mardi 31 décembre 2013

Alma


Cette nuit j'ai vu Alma. Alma Schindler, celle qui deviendra Alma Mahler. Je n'en revenais pas. Je ne savais pas qu'elle avait été filmée, en compagnie de sa fille Anna, le sculpteur. On est toujours bouleversé par ces images qui ont traversé le temps. Celle qui a connu et a été aimé de Gustav Mahler est là, sous mes yeux, elle joue du piano, elle parle à sa fille… Ces quelques images ont été filmées en 1958, et comme Alma Mahler est morte en 1964, je me dis que j'aurais pu la croiser, que j'aurais pu lui jouer une valse de Chopin. Quand les temps anciens reviennent ainsi à la surface, alors qu'on ne s'y attend pas, c'est comme si la terre s'ouvrait, et que le temps lui-même vacillait sur son axe. Un instant, on entrevoit un autre monde, cet autre monde qui enrichit le nôtre, qui seul le rend intéressant, digne d'être connu. On est en présence de l'Interdit par excellence, celui qui empêche l'homme de retourner sur ses pas, et c'est sans doute cette impossibilité fondamentale qui est la source de tous les arts et de toutes les aspirations sublimes.

Quand j'avais vingt ans, j'étais plus ou moins amoureux d'Alma Mahler. Je trouvais que c'était la plus belle femme du monde et j'aurais tout donné pour connaître une femme telle que celle-là. J'avais évidemment lu tout ce qu'on pouvait trouver à l'époque sur elle et son mari. J'adorais le surnom que Gustav donnait à Alma : Almschili, et les femmes en chignons, du moins celles qui avaient cette sorte d'opulence aristocratique, me rendaient fou de désir. Je pense aussi que la sonorité de ce nom : Alma Mahler, avec ces trois "a" qui revenaient de trois différentes manières, chacun avec son accent singulier, n'était pas indifférent à cet attachement un peu trouble. Je viens d'un pays qui se nomme l'Albanais. Je suis né près d'Albens et d'Albi, à Rumilly, Rumiliacum in Albanesio. Alba, albe, la blanche, entre le "b" et le "m", peu de différence, d'un point de vue acoustique. Alma Mater, la mère nourricière, la mère blanche, la Vierge, celle qui se sacrifie pour que son mari compose sans être dérangé, celle qui renonce à ses talents pour faire fructifier ceux de son époux, l'enfant mort, j'imagine que tout cela était un peu mêlé dans mon esprit, quand j'ai découvert la musique de Mahler, grâce à mon Maître bien aimé, dont Alicia, l'épouse, s'était sacrifiée corps et âme au travail de compositeur de celui-ci. Ce n'est pas tout à fait vrai que j'ai découvert la musique de Mahler à cette époque là. Je connaissais déjà les Kindertotenlieder, justement, et la Cinquième, que je n'aimais pas beaucoup. Mais c'est vraiment avec la Deuxième, analysée par Carlos, que j'ai entendu pour la première fois Mahler. Non seulement j'ai découvert la musique de Mahler, mais aussi le monde de la symphonie, je veux parler de ce monde bien particulier et assez restreint des "compositeurs de symphonies", celui des Beethoven, Bruckner, Sibélius, Mahler. On aurait envie d'y faire entrer Mendelssohn, Brahms et Schumann, mais quatre ou cinq symphonies, ce n'est pas assez. Il faut qu'il y ait un trajet, sur une vie entière, une construction, étape par étape, d'un monde qui se suffit à lui-même, ce qui n'est pas le cas de ces trois-là. La Résurrection gardera à jamais cette place, la première, même si ce n'est plus aujourd'hui ma symphonie préférée parmi celles de Malher. Il est tout de même incroyable que ce soit cette symphonie là, qui traite de ce sujet là, qui m'ait permis d'aborder ce continent dont je ne suis plus jamais revenu.

J'ai aimé Mahler contre mon père, qui trouvait cette musique vulgaire (à l'époque, cette opinion était assez courante). Je pense que s'il avait vécu plus longtemps, il aurait fini par l'aimer, mais je ne pourrai jamais en être certain. Toujours cette lancinante et vertigineuse question : est-ce que les morts continuent à changer au-delà de la mort, ou même, est-ce qu'ils changent radicalement, sont-ils autres, tout autres, dès la mort, ou bien celle-ci les figent-elle dans une éternité terrible ? Comment répondre à cette question sans éviter la poltronnerie et l'égoïsme des vivants ? Il est aujourd'hui très courant d'aimer à la fois Wagner et Mahler, mais il ne faut surtout pas oublier qu'il s'agissait presque d'une impossibilité radicale il y a seulement soixante ans. Le même phénomène avait eu lieu un peu plus tôt avec Brahms et Wagner. Depuis, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts de la modernité, et il est devenu possible d'aimer à la fois Mozart, Wagner, Brahms, Mahler ET les Beatles et Claude Nougaro… Enfin, du moins pour certains… Quant à nous, c'est et ça restera : plutôt crever ! Georges de la Fuly, plutôt mort que sympa, plus que jamais !

