Je n'ai pas un mot à changer à ce billet de Didier Goux auquel je renvoie tous ceux qui vont tordre la bouche, ce qui ajoute bien sûr à mon plaisir égoïste.
vendredi 30 septembre 2011
mercredi 28 septembre 2011
Immola, super week-end
samedi 24 septembre 2011
"Didier Bourjon est un con"
Ce n'est pas moi qui le dis. C'est lui qui l'a cherché.
C'est le nouveau jeu à la mode au 3,14. Tapez dans Google la phrase : « X est un con. » Si X = Onfray, on arrive sur ce blog, ce que je déplore grandement, car bien sûr, Onfray n'est pas un con, même s'il lui arrive de l'être de façon carabinée. C'est bien, Internet : si par exemple, un jour, vous dites à votre petite amie : "Connasse, je vais te tuer !" ce qui évidemment n'est pas très malin, mais qui peut se comprendre parce qu'il lui arrive effectivement de se conduire comme une connasse et qu'il vous arrive conséquemment d'avoir envie de l'étrangler, bref, si un jour vous avez proféré des menaces de mort à l'encontre de quelqu'un, et même si ce quelqu'un et vous-même savez parfaitement qu'il ne vous viendrait jamais à l'idée de tuer votre connasse de petite amie, qui n'est d'ailleurs pas du tout une connasse, soit dit en passant, eh bien, ce jour-là, gros couillon de blogueur, tu peux finir en taule, au motif que "tu l'as dit". "Les mots sont des actes", comme le disent la psychanalyse et Facebook, dont Georges est mordu. Les mots sont même parfois des choses, ou la chose. En tout cas, ils consolent, de ça je suis certain.
Je pense que c'est arrivé à tout le monde, ou presque, une femme vous a dit, un beau jour : « Je t'aime. » N'essayez pas de me faire croire que avez eu envie de lui rétorquer : « Tais-toi, je t'en prie. » car je ne vous croirai pas. Non, tel que je vous connais, et je vous connais bien, vous avez dû lui demander de répéter, en faisant celui qui n'a pas entendu. Et là, avec la deuxième occurrence de ces trois mots usés jusqu'à la corde, vous étiez foutu, foutu, et foutu. Bien sûr vous ne le saviez pas, et vous ne le savez toujours pas, d'ailleurs. C'est vrai, vous n'aviez pas entendu, c'est la vérité vraie. Personne ne peut entendre ces trois mots, c'est comme ça. On voudrait se taire, on voudrait ne jamais avoir écouté quelqu'un qui vous dit ça, mais ça tombe dans l'oreille d'un sourd aussi sûrement que les pommes dans le jardin où se trouve Eve. Il n'y a même pas besoin d'un serpent pour tendre l'oreille, la cloche de bord sonne pour le lunch, et l'on ne sait plus où on en est, la machine se met en route, tic, tac, tic, tac, pourquoi la mémoire, Papa dit, dans le lit, le dimanche matin : « Et tout à coup… »
M'aurait-on dit 22000 fois que j'étais un con, ou qu'on m'aimait, enfin, que tu m'aimais, que cette chose n'arriverait pas jusqu'à moi, ne me dérangerait pas dans mes pensées. La femme est perdue, et même quand elle place ses mains entre les vôtres et prend cet air de fenêtre ouverte, il faut savoir qu'elle n'entend pas ce qu'elle dit, que ses paroles lui échappent, comme le râle du mourant, comme tous les vingt-huit jours un peu de sang épais vous donne envie de la poignarder sur le si interminable et lancinant de Wozzeck. Toutes les consolations sont aiguisées comme des vendettas. Elle voudrait se taire, cette femme qui vous dit "je t'aime". Elle ne le peut pas. Il faut qu'elle retourne ce poignard contre vous, préventivement en quelque sorte. C'est beau l'amour. On ne peut en être vengé.
Maintenant, vous êtes prêts pour taper dans Google : "Je t'aime, X." Mais ne venez pas pleurer ici, après. Les mots sont des actes, et qui cherche trouve.
Clair de lune
« Bayreuth, cette si belle ville déchirée
par les conflits inter-communautaires ? »
Ce Jérôme Vallet est un petit hypocrite, il a toujours rêvé d’être pianiste dans un palace afin que de belles écouteuses viennent lui chercher noise et lui réclamer le Clair de lune de Claude Debussy ! En attendant la suite qui se passe dans les étages…C’est pas joli de faire pfuitt ! entre ses doigts, Monsieur Vallet, votre maman ne vous l’a jamais dit ? Ce sont les apaches et les mauvais garçons qui sifflent ainsi. Les filles bien élevées n’aiment pas du tout ce genre.Les cheveux gominés, la rose à la boutonnière, le verre de gin sur le bord du piano, je crois même me souvenir de l’avoir croisé au Meurice quand je venais y déguster mon chocolat et mes muffins les après-midi de lassitude et de gourmandise ...
