Maintenant que Georges a fait (d'après
Alexis) un excellent teasing pour cette
revue, éditée par David Reinharc, il est temps de vous en donner un avant-goût très modeste et de vous inciter à l'acheter. Rendez-vous compte, une revue dans laquelle interviennent côte à côte Dijon Bourdier et Georges, on va dire que ce n'est pas tous les jours que vous trouverez une chose pareille dans votre librairie !
D'autres écrivants plus honorables sont au sommaire, Richard Millet, Robert Redeker, Xavier Raufer, Jean-Gérard Lapacherie, William Paris, Marcel Meyer… L'objet est très beau, carré, blanc et gris, bien mis en page (ce qui devient rare), la typographie impeccable, bien qu'un peu grosse, peut-être, c'est le seul minuscule reproche que je ferais quant à moi à cette publication dont le contenu est hautement recommandable. Je ne parle même pas de l'article introductif de Renaud Camus, fort, inspiré et courageux, ce qui ne surprendra pas, et qui donne envie de lire tout le volume sur la lancée, mais il est d'autres articles qui tranchent avec l'habituelle bouillie cléricale des publications françaises, dès qu'elle se mettent à parler de la réalité qui nous entoure, qui nous étouffe.
Il nous paraît plus qu'indispensable, par exemple, de se précipiter sur l'article que Marcel Meyer consacre au bruit, et j'ajouterai à son propos une note en bas de page, consécutive à la vision d'un film terrifiant sur Outreau. Le film s'intitule Présumé coupable, et relate, de manière extrêmement réaliste, autant qu'il me soit permis d'en juger, l'effroyable mésaventure d'un huissier de justice, accusé à tort dans ce procès dont on n'a pas fini de voir qu'il préfigure un monde tout proche. Je veux parler de l'arrivée en prison d'Alain Marécaux. Ce qui frappe, ce qui indique l'Enfer, dans cette arrivée, c'est le Bruit. L'Enfer est bruyant, il l'est terriblement, et il l'est à toute heure du jour et de la nuit, comme on pourra le constater dans la suite du film. J'ai souvent eu la tentation d'être mis en prison, d'être soustrait au monde social, mais à la condition expresse et "non-négociable", d'y être seul, rigoureusement, et dans un silence complet. À ces deux conditions, j'aimerais assez passer une année de ma vie en prison, je l'avoue, si je peux y emporter un carnet et quelques livres. Mais voilà, la prison, ce n'est pas ça du tout ! C'est même tout le contraire. La prison, en ce début de XXIe siècle, c'est le bruit et la foule, c'est le bruit porté à son paroxysme et c'est la foule portée à son paroxysme, c'est l'impossibilité sans trêve du privé (vous n'êtes privé de rien, contrairement à ce qu'on pourrait croire, vous avez accès à tout, en permanence, sauf à la privation). La prison, donc, est aujourd'hui très exactement un processus d'intense surexposition au social, sa brûlure inguérissable. Nul retrait, nulle retraite. Impossible de penser, impossible de mettre sa vie entre parenthèses, impossible de faire retour sur soi, ce qui semblerait pourtant le but (éminemment social, lui) d'une telle privation momentanée de liberté. C'est tout le contraire, encore une fois : vous êtes assommé du cri des damnés, on vous plonge dans une fournaise hurlante, sans jamais la possibilité, même brève, d'un repos, d'une halte, d'une clairière (même sombre). On nous rebat les oreilles de la dignité des prisonniers qui serait malmenée (et elle l'est, en effet !), mais pour de très mauvaises raisons. Il leur faudrait la télévision, les portables, la sexualité, la communication, la compagnie !? Et ceux qui osent contester ces "avancées du droit" sont évidemment taxés de fascistes inhumains, sont soupçonnés de vouloir le malheur de ceux qui ont une fois manqué à la Loi. Je dis que c'est tout le contraire, et que ceux qui veulent ces "biens" pour les prisonniers sont les pires bourreaux qui se peuvent concevoir : à strictement parler, des salauds ! N'importe qui d'à peu près normal deviendrait dément, en quelques jours de ce régime, et s'il ne le devient pas, c'est qu'il l'est en entrant, et qu'on désire qu'il le reste. Il existe une excroissance de la prison moderne, dans la société "libre", c'est la boîte de nuit, qui en est la version volontaire et sacrificielle. Entrer dans un "Macumba", j'imagine, est tout aussi traumatisant que d'entrer dans une prison française. Et pourtant les "Macumbas" sont pleins, chaque fin de semaine. On en redemande…
