« Moi, je suis un vrai lecteur de Muray. » Pas une faute, ni de frappe, ni d'orthographe, ni de grammaire, ni de syntaxe, ni de français, dans cette phrase de "XP". Vous ne connaissez pas "XP" ? Un pote à Didier Goux. Le rédacteur d'un "magazine informatique", le mec, si j'ai bien suivi. Un jeune. Un moderne. Un dans le coup. Un technophile. Un
Ilysien.
Il prend deux mots, XP, "démocratie" et "atomique", et il les colle l'un à côté de l'autre. Pour voir. Il regarde. Il voit, et il se dit : "Cela est bon." XP est debout devant son établi immaculé. Il cligne de l'œil, cadre le concept entre quatre de ses doigts, et il est satisfait. "Yesss !" Suce un glaçon.
Je sais, je sais, vous allez encore me dire que je perds mon temps à défoncer des chatières ouvertes, qu'un "XP" est à peu près aussi intéressant à étudier qu'un Quark orphelin roulant à 30 km/h sur la bande d'arrêt d'urgence de la voie sucrée, et vous aurez raison. J'aime les causes perdues, j'ai de la tendresse pour ces minables plastifiés qui roulent les mécaniques, parce qu'ils ont trouvé un public à leur dimension, je suis comme ça.
J'en ai rencontré beaucoup, de ces minus qui pensent accéder au langage parce qu'il ont "manié du code". Ayant beaucoup utilisé l'informatique, dans mon métier, j'ai dû côtoyer ces zozos plus d'une fois, ces sortes d'amibes affolées qui se cognent aux murs de la pensée comme la boule du flipper une fois lancée dans la courte éjaculation qui lui tient lieue de vie. Comme ils ont l'esprit aussi vide qu'un adolescent en train de se polir le chinois, ils croient que la vitesse de leur main sur leur membre est synonyme d'intelligence, et ils prennent les étincelles que fait leur cortex raclant les parois de l'aquarium pour des éclairs de génie, et les zigzags incohérents de leurs idées pour des chemins de traverse. Ils sont toujours extrêmement arrogants, mais ce n'est pas vraiment de leur faute, c'est seulement qu'ils n'ont rencontré que d'autres amibes dans leur genre, et ne jugent qu'à l'aune de cette race qui ne connaît qu'un âge, l'enfance. Comme les mouches qui changent de direction selon un plan peut-être mystérieux mais certainement exaspérant, ils découragent toute velléité de les écouter, de les saisir, par leur constante et inutile agitation dont le labeur extrêmement apparent semble sans objet.
À leur échelle, il faut reconnaître que ce sont des dieux. Sur le territoire de silicone invisible à l'œil nu qui leur est attribué, ils règnent en maîtres absolus, avec le despotisme jaloux et intransigeant de ceux qui savent que moins on possède plus il convient de défendre ce peu avec l'énergie du désespoir, tous crocs et griffes dehors, même par le calme plat et désespérant qui règne en général à leurs frontières, que nul ne songe réellement à leur disputer.
« Moi, je suis un vrai lecteur de Muray. » La virgule après le "moi" n'est pas anodine. Il y a le moi, et il y a, ensuite, la phrase, l'affirmation, la déclaration. Est-ce que le je de la phrase désigne le même sujet que ce moi envirgulé, décalotté en son commencement turgescent ? Rien n'est moins sûr. Les sujets de ces contrées opaques sont des mutants, et s'ils n'ont pas un petit doigt qui les désigne comme tels, leur sexe, en quelque sorte encapsulé dans le morne calculateur à deux dimensions qui leur sert de cerveau, trône là comme un terrible et inutile appendice, héritier mort-né abandonné, atrophié et desséché. Si cet attribut morbide n'a plus de fonction, il lui reste pourtant une mémoire, et cette mémoire pèse de toute sa tristesse sur les prérogatives détimbrées de nos rois-nains. Donc, l'un d'entre eux, le Roi XP, est vrai lecteur de Muray, si l'on veut le croire, et l'on aimerait tant. Un "vrai lecteur de Muray" illustrerait-il les articles de sa Grande Revue (Ilys) par ces photographies, toutes plus tristes les unes que les autres, de "nudité féminine" ? Je pose la question par pure forme, bien entendu. Leur "nudité féminine" est à peu près à la femme et à l'érotisme (ne parlons même pas du sexe) ce que les Lettres sont à la littérature, ce que la sociologie est au réel, ce que les Beatles sont à la musique, ou ce que Villepin est à De Gaulle. (On notera d'ailleurs que leurs goûts musicaux sont en plein accord avec leurs vues sur la beauté féminine.) Je disais donc que la phrase vient après l'énoncé de la tautologie sans issue : Moi. Il ne savent pas s'y inclure, dans cette phrase, ils restent à l'extérieur, ils tournent autour comme des vautours énervés par l'odeur de la viande pas encore congelée dans le Frigidaire. Muray peut (mais Muray mort, car Muray vivant les aurait éloignés d'un rire), comme d'autres noms aux fragrances fortes, les énerver ainsi, de ne savoir être ni dedans ni dehors. Alors on les entend taper du pied au sommets de leurs dunes lunaires, et cette musique les enivre tant et si bien qu'ils pensent un instant exister parmi nous, et que si la Terre tourne, c'est à cette danse obstinée qu'elle le doit. Comme des enfants impatients et affamés auxquels on aurait arraché toutes les dents, ils croient mordre dans la tétine, mais la mère infâme se pâme ou se tord de rire. Ces sont des petits singes édentés, des chameaux sans bosses, des petits pains sans levain et sans sel, des humains blanchâtres sans matière, sans logos, sans poils. Plus ils s'énervent, moins on les remarque. Alors ils font ce que les hommes ont toujours fait dans ces cas-là, ils écrivent une légende dans laquelle ils se représentent vivants, innervés, pensants, vibrants, bandants, mordants… Ils écrivent l'histoire des vaincus du point de vue des vaincus qui ont vaincu. (Je me comprends.)