(Journal de Pierre Driout)
Un autre musicien
vendredi 23 septembre 2011
Busty Red
Busty Red ? Je pense qu'il s'agit d'une effigie du scandale. Il faut bien qu'il ait, sinon un lieu, au moins un édifice qui le maintienne ici, perfusé, stable et finalement muet.
Certains l'appellent Fobe, d'autres Robe. L'essentiel est sa couleur. Et la permanence, ou plutôt le retour.
C'est la Turquie à l'envers. C'est le Trou.
"La seule chose qui nous préserve de l'idéologie, c'est la surveillance du général à partir du particulier."
mardi 20 septembre 2011
L'Être et le béant, ou le vrai Pierre Tarnac
« De Tarnac, en fin de compte, nul n'a jamais
rien su, à commencer par moi, et son
existence n'a rien d'exemplaire, ni de
symbolique, encore moins d'ironique. »
Constance m'a appelé hier pour me prévenir qu'un inconnu avait publié un livre sur moi. Elle m'a lu le livre au téléphone. Il s'appelle Richard Millet, l'écrivain. Il ferait mieux de s'occuper de son angélus, celui-là, je ne lui ai pourtant rien fait ! Je vais devoir rétablir un peu la vérité, et même peut-être beaucoup.
Je m'appelle Pierre Joseph Simon Tarnac, je suis né à Sion, dans le val de Fier, en Haute-Savoie, près de Rumilly. Mon père était pharmacien et ma mère ne travaillait pas. J'ai un frère aîné, mais pas de sœur, et j'ai eu une enfance très heureuse. Je suis lecteur professionnel, je lis des livres à des malades, à l'hôpital. Depuis quelques semaines, je suis l'administrateur d'un groupe de photographies érotiques sur Flickr. Depuis des années, je rêvais de quelque chose comme ça, et Flickr s'est révélé être le lieu idéal pour réaliser ce désir ancien. Les corps que je vois à l'hôpital ne sont pas très affriolants, il faut dire ; pour la plupart, en tout cas, parce que même dans un lieu comme celui-là les émotions érotiques ne manquent pas. Depuis que j'ai une dizaine d'années, l'érotisme est la grande passion de ma vie ; quoi que je fasse, quelle que soit mon activité, je ne pense qu'à ça. On m'a souvent traité d'obsédé, surtout quand j'étais plus jeune, mais ça m'est égal. Je ne fais de mal à personne. Je n'ai jamais compris en quoi cette accusation d'être obsédé était infamante. Oui, je suis obsédé par le corps des femmes, bien sûr que je le suis, et j'ai longtemps cru que tout le monde partageait cette passion. Il m'a fallu du temps pour m'apercevoir que non, que beaucoup de gens ne s'intéressaient pas, ou pas vraiment, à ce qui constitue le centre de ma vie. Les hommes sont fous. Il me paraît évident que Dieu nous a mis sur Terre pour admirer le corps des femmes, et qu'il nous a donné des yeux pour voir. Sinon quoi ? Aller au travail, même un aveugle peut le faire, avec un peu d'entraînement. Il peut aussi, cet aveugle, se faire à manger, faire sa toilette, lire, écouter la radio, et même faire du sport. Il peut faire l'amour à une femme, je ne dis pas, mais enfin, et malgré toute son imagination, malgré un sens du toucher, de l'odorat et de l'ouïe très développés, paraît-il, il ne peut pas la voir, et il ne peut donc pas vraiment l'avoir. Il doit certainement exister des aveugles qui se marient, je n'en sais rien, mais aujourd'hui les choses les plus contre-nature se pratiquent sans que personne ne dresse l'oreille. Accepter son sort, voilà qui n'est plus à l'ordre du jour. Si j'aime voir les femmes, et si je le fais bien (je le crois), c'est parce que Dieu m'a donné une paire d'yeux en parfait état de marche. Je vois très bien, de près, de loin, dans l'obscurité, je vois des détails que personne ne remarque, et ça depuis toujours. Ma mère m'appelait "œil de lynx" et me racontait qu'elle était comme moi, enfant, ce qui faisait la fierté de son père, qui lui demandait toujours, quand ils étaient en famille, de décrire à tous ce qu'elle voyait à l'autre bout du paysage, sur les collines environnantes. Il avait toujours dans ces moments-là une paire de jumelles, pour que toute la famille puisse vérifier les descriptions d'Yvonne. Pendant que les autres regardaient dans l'appareil, avec des exclamations élogieuses à l'endroit de ma mère, mon grand-père Jérôme se rengorgeait en lissant sa barbe, très fier de sa fille : « Yvonne voit tout. Tout ! Ma fille voit aussi dans vos âmes ! Méfiez-vous ! »
Mon frère m'en veut beaucoup, bêtement, parce qu'il a de très mauvais yeux. Il porte des culs de bouteille, et il est extrêmement maladroit. Est-ce que j'y peux quelque chose, moi ? Il m'accuse d'avoir tout pris, tout pris des qualités de maman, ce qui est absurde, puisque je suis venu après lui ! J'aurais plutôt tendance à croire que si j'ai de bons yeux, c'est parce qu'il n'a pas su tirer partie de notre mère, que quelque chose en lui a refusé ce qu'elle lui offrait. Il ne peut s'en prendre qu'à lui ! Ce qu'il a dédaigné, je l'ai accepté avec reconnaissance, voilà tout.