Dans les commentaires d'un blog qu'on lit souvent, on trouve ceci : « mais son rôle principal est compagnon, il aurait accepté mes choix. » "Compagnon": voilà ce que les nouvelles femmes ont fait des hommes, des compagnons qui acceptent leurs choix. Il va sans dire qu'on n'appartient pas et qu'on n'appartiendra jamais à ce monde-là et qu'on continuera à être en quête de notre Alma, devrait-on crever seul. 

dimanche 29 décembre 2013

Opus 77



Flaubert, dans ses notes sur Madame Bovary, avait décrit son héroïne, qui venait de faire l'amour avec Rodolphe, rentrant chez elle avec du sperme dans les cheveux.


— C'est extrêmement mauvais, ce que tu écris en ce moment. 
— Et tu crois que je ne le sais pas ?



vendredi 27 décembre 2013

Épiphanie bourguignonne


Anne avait réussi, je me demande bien comment, quand on connaît mon caractère, à me persuader de tenir la partie de clavier à la messe de minuit. Je ne me rappelle plus d'où provenait l'affreux piano droit qu'on avait réussi à trouver pour l'occasion, bien sûr parfaitement désaccordé, et qui le serait bien plus au fur et à mesure de l'avancement de la soirée, puisque l'église n'était pas chauffée et qu'il faisait un froid de canard. Nous devions jouer la sonate en mi bémol de Bach, et deux ou trois petits machins, dont je n'ai aucun souvenir, destinés à accompagner tant bien que mal l'histoire, puisque le clou de la soirée était la crèche vivante.

L'âne était celui d'Anne, Pompon, pas commode, le Pompon, le bœuf était une vraie vache, anonyme mais très patiente, Marie c'était Annie, la mère d'Anne, et Joseph un voisin de mes voisines passionné de train électrique. Gaspard, c'était un célèbre nouveau philosophe juif passionné de Wagner, qui avait sa maison de campagne à trois kilomètres de chez nous, Melchior, c'était le musicien qui l'accompagnait partout, et le personnage de Balthazar était incarné par la femme du philosophe qui ne quittait pas des yeux le petit Jésus, qui était son fil en bas âge, Raphaël.

Le Fils de Dieu était chaudement habillé, et très calme, mais sa mère, Balthazar, une belle et grande brune aux yeux noirs, était très nerveuse, trop nerveuse. Je ne me souviens pas de tous les détails de l'affaire mais je me rappelle parfaitement que lorsqu'on a attaqué la sicilienne, madame le bœuf s'est soulagée d'une large bouse fumante qui a donné un fou-rire à Joseph et à Marie, tandis que le curé se précipitait dans la sacristie en maugréant qu'il le savait bien. Il faisait tellement froid que la flûte d'Anne était parfaitement désaccordée, et moi je jouais avec des gants en laine, ce qui occasionnait quelques dérapages mal contrôlés qui étaient les cadets de mes soucis parce qu'il était bien évident que tout le monde se foutait éperdument de Bach. Mais j'oublie l'Étoile, une ravissante blonde emmitouflée dans un grand châle blanc, à l'air extatique, assise sur un pouf doré, en cuissardes rouges, dont j'essayais de capter le regard tout en jouant.

Nous n'avions pas terminé l'allegro final à 3/8 quand un réveil s'est mis à sonner. On a vu Marie essayer de s'éclipser le plus discrètement possible, ce qui était tout de même assez difficile étant donné que nous étions plus ou moins les uns sur les autres, autant par manque de place que pour tenter de nous réchauffer un peu. En passant près de la flûtiste sa fille, j'ai entendu qu'elle lui murmurait à l'oreille que le chapon allait cramer si elle n'y allait pas tout de suite, et la sainte Vierge de filer sans façon alors que ma soliste lui faisait les gros yeux et piquait un fard. Du coup Balthazar s'est cru autorisé à aller câliner le petit Jésus, ce qui était franchement de mauvais goût, mais au point où on en était, j'ai redoublé d'œillades en direction de l'Étoile qui semblait complètement shootée à la divine musique que personne n'écoutait sauf elle et Pompon dont je voyais les grandes oreilles remuer paisiblement. Je devais avoir le nez rouge car en me regardant elle avait un sourire un peu idiot qui flottait loin au-dessus de ses deux seins parfaitement apostoliques dont j'imaginais les tétons raidis par le froid se ramollissant doucement entre mes lèvres… 

