Contre elle, je la contre et j'entre en son con ; elle est contrée, pays, paysage. Stupeur ambrée, poire frelonnée de sucre. Ce n'est pas elle, que je pénètre, c'est son contre-là, sa contrevie, un lieu-dit sans nom.
Elle est sur le dos, les bras le long du corps, et elle ronfle légèrement. Ta tête seule dépasse de la couette, et le haut de tes épaules. Je me penche vers son visage, j'approche ma bouche de la sienne, et je sens son souffle sur mes lèvres. Elle dort vraiment, tu ne fais pas semblant. Je le sais parce que si elle faisait semblant, elle ne soufflerait pas par la bouche, à petits coups tremblotants, pleflf, pleflef, pleflr, comme le font les vieux quand ils ronflent. Elle est encore plus belle qu'hier-soir quand elle s'est donnée à moi.
Se comprendre soi-même est un travail de Sisyphe. On revient sur ses pas, et l'on ne ressent plus rien que l'ennui et la honte. Comment tant de bêtise a-t-elle pu un jour nous sembler précieuse et vertueuse ? Tout est à recommencer, et chaque retour est une négation ajoutée au vide.
Je l'ai regardée dormir pendant un quart d'heure. Elle n'a pas bougé. Moi non plus, assis sur le bord du lit. Comment peut-on s'abandonner ainsi, s'abandonner ? Hier, à sept heures du soir, elle ne m'avait jamais vu. Livrée à domicile, comme un gâteau chaud, fourré, parfumé, souple. Pas de temps perdu. On a dîné, on a baisé, on a dormi. Elle repose, à gauche du lit. Pourquoi est-ce que toutes les femmes que j'aime ne peuvent dormir qu'à la gauche du lit ? Comment peut-elle me laisser la regarder, dormir pendant que je l'observe ? Comment peut-elle me faire confiance à ce point ? C'est un contrat.
Je lis Philip Roth, et un mot dépasse, qui m'empêche de continuer. Ce mot, c'est "contre".
« Quand elle s'est donnée à moi. » Ah ah… Quelle formule ! Tu nous fais ton romancier du XIXe ? S'est-elle donnée, seulement ? Ne rêve pas, bouffon ! Elle t'a prêté son cul, quelques heures, tout au plus. D'accord, d'accord, mais enfin, je n'ai pas rêvé, elle a bien dit : « Je suis toute à toi, entièrement. » Et alors ? C'est la formule consacrée, c'est un mot de passe, c'est une clef, rien de plus. Elle était contre toi, oui, et tu as cru qu'elle était là pour toi. Elle avait seulement besoin de se tirer de chez elle quelques heures, quelques jours, pour mieux se faire désirer, pour se refaire un peu l'imago, pour se refaire une beauté dans le ventre, elle avait perdu son charme. C'est un classique. Comment as-tu pu te laisser prendre à des miaulements aussi stéréotypés ? Tu me déçois grave. Mais je sais tout ça, merde ! Je l'ai su immédiatement. Et alors, qu'est-ce que tu viens nous pleurnicher dans le gilet, maintenant ? Réjouis-toi, au contraire, d'avoir échappé à la suite ampoulée et terriblement banale. Je ne pleurniche pas du tout. Je ne regrette rien. Et je ne lui en veux même pas. Je cherche seulement à comprendre. Mais comprendre quoi ? Y a rien à comprendre ! Jamais elle ne prendra ton parti, c'est comme ça. Jamais elle ne lèvera le petit doigt. Tu pourrais te noyer devant elle, elle te regarderait tranquillement. Ou plutôt non, elle tournerait les talons, pour ne pas voir ça, pour ne pas souffrir. Jamais elle n'aura la moindre initiative pour toi. T'a-t-elle seulement écrit une lettre ? Non. Tu vois. Ça c'est le test ultime : une meuf incapable d'écrire une lettre d'amour, ça ne vaut rien, pas un pet de lapin. Une nana incapable de prendre ce risque, c'est pas la peine. C'est ridicule, il y a des centaines de façons d'aimer et de se donner. Des centaines de façons d'aimer et de se donner… Mais tu t'entends