'ai donc une bavette en poche, une radio, à la maison, un pardessus, un bonnet, des souvenirs, des ennuis, quelques notions musicales, quelques lectures, des habitudes, des angoisses, des inimitiés, des désirs, des croyances, des amis, des photos, et quelques livres. Des vices, aussi, sans quoi je ne serais pas là en train d'écrire comme un idiot de ruminant. Je ne peux pas concevoir d'écrire un texte sans le relier d'une manière ou d'une autre à des notes de musique, et même, pour être plus précis, à une partition. Dès que le texte se présente à moi, je dois ouvrir une partition pour voir s'il s'y retrouve. Le tout est de savoir dans quelle œuvre chercher. Je ne sais pas écrire autrement que par différence — différence entre une instance et une autre, entre deux langages, entre deux formes —, en comparant l'incomparable, donc. C'est ce que j'appelle ruminer. Je mâche, je mâche et remâche. Certains mots ont été mâchés si longuement qu'il n'en reste qu'une bouillie pour enfant, ou pour vieillard. Il faudrait que j'en fasse la liste, de ces mots remâchés qui fermentent en moi depuis ma jeunesse. Je crois que cette liste suffirait à faire un beau roman, mais je ne suis pas fait pour écrire des romans, je ne sais pas raconter des histoires, je n'ai pas assez de mémoire pour ça. Mon oubli est abyssal. Il m'arrive d'oublier l'Enchantement du vendredi saint, par exemple, et toutes sortes d'autres choses, vécues ou rêvées. Heureusement que j'ai écrit cette histoire, car sinon j'aurais déjà oublié de quoi il était question quand j'ai commencé de raconter cette petite promenade matinale. Le temps d'une vie humaine est musical en ce sens qu'il obéit aux lois de l'harmonie, du contrepoint et du rythme. Voilà ce que je voulais dire. Le reste n'a aucune importance. 

Écrire, dans mon cas, consiste à mettre impudiquement sous les yeux de mon lecteur mon incapacité foncière à raconter quelque chose. Je suis plein de bonne volonté, souvent, mais très vite l'ennui me gagne, et la narration est interrompue par des digressions sans fin, ou même abandonnée définitivement au profit de spéculations dont personne n'a rien à faire. C'est un travers bien ennuyeux, pour les autres mais d'abord pour moi-même. Si j'avais un maître d'écriture, un professeur aussi exigeant qu'intransigeant, qui ne me passe rien, je pourrais peut-être réussir à terminer une histoire, et ainsi à captiver mon lecteur, mais en plus d'être paresseux, je suis complètement réfractaire à l'autorité. Mon vice est profond. Et comme vous pouvez le constater vous-mêmes, mon histoire est en train de se tordre sur elle-même, comme prise de convulsions. Je suis désolé, mais il faudra vous y faire. Même les roses du sud, qui, un instant, m'avaient semblé être en mesure de me tirer de ce mauvais pas, ne peuvent rien contre ma nature de ruminant. Arrivé à un certain âge, il est bien possible que combattre ses vices soit une entreprise vouée à l'échec ; et non seulement vouée à l'échec, mais néfaste. Je suis un mauvais exemple pour la jeunesse, c'est indéniable. 

Lisant une nouvelle de Robert Walser, je suis irrité au plus haut point par la traduction. Bien sûr, je n'ai aucun moyen de savoir si mon irritation est fondée ou non, puisque je ne connais pas le texte originel, mais j'ai de plus en plus souvent le sentiment que tous les traducteurs sont des imbéciles et des prétentieux qu'il faudrait punir sévèrement. Je crois qu'on devient traducteur comme on devient chanteur, ou musicien, ou bachelier, de nos jours. J'aurais de nombreux exemples à donner, mais passons. Quoi qu'il en soit, il ne faudrait jamais lire de littérature étrangère. Encore une supériorité de la musique sur les Lettres ! Vous me direz, aujourd'hui, il n'y a plus que des langues étrangères, puisque les Français, pour ne parler que d'eux, ne connaissent plus leur langue maternelle. C'est un peu normal, puisque les mères ont disparu au profit des mamans. Il n'y a plus de langue maternelle, il n'y a plus qu'une langue mamanelle

Tout le monde a depuis longtemps compris que l'injonction inaugurale de ce récit s'appliquait à lui-même. Il s'est abandonné, ou plutôt, je l'ai abandonné. Les lettres composant le mot “récit” se sont déplacées, se sont réordonnées en “écrit”, par l'effet de mon impéritie. Le “r” de Récit n'a pas supporté sa position majuscule (et ses responsabilités attingentes), il a préféré aller s'ensevelir dans l'écRit.

Le lecteur se sentira lésé, à juste titre, par cette histoire qui ne va nulle part, comme ma promenade, mais qu'il se dise bien, ce même lecteur, que je suis encore plus lésé que lui. En effet, une fois qu'il aura abandonné ce récit qui n'en est pas un, il passera à autre chose avec facilité, à un gros roman de Thomas Mann, par exemple, ou, mieux encore, à un jeu vidéo, et oubliera bien vite qu'il s'est un instant fourvoyé en me lisant, alors que moi, je resterai éternellement avec ce récit interrompu, inachevé, avec cet écrit dont l'impuissance est la substance définitive. Une fois de plus, je me serai noyé dans mes propres phrases : jamais je ne réussis à traverser le bras de mer qui me sépare du Sens (ou de l'Être). Cette terre est décidément trop éloignée de moi. Elle est comme les femmes que j'aime. Plus je vais vers elles, plus je veux les rejoindre, les étreindre, plus elles fuient, après avoir fait des signes désespérés m'incitant à venir les sauver. Ce sont des maîtresses d'abandon.