L'Alecture et le dé-lire de la liberté


Curieux : prend soin de tout ce qu'il considère. J'aime le vocable attention. Faire attention, avoir des attentions. Voir, sa-voir, savoir voir, savoir entendre, savoir écouter, perce-voir et entre-voir. Récemment, je lisais un commentaire de Robert Redeker, sur Facebook, dans lequel il expliquait que sans doute il écrivait pour apprendre à lire. J'ai trouvé ça très juste. C'est lire, le plus important, pas écrire. Les écrivains écrivent, bien entendu, mais surtout et avant tout ils lisent. Les musiciens composent, jouent de leur instrument, mais surtout et avant tout ils écoutent et ils entendent la musique. L'écriture est bien une sorte de lecture renversée qui renforce et nourrit la lecture, une restitution de la lecture permanente qui a lieu dans le corps de l'écrivain. C'est une lecture qui a cours en dehors du livre, qui en constitue la suite, le prolongement, ou la préparation, mais il ne peut pas y avoir d'écriture en dehors du dialogue avec la lettre. 

Nous sommes étouffés de SPAM. Je ne parle pas seulement des centaines de spams qui arrivent quotidiennement dans notre boîte à lettres électronique, je parle également des spams médiatiques. Chaque jour que Dieu fait, il faut désormais entendre parler de Dieudonné, de BHL, d'Arielle Dombasle, de Laurent Ruquier, de tel ou tel acteur à la mode, de tel ou tel homme politique particulièrement médiatique, de tel ou tel journaliste (qui sont le plus souvent les mêmes), et il est devenu impossible de faire le départ entre la publicité, la communication et le divertissement. On n'y coupe pas. Le SPAM est un spasme social qui confine notre être à la périphérie de la curiosité : il ne s'agit pas à proprement parler de curiosité, c'est-à-dire que l'attention et le soin ne sont ici que des moments de l'ennui recyclés par la Technique. Cette continuelle série de spasmes instantanés épuise très rapidement le regard, l'écoute et l'entendement, vide les circuits, impose une manière de couvre-feu cognitif. L'amnésie est concrétisée, matérialisée, consolidée. Là où le livre et la lecture entretenaient une forme de bénédiction active et productive, les orgasmes à répétition du Numérique diffusent un voile qui stérilise la conversation que l'être parlant peut entretenir avec lui-même. La chaîne est rompue, le lien est factice, qui annihile le processus mémoriel qui seul permet à l'homme de se construire dans la durée, le réseau est un théâtre dans lequel les acteurs sont des momies qui n'occupent que des places, qui produisent des effets sans causes et des causes sans effets. Faites-en concrètement l'expérience : vous pouvez, avec un peu de pratique et d'astuce, et sur n'importe quel sujet, vous instituer expert d'une discipline, en deux demi-journées, si vous cliquez correctement. Bien sûr, il ne vous en restera strictement rien, deux jours plus tard, mais peu importe, vous aurez acquis une place, et parfois le salaire et la considération qui vont avec. 

Tout ce que je décris là est très exactement le contraire de la lecture, et c'est la raison pour laquelle elle est désormais haïe avec une intensité terrifiante, et la musique avec elle, art du temps et de la durée. Nous sommes désormais dans cette situation inédite : « On supprimera la Foi Au nom de la Lumière, Puis on supprimera la lumière. » Un monde des ténèbres (sans ombres) éclairé a giorno : ce qu'on pourrait appeler la porno-culture, l'ère où le soupçon généralisé efface la pudeur et l'intimité, la possibilité de la transmission et celle de la vie civile. Ma vie sans moi, comme dirait Armand Robin, déjà cité.

Quelle humiliation, d'être, jour après jour, heure après heure, soumis à l'irréfragable acide publicitaire ! « Mieux vivre son argent ! », « La meilleure mutuelle », « Maigrir sans efforts », « Rencontres choisies », « Des révélations sensationnelles », « Viagra, Cialis, Lexomil, Xanax, Prozac », « Comment jouer en Bourse ? », « Comment ne pas payer d'impôts ? », « Une réserve d'argent ? », « Une cougar près de chez vous », « Un cambriolage toutes les 37 secondes », « Infidèle et épanoui », « Le Nouvel Observateur », « Tour de taille », « Alerte Le Monde », « La Redoute par Mon Club Privé », « Place des Tendances », « MacWay », « Santé Nature Innovation », « Café Coton », « Demande de prêt », « Valse des prix », « Aide financière », « Liquid Stock », « Carte Zéro », « VistaPrint », « ParuVendu », « Je Compare ma mutuelle », « Assurance Maladie par Casting Deal », « Commande du 23.12.13 », « ShopZeDeal », « Validation de votre participation », « Offrez un iPod », etc. Et chaque heure qui passe c'est au moins ça !