parler ? Crois-moi, pour elle, tu es depuis longtemps une histoire passée, rangée, tu es dans un petit tiroir fermé à clef ; elle l'ouvre de temps à autre pour se donner un peu d'épaisseur psychologique, mais c'est fini, terminé, réglé. Le pire… Tu veux que je te dise, le pire, dans tout ça ? Le pire c'est que tu écris parce que tu voudrais encore la séduire. Tu n'as pas encore compris qu'elle s'en tapait grave, de ce que tu peux écrire ? Tu écris contre toi ! Mais non, pas du tout, je n'écris pas contre moi, j'écris à côté de moi, parce que je cherche à ne pas tomber, j'écris pour me faire un coussin de phrases, pour que la chute soit moins douloureuse. Finalement, tu regrettes quoi, exactement ? Son amour ? Je vais te le dire, moi, ce que tu regrettes exactement. Ça ne va pas te faire plaisir, mais je vais te le dire quand-même. Tu regrettes son cul. C'est la seule chose qui te manque vraiment. Son cul, son con, l'odeur de sa chatte, et ce trou du cul divin, et la chair de son ventre quand elle s'endort, ça, oui, tu le regrettes, et je comprends que tu le regrettes, figure-toi, ça je comprends, ça c'était pas des nèfles, ça c'était du concret, et c'est bien la seule chose qu'elle t'aura offert de bon cœur. Cette putain d'odeur qui te rendait fou, oui, je comprends. Et ce cri de malade qui te perçait les tympans quand elle jouissait, oui, ça c'est pas du vent, et c'est finalement la seule chose que tu regrettes vraiment, honnêtement, et personne ne peut te critiquer pour ça, crois-moi.
Connaissez-vous le Gibet, la deuxième des trois pièces du Gaspard de la nuit, de Ravel ? Ça commence par un si bémol à vide, avec son écho, glas terrible qui résonne tout du long. Au milieu de la pièce, le si bémol se transforme en la dièse. Évidemment, l'auditeur n'entend pas que le si bémol a disparu, qu'il a été remplacé, il croit que tout continue comme avant, que la cloche qui continue à tinter est la même. Ni vu ni connu… C'est ce qu'on appelle une enharmonie. La plupart des hommes et des femmes sont des enharmonies vivantes. Ils construisent un personnage, s'y identifient, et, quand on table (c'est-à-dire quand on les prend au mot) sur l'individu qu'ils ont patiemment et laborieusement élaboré, durant des dizaines d'années, ils glissent subrepticement vers l'enharmonie de cet individu, qui a le même nom, le même aspect, la même odeur, la même forme, mais qui se meut dans un univers complètement différent, et souvent antagoniste. Tout a changé, mais on continue de faire avec l'ancien, qui n'est plus là. À partir de là, c'est l'enfer. On devient fou. Les seuls qui ne deviennent pas fous sont les fous. Ou alors on fuit, mais c'est pareil ailleurs. Le contrat est dénoncé, mais ce n'est pas dit, ce n'est jamais articulé, ce n'est signalé nulle part. La partition est vierge. On croit reconnaître le paysage, mais ce n'est qu'une anamorphose. Et quand enfin on traverse le miroir, on aperçoit le pendu qui se balance au bout de sa corde… et le pendu, c'est moi.
Je l'ai regardée dormir, ce premier matin. Alors elle n'était ni si bémol ni la dièse, elle était seulement un accord insaisissable, elle était seulement un son inconnu, non répertorié, vaporisé sur la toile de mon désir, un son inouï autour duquel mon esprit s'enroulait, sans presser ni ralentir… Son souffle, hors contrat, son souffle qui n'était pas encore pris dans le jeu inflexible des modulations, son souffle inharmonique, boisé, miraculeux, me soulevait l'âme. Elle respirait comme un oiseau vole, ça ne laissait aucune trace. Elle aurait pu être morte, elle aurait été aussi belle.