Seulement, toutes les légendes ont leurs limites, et, confrontées aux scènes de la vie quotidienne, montrent leurs muscles en ficelle et leur cœur en chiffon. C'est tellement triste, alors, de les voir dévoiler la machine et la tringlerie sous l'habit, et de continuer la geste grandiose alors que le pantin se défait, part en quenouille, qu'on en viendrait presque à les serrer contre nos cœurs pour leur raconter une belle histoire, une de plus. Le Roi XP, quand il sort de son royaume, en est certainement le plus poignant représentant : et lorsqu'on lui fait doucement remarquer qu'il ne sait pas écrire trois mots sans faire quatre fautes, il monte sur son tréteau branlant pour vitupérer contre ceux qui voudraient essayer de faire croire que le roi est nu comme un vermisseau, alors que, et qu'il le fait exprès, et qu'il n'a pas le temps de s'attarder à faire attention aux fautes de frappe, et que ce ne sont pas des fautes — comme si quelqu'un sachant écrire en français avait deux vies, l'une où il écrit bien (dans la légende) et l'autre où il n'a que faire de cette science des ânes (la vie trop vraie, trop cruelle, trop plate, trop agrippée à sa pauvre orthographe (qui n'est qu'un habit qu'on met quand on sort dans le monde)), alors que l'Esprit souffle, et que les trolls (son mot favori, son mot magique) devraient s'estimer bien heureux d'avoir ne serait-ce que des fautes d'orthographe, quand excrétées par un XP. D'ailleurs, il parle comme les enfants : « Moi, je suis un vrai lecteur de Muray, et je cherche pour de vrai à comprendre le monde qui m’entoure. » Si ça ne vous touche pas, ça, c'est vraiment que vous êtes des monstres ! Le monde qui l'entoure… Le Roi XP est entouré par le monde, encerclé, et le monde est vilain, effrayant, sans pitié pour les rois qui se promènent tout nus. Lui, XP, pourtant, il sait que l'habit qu'il porte est le plus beau, le plus riche, le plus seyant, mais on n'a pas traité le monde, qui croit voir ce qu'il voit, c'est à dire rien. Le monde est malade, aliéné, aveugle, et XP souffre, mais il ne peut pas le reconnaître, car le reconnaître le dénuderait à ses propres yeux. Non, XP doit passer, en coup de vent, et emporter un peu de sable sous ses semelles de plomb… De vent, pardon !
Quand on a l'habitude d'aller nu, on s'habille d'un rien. La pensée du Roi XP est à l'image de sa vêture : elle rappelle ces lofts des années 80 où deux poufs blancs et un matelas posé à-même le sol constituaient tout l'ameublement, avec le poster de 2001. Le Roi XP dispose ses poufs blancs (le pouf démocratie et le pouf atomique) sur son sol blanc laqué, s'asseoit entre les deux, une main sur chacun, et il se trouve bien. C'est un genre de Sam Suffit de la pensée nomade et hors sol, qui n'a d'attaches avec le monde que sous la forme du réseau, de la connexion. Il croit en un seul Dieu, le Cerveau global, l'intelligence connexe, les bits croisant les bits en de joyeuses partouzes numériques. Des livres ??? Quoi, ces machins, tous différents, qui jaunissent, qui se tachent, qui s'empilent en tas, véritables nids à poussière ? Et puis quoi encore ! Quoi, des disques, quoi, des auteurs, quoi, des siècles ??? Ah, comme tout cela sent le renfermé, le vieux, la tremblante et le papier d'Arménie ! Misère de l'étude, de la page cornée, du coup de crayon qui n'abolira jamais la distraction et la transe de ceux qui croient que le monde a été méchant avant eux, méchant et imbécile, imbécile et désinvolte avec ces nouveaux venus, les dépositaires naturels du Royaume, pour qui il aurait fallu faire place nette. Las, les écuries sont crasseuses, les femmes n'ont plus envie de faire l'amour, et les fleuves charrient des déchets pestilentiels. Rien n'est neuf. Sauf eux. Sauf l'atome, à jamais, sauf l'Individu, libéré du surmoi social. Ils vont devoir retrousser leurs manches, mais nous ne serons plus là pour les voir se salir les mains en s'enlevant la merde qu'ils ont dans les yeux. Même le roi XP ne verra pas les grands travaux, car dans quelques mois il aura oublié ses deux poufs et se sera meublé ailleurs, et tout cela ne le concernera plus. C'est du moins ce qu'on peut lui souhaiter, car ne jamais vieillir est la pire des malédictions, la plus sinistre des farces que le Temps joue à l'Homme.