Mieux vivre son argent ??? Et c'est à moi qu'on vient dire ça ??? Et mieux vivre son absence d'argent, personne ne pense à me le proposer ? Mais quelle bande d'ignobles connards ! Rien que de penser à cette expression d'une vulgarité inouïe : « Vivre son argent » me rend malade. Et toi, Anatole, tu le vis bien, ton argent ? Ouais, pas trop mal, on va dire. Mais c'est du boulot ! Et, tous, nous sommes assommés de cette montagne de spams, chaque jour. Si je pars une semaine de chez moi, sans relever mon courrier électronique, quand je rentre, j'en ai pour deux à trois heures pleines à trier et à jeter cette cochonnerie. Plusieurs milliers ! Il suffirait de faire payer un centime le mail pour en être définitivement débarrassé, des spams, mais il semble bien que c'est trop simple, personne n'en veut, de ma solution ! On préfère continuer avec cette soupe de merde qu'il faut avaler chaque matin, c'est tellement plus drôle ! Tout le monde affiche fièrement sur sa boîte à lettres postale : "Pas de publicités. Merci !" Alors qu'il y en a trois par jours au maximum, vite jetées, et qui peuvent au moins servir à allumer un feu, mais personne ne trouve à redire aux centaines de réclames vicieuses qui nous arrivent chaque jour par voie électronique, qui nous prennent mille fois plus de temps ! Faut croire que les gens s'emmerdent ! Préfèrent éplucher leurs spams bien consciencieusement que de lire trois pages des Notes intimes de Marie Noël.

« J'ai lié son corps, sa boue, comme ceux de toutes créatures à la nécessité universelle de la matière, mais mon Souffle qui souffle où il veut, quand je le lui donnai, était-ce pour l'enchaîner ? »
La curiosité doit s'appliquer à toute chose digne d'être considérée, et passer sur le reste, l'ignoble. Mais chacun est libre de s'enchaîner lui-même.

jeudi 19 décembre 2013

Le progrès du machinisme, de l'infarctus et des lois sur le divorce


Six pieds nus dépassent du toit ouvrant d'une 2 Chevaux circulant à Paris. « Au mois de mai 1962, la densité au centre de Paris est de 82 000 habitants au kilomètre carré. Les spécialistes ont fixé à 16 m2 le "seuil de houspillement", c'est-à-dire la surface nécessaire à un être humain pour vivre. D'où il appert que deux Parisiens sur cinq se houspillent. » 1962… Faites le calcul…

Je regarde le merveilleux film de Chris Marker et Pierre Lhomme : « Le Joli Mai », qu'une âme généreuse m'a envoyé par la poste, et je vais d'émerveillement en émerveillement. Il y a très longtemps que je n'avais pas vu un film aussi réjouissant, touchant, stimulant, intellectuellement parlant, et tout simplement beau, même si je sais qu'il ne parlera qu'à ceux qui ont au moins mon âge, c'est-à-dire ceux qui ont connu le Paris et la France des années 60. Justement, il est temps que les souvenirs de ces années-là prennent leur sens, tout leur sens, en regard de la France qui advient sous nos yeux.

« (…) Mais certains se plaignent que, dans notre perspective historique, le type "chatte" soit menacé de régression, et qu'à sa place s'installe un nouveau type féminin, qui serait la résultante du progrès du machinisme, de l'infarctus et des lois sur le divorce. Il s'agit de la femme qui gouvernera entièrement l'homme soumis, conscient de son sous-développement. »

Dans mon oreille droite, une amie me parle ; sur l'écran, Martha Argerich accompagne sa fille, altiste, dans Mozart, mais j'ai coupé le son ; et j'entends le concerto de Dvorak par Richter et Kleiber ; et je pense à Françoise Héritier, car on entend toute la semaine des extraits de son livre "Le Sel de la Vie", à la radio, dans l'émission "Lectures du soir", lus par Anouk Grinberg. Sur le principe du "J'aime / J'aime pas", Françoise Héritier ne nous donne que la première colonne, des "j'aime", donc, sur 250 pages, insupportable litanie dont la plus belle occurrence, pour moi, et la plus significative, à l'évidence, est sans doute celle qui dit à peu près : « Le plaisir de NE PAS avoir dans la bibliothèque [ou "à la maison", je ne sais plus] de livres négationnistes et racistes. » Comme c'est beau ! Comme c'est ça ! Exactement ça ! Son livre s'appelle "le SEL de la vie", mais il devrait plutôt s'intituler le SUCRE de la vie : ces gens-là sont capables de s'enfiler une assiette de sucre au petit déjeuner, et de remettre ça au déjeuner et au dîner ! Les antiracistes dogmatiques sont des bouffeurs de sucre. Ces gens-là vous règlent son compte à la dialectique une fois pour toutes. Ils vous dégoûtent de penser une fois pour toutes. Ils vous dégoûtent du Bien une fois pour toutes. Encore un peu et ils me dégoûteront des mouvements lents une fois pour toutes.