La prison est sortie de ses murs, comme l'école est sortie des siens. Par un processus également démocratique et compensatoire, on y a fait entrer le Démon. Pas de raison que celui-ci ne s'occupe que des citoyens "libres" ; les pauvres en avaient assez d'être les seules proies du Malin, et voulaient en faire profiter les proscrits. On pourrait aussi penser, ce qui revient au même, que la démocratie radicale n'aime rien tant que l'in-différence : puisque les uns souffrent, tous doivent souffrir. C'est sa conception de la justice. Vous êtes condamnés au social, toute la semaine, toute l'année, vous êtes sous la surveillance active et intraitable des mamans, des juges, des journalistes, et certains, en prison, y échapperaient, à l'abri de la déchéance ? Pas question ! Tout pour tous et tous contre tous, le malheur — et sa redistribution générale, c'est comme l'impôt, il doit s'inviter partout, toujours, et vous appuyer sur la tête jusqu'à ce que vous la rentriez dans les épaules. La Liberté, depuis la Révolution, est devenue sans doute la plus grande farce inventée par les hommes, c'est une pièce de théâtre qui se joue à guichets fermés, qui cartonne à longueur d'année, sur tous les boulevards. (Vous vous demandez à quoi ressemble la Liberté ? Observez par exemple le flux des voitures sur le Périphérique parisien, vers 6h du soir.) Il est assez facile d'en percer le petit mystère grimaçant : plus celui que vous avez en face de vous vous jure qu'il est libre, plus il est enfermé, tassé, tenu, aliéné, surveillé. C'est une loi qui ne souffre pas d'exception, c'est une loi qui se trouve comme chez elle dans le monde panoptico-numérique que vous adorez.
Et le bruit, dans tout ça ? Mais il est bien sûr le lubrifiant pestilentiel dont le Démon aime à se parfumer afin de se glisser partout, pour qu'on l'acclame comme le héraut de la Liberté qu'il n'est surtout pas ! La liberté est silencieuse, elle ne hait rien tant que les tambours et les trompettes, le moindre bruit la fait fuir, et son oreille est fine. Si j'affirme que la liberté s'est trouvée plus souvent et plus intensément en prison que sur les plages et sur les ondes, il faut comprendre que cette liberté-là n'existe plus qu'à l'état de miracle individuel, qu'elle coûte très cher, bien qu'elle soit tout à fait gratuite, et qu'elle ressemble à s'y méprendre à la grâce. Le bruit est un vêtement, un habit qui nous rend tous semblables, c'est un uniforme. Pas un hasard si cette société qui aime tant le bruit aime tant également le parfum : la caissière de Super U porte Jardins de Bagatelle, comme la femme que vous aimez, elles écoutent toutes les deux les tambours du Bronx, s'épilent le pubis, se trouent les oreilles et le bout des seins ? Eh bien voilà, vous y êtes, vous voilà à votre tour embarqué sur le manège de la Liberté, cette noble conquête sociale qui s'ébroue, transe sèche, de McDonalds à Séphora en passant par la FNAC et retour. Mais puisqu'ils vous disent qu'ils sont libres !
Je n'ai jamais réellement pensé être un dissident, ni un rebelle, ni un révolutionnaire, sauf peut-être à seize ans, quand j'ai fait partie très brièvement du Parti Communiste International, et encore était-ce plus à cause des jolies militantes que du "Programme communiste" et du "Prolétaire" que je n'ai jamais réussi à comprendre ni même à lire en entier, aussi est-il assez curieux de réaliser, à cinquante ans passés, qu'on n'arrive plus à se sentir partie prenante de ce qu'est devenu notre pays, et qu'on retrouve à cet âge avancé les réflexes et les sentiments de l'adolescent qui n'a pas envie de regarder là où on lui demande de regarder, même si ceux qui lui font cette demande aujourd'hui portent les noms des rebelles d'autrefois. Dans la France de De Gaulle, et même dans celle de Pompidou, et même encore un peu dans celle de Giscard, nous devions lutter contre le réel, avec sa pesanteur, sa lourdeur, son noir et blanc officiel. Nous devrions aujourd'hui, si nous étions conséquents et courageux, lutter pour le réel, car la grande marche du simulacre dépasse désormais son modèle, et de très loin, et menace d'en effacer jusqu'au souvenir. C'est cela la guerre d'aujourd'hui, contrairement à ce que continuent de psalmodier machinalement nos archéo-gauchistes en opposition de phase, mais l'armement de l'ennemi est autrement plus lourd et plus efficace que jadis, et les héros plus discrets, à moins qu'ils ne soient distraits.