Je me fais l'effet d'un type qui regarde de la pornographie toute l'après-midi, quand je passe quatre ou cinq heures à écouter Gaspard de la nuit… Je repense à tous ces noms que j'ai enfouis dans les murs des toilettes, à La Closerie. Ils y sont toujours, j'imagine. Je me demande s'il y avait une Isabelle ? Pourquoi pas, j'étais bien du genre à tomber amoureux tous les dix jours. Catherine, Marie, ça je suis sûr, mais Isabelle je ne suis pas sûr. Il y avait plutôt des Elisabeth, dans les cousines. Quand je m'inventais une amoureuse, c'était souvent Marie, que je l'appelais. On avait une Ondine, quand j'étais enfant. Je crois qu'elle était blanche, ou alors bleu ciel. L'amour, c'est la guerre. Je devrais avoir une pension. Ah si, Isabelle, c'était le prénom de la toute première belle-sœur. Ce grand con d'Emmanuel était encore au lycée quand il l'a épousée. Mais impossible de me rappeler son visage, à cette Isabelle-là, dont les parents habitaient au bord du lac d'Annecy. Gaspard de la nuit, ce titre me faisait un effet étrange, plus encore que la musique. Papa m'avait offert l'intégrale de Ravel par Claude Helfer, un coffret vert pomme. Les disques étaient rangés dans l'armoire bressane. Mais je préférais les Miroirs, et puis la Sonatine. Isabelle, c'était aussi un Folio, de Gide. Ça, je m'en souviens. Sylvie, Anne, Catherine, Marie, Elisabeth… Sylvie Richard, qui habitait une grande villa au carrefour, un peu avant chez nous. Elle était ce qu'on appelle en avance sur son âge, elle avait de gros seins, et elle couchait avec les amis de mon frère, qui avait sept ans de plus que moi. Je me rappelle une fois que j'étais avec eux, elle était là, Sylvie, c'était la copine de Gérald, un type bizarre mais pas bête, barbu avec des lunettes qui parlait toujours très vite. On écoutait de la musique. Il avait mis les Carmina Burana, de Carl Orff. Platine Thorens, bras SME, cellule Shure, ampli Marantz, baffles Elipson. Elle était là. Et quand on s'était séparés, Gérald avait dit à Sylvie : « Elle ne va pas repartir sans quelque chose de chaud dans le ventre, la petite ! » Et tous, ils avaient éclaté de rire. N'empêche qu'après elle est rentrée avec moi, on est allé dans le champ, en face de chez moi, et là elle m'a branlé, sa main dans mon pantalon. J'en avais plein le pantalon, c'était un peu comme d'avoir chié dans son froc, la honte, j'ai dû rentrer en douce et filer dans ma chambre vite fait. Et, avant d'aller dîner, je suis allé au studio, et j'ai écouté Ondine. Je ne comprenais pas comment on faisait, avec la main droite, parce que je n'avais jamais vu la partition. Et je repensais à la main de Sylvie, dans mon slip, et à l'horrible sensation du sperme gluant partout sur les cuisses, après. Elle avait ri. Ils avaient peut-être mis un contrat sur moi, les grands, pour se foutre du petit : Sylvie, en bonne petite salope et fière de l'être qui n'a pas froid aux yeux, m'avait branlé puis leur avait raconté. Peut-être… Sûr que c'était de sa main droite, qu'elle avait fait ça, il faisait nuit, ça sentait la terre, et on se caillait les miches. « Tu prends une douche avant le dîner, toi, maintenant ? » Mais moi je ne lui en voulais pas, à Sylvie. Elle m'avait laissé mettre ma main dans sa culotte.
Elle s'est pendue, Sylvie, je l'ai appris longtemps après.