De la même manière Argerich filmée par sa fille me dégoûte d'Argerich la pianiste, et des femmes, aussi, et des pieds des femmes, par la même occasion, une fois pour toutes. Un peu plus et ce film me dégoûtait de la musique, une fois pour toutes. Rarement (jamais, en fait) je n'aurai vu une telle entreprise de dénigrement (un tel ressentiment) à l'encontre d'une mère. Ce film est une déclaration de haine, pure, parfaite, mais mâtinée de toute la dégoulinante empathie adolescente qui est la marque de notre misérable époque. Le film s'ouvre sur l'accouchement de la fille. Le père (Stephen Bischop Kovacevich) est filmé comme une pauvre chose un peu dérisoire, un peu surnuméraire, un peu has been, un peu ridicule. C'est l'histoire des orteils de la famille Argerich, c'est l'histoire des grands pieds des Argerich, c'est l'histoire des femmes qui vieillissent, des femmes qui sont libres, des femmes qui échappent aux hommes. Pauvres femmes, qui échappent d'abord à elles-mêmes… elles ressemblent à des détenus, aux individus enfermés d'un camp planétaire et désespéré, elles sont privées de tout, sauf du narcissisme sinistre de la marionnette qu'on sort de sa boîte pour les fêtes. Le film s'ouvre sur l'accouchement de la fille, de la réalisatrice… Je sais, je l'ai déjà dit, mais cette bloody daughter fait un film sur elle-même en prenant prétexte de sa mère célèbre. « Je porte le nom de ma mère. » Heureusement pour toi a-t-on envie de lui dire, mais en réalité on n'a pas envie de lui dire quoi que ce soit, à cette pauvre fille. Jamais le vocable "ingrate" ne nous a semblé autant à sa place, dans tous les sens qu'il peut prendre. « J'accouche ! » nous dit la fille. Et « les filles, c'est plus intéressant ! » Stéphanie s'intéresse. Quand on s'intéresse on fait un film. Normal. Quand on est la fille du monstre Argerich, qu'est-ce qu'on peut faire ? Crier très fort, comme les bébés qui viennent de naître. Eh, oh, je suis là ! Ici. C'est moi ! Je suis super intéressante, comme nana. Pas trop mes mains, OK, mais mes pieds ! Et je sais me servir d'un caméscope ! Je sais pleurer, aussi. Et rire, alors là, oui, là je suis bonne, putain ! « Mais on ne peut rien dire sur la musique… » Un moment j'ai cru qu'on allait la voir à poil, la Stéphanie, dans son bain, mais que dalle, même pas, circulez, y a rien à voir, rien à entendre, rien à comprendre. En réalité, si, ce film est passionnant. Pas du tout pour les raisons que la Stéphanie elle croit, non, vraiment pas du tout, mais pour tout ce qu'on voit en creux, pour tout ce qu'on comprend du cirque sordide qui nous est montré là, et qui est tellement conforme à ce qu'on nous demande avec insistance aujourd'hui. Du coup, cette pauvre Martha Argerich me fait de la peine et j'ai envie de la défendre contre sa fille, et contre elle-même. Il est impossible, lorsqu'on joue Ravel et Liszt comme ça, qu'on soit aussi bête, aussi adapté aux normes étriquées et castratrices qui ont cours dans le monde qu'elle parcourt en train et en avion jour après jour en lisant des magazines et en mangeant des sandwichs. Il y a dans tout grand musicien un mystère, quelque chose qui le dépasse, qui le sauve. C'est bien entendu contre ça qu'a été fait ce film, qui n'est que de la propagande, celle qui nous explique très banalement que les grands artistes sont des gens comme tout le monde, avec les mêmes problèmes que tout le monde, qu'ils mangent de la salade au maïs et vont au cabinets, comme nous tous, qu'ils ont mauvaise haleine en se réveillant le matin, qu'ils ont une carte bleue et des problèmes de poids.

Stéphanie accouche, son mari fait coucou au bébé, sa mère téléphone, elle a des "rythmes décalés", des angoisses, elle fume, on voit la mère dormir, se réveiller, boire du café dans des gobelets en plastique, nettoyer ses lunettes sur le quai d'un métro, fouiller dans son grand sac informe à fleurs, en sortir une banane, bouger sa tête en cadence, s'assouplir les poignets, répéter en compagnie de musiciens avachis sur leurs chaises, en bras de chemise, regarder le plafond d'un air inspiré mais pas trop, jouer sur piano désaccordé, et même se tromper. Tout y est, a-t-on envie de dire à la réalisatrice, vous avez bien fait votre travail. Mon Dieu comme elle était belle, à vingt ans, cette petite Martha ! Comment a-t-elle fait pour devenir cette lourde chose hystérique qui donne envie de détourner le regard et de regarder Maya l'abeille à la télé ? Comment la grandeur et le talent peuvent-ils à ce point se cacher sous cet oripeau terne et grisonnant ? Où trouve-t-elle la force de soulever ce pesant manteau de très ordinaire névrose, sans mots et semble-t-il sans pensée, sans réflexion ?

