Tout le monde a fait un jour ou l'autre cette expérience traumatisante : on est en voiture, dans le commencement de la nuit de novembre, on écoute, sur France-Musique, Vladimir Jankélévitch jouer des Pas sur la neige de Claude Debussy, devant une Claude Maupomé plus et mieux paumée que jamais. Soudain, voyage ("trajet", "déplacement") oblige, la radio "décroche", et l'on passe brutalement des deux notes murmurées de Debussy à une tonitruante beuglante binaire et synthétique diffusée par "Oui-FM". Venir au monde avec des forceps, à côté de ça, ce n'est rien du tout. Perdre la femme qu'on aime assassinée par un serial killer, tomber sur son corps découpé en morceaux en rentrant le soir à la maison et marcher sur son foie, voilà qui serait à peu près équivalent à l'expérience que je viens de décrire, en terme d'émotion et d'adrénaline. Dans l'urgence, on presse le bouton OFF du tableau de bord, en essayant de rester sur sa voie d'autoroute. Dans le silence revenu, on entend son cœur ralentir petit à petit, on reprend ses esprits.
Vous avez sans doute remarqué comme moi que les radios diffusant cette fiente ignoble ont toujours, je dis bien toujours, un volume sonore au moins double de celles qui diffusent de la musique. C'est même une manière infaillible de se repérer, quand on tourne le bouton des fréquences : lorsqu'on n'entend rien, c'est qu'il s'agit de musique. À croire qu'il existe une loi non écrite qui prescrit une amplification de la puissance sonore inversement proportionnelle à la qualité musicale, comme s'il s'agissait de compenser la nullité artistique par le volume. Cette loi n'est d'ailleurs pas idiote du tout. Tout le monde sait d'expérience qu'il doit crier quand il manque d'argument, d'idées, quand il est en panne de sens… L'amplification, voilà la chose qui décrit le mieux la modernité : la camelote et la laideur disposent semble-t-il naturellement (et bien sûr, rien ne naturel, là-dedans) d'un coefficient d'amplification qui leur est allouée par les services culturels de la démocratie. Un orchestre symphonique, non plus qu'un trio à cordes, n'ont besoin d'amplification, alors que le moindre groupe de rock est réduit au silence par la panne d'électricité. Souvenons-nous des bien nommés "murs d'amplis" des années 70 ! Les Marshall, empilés les uns sur les autres, derrière les "musiciens" à moitié sourds… L'image doit rappeler de terrifiants souvenirs aux survivants de ma génération : par exemple des bébés dormant (mais oui, j'ai vu ça !) au pied d'un de ces amplis, l'oreille à quelques centimètres des hauts-parleurs, dans un environnement sonore qui devait surpasser en puissance un 747 décollant à quelques mètres de vous ! Nous avons été très nombreux à assister à ce spectacle terrifiant, révoltant, eh bien, des décennies après, personne n'en parle, comme si le crime était parfait, et il l'est, en effet.
On ne s'est pas interrogé, en tout cas pas suffisamment, c'est peu de le dire, sur ce "besoin" de volume sonore, né au XXe siècle, et qui a accompagné l'émergence de la nouvelle "musique". Ce n'est certes pas un hasard si la puissance sonore débridée est née, dans le domaine de ce qu'il faut bien appeler la musique — pour se faire comprendre — au même moment que le fascisme. Les fascistes crient. Ils hurlent, ils couvrent de leurs voix la voix de leurs adversaires, ils n'aiment pas la nuance, ils n'aiment pas les rythmes ternaires, leur dynamique, très réduite, se situe entre le forte et le fortissimo. La quantité est "l'agent orange" de la révolution la plus formidable qui se soit produite depuis longtemps. Elle transforme tout, en commençant par le sens des mots, dont elle ronge l'intérieur, en leur gardant leur visage, elle procède comme ces architectes qui conservent les façades des immeubles pour en ravager l'intérieur. Le façadisme s'est répandu non seulement dans l'urbanisme, mais dans tous les domaines de la vie, comme une lèpre mentale, c'est devenu une manière de penser et d'habiter le monde : Murakami et Jeff Koons à Versailles, c'est bien une certaine forme de façadisme, et l'art contemporain nous fait la démonstration tous les jours que, si vous n'avez rien à dire, il faut le dire, et le dire encore, et très fort. "Je n'ai rien à dire, et alors !" pourrait être la devise (c'est bien le cas de le dire) de très nombreux artistes contemporains (et d'encore plus nombreux écrivains) qui ont si bien compris comment fonctionne le nouveau système. Une croûte est une croûte. Deux croûtes restent deux croûtes. Mais si vous en réalisez deux cents occurrences, alors vous entrez au New Panthéon et au château de Versailles. La quantité est le sésame. Et les dimensions. La quantité, la répétition, la puissance sonore, le monumental. Le Spectacle a très bien assimilé la chose : veut-il que Le Public vienne "écouter" une sonate de Haydn ? Il en donnera une version pour trente contrebasses et soixante piccolos ; avec l'imparable alibi qu'il "a fait venir un immense public populaire à la musique classique". Qui aurait encore le front de faire la gueule ? Les trois grincheux habituels, dont votre serviteur, bien sûr, mais le fait même qu'ils fassent la gueule est bien la preuve que "ça marche"… Les réactionnaires dont, paraît-il, je fais partie, sont là pour augmenter encore le crédit de ces nouveaux banquiers, de ceux qui gagnent à tous les coups. C'est bien pourquoi il ne sert à rien de résister. Non seulement ça ne sert à rien, mais ça sert encore les intérêts des bandits qui donnent le la.
La musique, plus je vieillis et plus j'en suis persuadé, est comme l'amour. Personne ne sait ce dont il s'agit. Vous êtes assis dans un des studios de la Maison de la Radio, à Paris, vous écoutez la Maîtrise de Radio-France chanter les
Trois beaux oiseaux de paradis, de Maurice Ravel, et soudain il se passe quelque chose. Vous ne savez pas quoi. Que s'est-il passé, durant ces quelques secondes ? Impossible de le dire,
les mots manquent… Vous ne serez plus jamais le même. Le monde a changé, ou bien vous : vous avez, enfin, "la permission d'aimer ce que vous admirez, et d'admirer ce que vous aimez".