Paradoxalement, le seul qui sorte à peu près indemne de ce film pénible est le père, Kovacevich, qui ressemble tout de même à un musicien, et qui nous touche par la distance énorme qui le sépare de sa fille. D'ailleurs, le répertoire des deux pianistes parle pour eux. D'un côté, des pianistes, Chopin, Liszt, et Ravel, de l'autre Beethoven. D'un côté un don naturel presque inexploré, resté à l'état brut, et de l'autre du travail et encore du travail. D'un côté du piano et de l'autre de la musique.

Qui aurait dit que les femmes seraient un jour du côté de la machine et de l'infarctus, qu'elles remplaceraient les hommes jusque dans les orchestres, et devant l'orchestre, et derrière la caméra, et sur le front ? Et qui aurait cru que ce basculement sexuel ressemblerait à ce point à une malédiction ? Les hommes sont désormais "conscients de leur sous-développement". De cela nous n'avons jamais douté, évidemment, mais de là à accueillir le sous-développement d'autrui avec reconnaissance, comme une manne rédemptrice, il y avait tout de même un pas qui aurait pu inspirer une légère hésitation. Le Moderne n'hésite pas, justement. Il plonge avec ravissement dans le bain égalitaire, s'y ébroue, s'en délecte ; tout ce qui le soulage de sa puissance et de sa distinction le ravit, l'enthousiasme, il en oublie jusqu'à son nom et accueille avec reconnaissance ce qui le détruit. Le sexe était l'ultime ruse de l'histoire, nous en serons bientôt débarrassé.

Le "houspillement", le fait que les êtres humains trop nombreux se gênent, se dérangent, quand on les entasse dans des lieux exigus, le houspillement est désormais sensible à l'échelle de la planète, mais il me semble qu'une des choses qui le manifestent et en aiguisent son pouvoir de nuisance est l'indistinction, le fait que les fonctions et les rôles perdent leurs formes et leurs frontières, que tout le monde veuille se trouver chez lui ailleurs et ailleurs chez lui, autrement dit que les frontières et les limites perdent le pouvoir de protection qui leur est propre, que les chairs et les sentiments soient à vif constamment et en toute situation. "Dix-sept bisous sur le pied gauche"… Je pense aux "groupes de dix-sept" (les 17-olets) qu'on trouve dans certaines pièces de Chopin. Je me rappelle encore l'émerveillement qui fut le mien quand j'ai vu les premiers, que je pensais alors réservés à la musique d'un Stockhausen. Cependant, les groupes de 17 de la musique de Chopin ne se jouent pas comme ceux de la musique de Stockhausen. Peu importe ! Il y a un âge où l'on prend tout au premier degré, où l'on pense qu'on peut s'adresser à sa grand-mère comme à sa copine, où la distinction nous apparaît comme le comble de la fausseté, où l'exception nous semble devoir être la règle, où les nombres impairs et premiers possèdent un éclat incomparables, où l'hystérie nous semble indispensable à la vérité de l'être, où le féminin nous apparaît comme un idéal indépassable, ce qu'il est bien, puisqu'il mène à la mort de l'homme.

Martha Argerich et la vie en communauté, et les discussions toute la nuit, et l'abolition des hiérarchies, Martha Argerich et le mépris des formes et du paraître. Martha et les ados. Martha parmi les ados. Martha fille de ses filles… Martha Argerich la plus bobo des pianistes de légende, qui mange ses mots parce qu'elle n'a pas de mots et qui se laisse manger par sa fille parce qu'elle est restée une enfant parmi les autres enfants. Martha Argerich et le mensonge de la vérité, Martha Argerich et la superficialité un peu vulgaire de la profondeur à vif, Martha Argerich est une immense virtuose sans vertu, dépassée de très loin par une musicalité surnaturelle qui semble presque incongrue lorsqu'on l'entend dire : « Laisse-moi regarder les plantes. » et surtout : « Essayons de partager quelque chose. » Quand on l'entend prononcer ces mots d'une profonde malhonnêteté, on a envie de lui taper sur l'épaule, et de lui dire : « Tais-toi, Martha, je t'en prie ! Divorce d'avec tes filles plutôt que d'avec tes maris ! »

samedi 14 décembre 2013

Rouge sang


« J'entends toujours si quelqu'un écoute quelqu'un d'autre. » « Moins fort, encore moins fort, non, moins fort, non, encore moins fort, moins fort ! C'est encore trop fort ! » Arrive un moment où les musiciens sont effrayés… Mais que se passe-t-il, de quoi nous parle-t-il ?

Il était situé sur le chemin que le son empruntait pour aller d'un musicien à l'autre, aussi ne pouvait-il pas faire autrement que d'aménager avec son corps une sorte de passage qui en facilitait le transport. Il était comme un convecteur ; le son lui arrivait, et il ne faisait que le rediriger vers la sortie, en lui imprimant au passage une sorte d'élan supplémentaire qui permettait à celui-ci de parvenir à destination sans perdre ni sa force ni sa couleur. C'est ce qu'il expliquait aux instrumentistes. En réalité, la musique lui arrivait en rêve, et il fallait tout de même la rendre palpable, audible, réelle, pour ceux qui la faisaient ou l'écoutaient. La mère avait posé une rose rouge sur le pupitre, comme le père l'avait fait de nombreuses années auparavant. Elle était là à toutes les représentations, à Stuttgart. À Edimbourg, il s'était enfermé à clef dans sa loge, il buvait du whisky en lisant un roman policier. Sa mère frappa à la porte, tous les amis essayèrent aussi, il n'ouvrit pas, et finalement refusa de diriger l'opéra. Il avait découvert durant la générale que la représentation serait retransmise, il avait vu les micros, et s'était imaginé les auditeurs tranquillement installés chez eux avec la partition sur les genoux, en train de souligner chaque fausse note d'un trait rouge, fausses notes qui seraient indéfectiblement associées à son nom, et cette vision lui était insupportable. Son père avait créé Wozzeck le 14 décembre 1925 au Staatsoper de Berlin. 

Son père est mort le 27 janvier 1956, à Zurich, deux cents ans jour pour jour après la naissance de Mozart. Karl Böhm a dirigé le concert, tranquillement, sans un mot pour Erich Kleiber. 

mercredi 11 décembre 2013

Carlos Kleiber, le chef absolu


Jouer du piano aura été l'une des plus grandes malédictions de ma vie. Quand je vois avec quelle facilité des musiciens peuvent accompagner les plus grands, jouer en orchestre avec des chefs magnifiques, et surtout entendre de l'intérieur un répertoire sublime, je me dis que la passion du piano m'a joué un vilain tour. La première fois que j'ai réalisé ça, c'était en 1972 je crois, à la mort de mon père. Je venais de découvrir le triple concerto de Beethoven, et je fus pris d'une exaspérante envie d'être assis parmi les violoncelles, au milieu de l'orchestre. J'étais jaloux, follement jaloux. Entendre la musique, la musique dans sa chair, l'orchestre, depuis cette place là, voilà ce dont j'avais envie.

J'ai toujours aimé diriger. Je veux dire diriger un orchestre, un ensemble de musiciens, pas des hommes. Il m'est arrivé quelquefois de le faire et j'ai à chaque fois éprouvé un immense plaisir qui ne ressemble à aucun autre. Cette sensation de faire de la musique sans la faire vraiment, juste du bout des mains, avec le bras, avec le regard, est quelque chose d'enivrant. Il y a quelque chose d'un peu vulgaire à faire de la musique à l'aide d'un instrument, sauf quand cet instrument est l'orchestre, c'est-à-dire cette chose à la fois impalpable et très concrète, faite de matière autant que d'esprit, de chair et d'affects autant que de mécanismes. Comme beaucoup de musiciens, il m'est surtout arrivé de diriger chez moi, seul, en écoutant de la musique, ou encore seul en voiture, quand la route le permet.

Regardant ces répétitions de la Chauve-Souris, je suis médusé. Je retrouve exactement mon Carlos. Argentin aussi, "génial" aussi, avec les mêmes blagues, les mêmes métaphores, les mêmes ruses pour vous faire jouer mieux, la même manière de mimer la musique, de l'expliquer par des dialogues, de la faire parler avec des mots de tous les jours, avec des gestes banals, de vous la montrer, de la convoquer, là, parmi nous, comme une amie avec laquelle on passe volontiers l'après-midi avant d'aller pleurer seul dans son lit. À croire qu'il existe un génie musical et pédagogique spécifiquement argentin, celui de ces Allemands qui parlent espagnols. Je suis tombé un peu par hasard sur ces répétitions d'orchestre de Carlos Kleiber, ce qui m'a conduit à récouter les quelques enregistrements de lui que je possède (4e, 6e et 7e de Beethoven, 4e de Brahms, Fledermaus de Strauss, 3e et 8e de Schubert, Rosenkavalier). Faites l'expérience, vous verrez, c'est radical ! Écoutez par exemple le 7e de Beethoven, et ensuite passez-vous la même symphonie par Karajan, Böhm, Furtwängler, Mazur, Walter, Klemperer, Abbado, etc. Ce n'est pas la même œuvre ! Et je ne parle pas seulement des pizzicatos de la fin de l'allegretto… (Kleiber était capable d'annuler une série s'il s'apercevait qu'on n'avait pas reporté ses coups d'archets ou ses corrections sur le matériel d'orchestre, et la phrase de lui que je préfère est : « Ne changez pas mes coups d'archet, ce sont ceux de mon père ! » C'est d'ailleurs Erich Kleiber, je crois, qui avait eu l'idée de faire jouer la fin de l'allegretto en pizzicatos, à la place de l'arco qui se trouve sur la partition de Beethoven.) Ce n'est pas la même œuvre. La matière sonore semble complètement différente. C'est un autre métal. Pourtant, il n'entre pas dans son interprétation de dimension "excentrique" qui existe par exemple chez Gould lorsqu'il joue l'Appassionata ou du Chopin. Il n'y a aucune transgression, dans la manière de faire de la musique de Carlos Kleiber. Mais écoutez ce début de l'Inachevée… Ça fait peur ! Quand on le voit diriger, je crois qu'on comprend une partie du mystère. C'est sans doute le seul chef qui accompagne ses musiciens jusqu'au bout de leur geste : regardez son bras lorsqu'il doivent tenir un accord ou faire un trémolo intense. Il ne donne pas des départs, il joue avec eux. Pas étonnant qu'ils aient tous déclaré qu'ils avaient l'impression de se surpasser quand il jouaient sous la direction de Kleiber fils ! En répétition, il est essoufflé, quand il donne des indications aux musiciens, comme s'il participait autant (et plus) qu'eux à la production du son. Crescendos, staccatos, trémolos, glissandos, portamentos, sforzatos, accelerandos, pizzicatos, les musiciens se laissent porter par l'énergie formidable de cet enfant éternel, qui n'est véritablement vivant que lorsqu'il dirige. Sa sœur disait de lui qu'il était "trop fragile". Oh comme je comprends ça ! Il faut être trop fragile pour avoir cette colossale puissance. Le trop fragile fait descendre en lui la puissance qui vient d'en haut. Elle le traverse. Son père voulait qu'il devienne chimiste… (« Un seul Kleiber suffit bien ! ») Dans la grande famille des chefs, il y a les chimistes et les physiciens. Carlos Kleiber est évidemment un physicien, même s'il possède une oreille merveilleuse de précision quant à la chimie sonore qu'il dose avec un goût très sûr. Écoutez ce son, juste, plein, doré, tenu de l'intérieur, écoutez ce phrasé à mille lieues de toute démonstration, mais terriblement imposant, noble, plein d'une grandeur sans aucune concession, on se dit à chaque fois : « Ah oui, c'est ça, Beethoven, c'est ça, Schubert, c'est ça, la Quatrième de Brahms, je comprends, non, je n'ai même pas besoin de comprendre, ça passe directement de mon oreille au centre nerveux qui était là avant moi, à ma place, de toute éternité. » Il pousse sur des leviers qui s'appuient sur des forces qui elles-mêmes produisent des réactions en chaîne qui dépassent peut-être même ce que le compositeur avait pu espérer, dans ses rêves les plus fous. Regardez-le passer en un centième de seconde d'un sentiment à un autre, d'une émotion à une autre, d'une danse à une marche, d'un geste à une idée, il est là dans chaque note, et même entre les notes, il ne lâche jamais la main des musiciens, il ne va pas d'un point à un autre point, il est dans la ligne, dans la surface, dans l'épaisseur, dans la profondeur, il est partout, même et surtout quand il fait semblant de laisser jouer ses musiciens, de les suivre, d'être étonné, d'être ravi. C'est un rythmicien stratège. "Apothéose de la danse", le finale de la Septième ? Quand c'est Carlos Kleiber qui dirige les Wiener Philharmoniker, sans aucun doute ! Quelle jouissance de passer d'un rythme à l'autre, chacun ayant son profil, sa densité, son énergie propres, écoutez ces accents, comme il les creuse, comme il les remplit, comme il bondit d'un registre à l'autre, d'un groupe instrumental à l'autre, d'une couleur à l'autre, avec cette joie enfantine qui a les accents terribles de la prescience de la mort qu'il faut tenir encore un peu en respect, ces rythmes pointés qui déchirent le temps, qui le mordent, qui électrisent la chair et la chauffent à blanc, voyez ces noirs, dans la Cinquième ! Romantique, Beethoven ? Non, c'est bien d'autre chose qu'il s'agit. Un seul chef a pu s'approcher de cette tension rythmique presque insoutenable, c'est le jeune Karajan, dans l'ouverture des Noces de Figaro, enregistrées au début des années 1950, avec Schwarzkopf et Seefried.

Si les gens savaient ce que c'est que la musique, ils se suicideraient ! Pas de quoi rire.