Des boîtes cartonnées de photographies érotiques traînaient au galetas, chez nous, sans doute cachées par mon frère aîné. Je parle là de vraies photographies, sur papier photo, tirées à l'unité, en noir et blanc. Ce genre de choses ne parle plus à quiconque, désormais, mais les vieux comme moi comprendront de quoi il est question. Nous avions un laboratoire de développement photo installé à la buanderie, au sous-sol de la maison, car mon père ainsi que mon frère étaient des passionnés. Papa avait bien fait les choses, le labo était vraiment un endroit très beau et très mystérieux, dans lequel j'entrais comme on entre dans une église. Il y avait un verrou et il fallait frapper pour se faire ouvrir. Pas d'encens, mais les odeurs âcres des bains de développement et de fixatif finissaient de donner au lieu son caractère sacré. Quand on a dix ans et qu'on voit des corps et des visages émerger doucement d'un liquide, se déposer sur du papier, et luire ensuite faiblement sous une lumière rouge, suspendus à des fils, il est tout naturel de ressentir une très forte émotion sexuelle et mystique. C'était mon cas. Le labo photo, c'était un peu une maison close installée à la maison, un bordel de lumière chiche où j'avais mes entrées, et où les femmes restaient indéfiniment silencieuses. Il fallait cette pénombre et cette atmosphère raréfiée pour que des êtres apparaissent, comme si nous les cultivions. Ma mère ne s'y aventurait pas, comme s'il existait un pacte implicite entre elle et les hommes de la maison.
Je me souviens d'une après-midi, rue Saint-Denis, à Paris, que je grimpais un escalier très raide, derrière une belle Martiniquaise assez peu vêtue. Elle avait un cul superbe, vraiment extraordinaire. Je lui en ai fait le compliment, elle m'a répondu qu'il fallait féliciter ses parents, de lui avoir donné un cul comme ça, et aussi des seins à se damner. Elle avait raison, alors je les ai remerciés, ses parents, parce que j'allais en profiter, que c'était en quelque sorte à moi qu'ils avaient fait ce cadeau inestimable, à travers le corps de leur fille. Rue Saint-Denis, j'avais l'œil, je voyais immédiatement les plus belles, même quand elles se cachaient plus ou moins dans des recoins sombres. À cent mètres, sans me tromper, je savais quelle serait celle qui aurait de beaux seins lourds en poire, ou une croupe à la raie moelleuse et saturée d'humidité. Je n'avais jamais besoin de m'approcher, ce qui m'a souvent rendu de grands services. Il m'est arrivé trois ou quatre fois de voir de loin des collègues, qui traînaient là, le pas incertain, le front moite et les mains tordues au fond des poches. Alors je les suivais, et au moment où ils abordaient une fille, je leur tapais sur l'épaule, en les saluant gaiement. Ils sursautaient, mortellement gênés, ne pouvant même pas trouver une excuse plausible, et se mettaient à bredouiller une ou deux phrases incompréhensibles. Je me faisais ensuite un plaisir de leur présenter les filles de la rue, que je connaissais presque toutes par leurs prénoms.
En fait, Millet n'a pas tellement tort. Je suis bien une sorte de critique d'art, mais l'art dont je suis le spécialiste pèse entre cinquante et quatre-vingt kilos, mesure environ un mètre soixante, ou soixante-dix, et possède un système pileux savamment distribué (il a fait ses preuves), qui marque les zones importantes de l'œuvre en question (c'est une sorte de parcours fléché qui facilite la vie de bien des amateurs). L'œuvre dont je m'occupe tient debout, on ne l'accroche pas à des cimaises, ce qui est incroyable, quand on y pense : tenir debout, et mieux, se déplacer, monter et descendre des escaliers, quand la surface du corps en contact avec le sol ne doit pas dépasser les vingt centimètres carrés — et encore, pieds nus — pour une grande flèche de près de deux mètres de haut, moi j'appelle ça un miracle ! Elle tient debout, elle s'entretient elle-même, se nettoie elle-même, et se déplace d'une galerie à l'autre en prenant le métro. Elle ne coûte rien à personne et elle disparaît généralement quand elle devient trop moche. Tout le contraire de ces installations ridicules, prétentieuses et hors de prix qu'on voit rue de Seine ou dans les grands musées, et qui s'éternisent sans aucune pudeur. L'art contemporain me fait bien rire, qui s'escrime depuis des décennies à inventer de pauvres concepts ringardisés en six mois, qui désire (paraît-il) être pluriel autant que singulier, qui pérore sur ce que des cuistres sans imagination appellent la "géométrie variable", et qui voudrait soi-disant être "dans la vie". Regardez une femme, à peu près n'importe laquelle, dans la rue, suivez-là dix minutes, une demi-heure, détaillez-là du regard, déshabillez-là en pensée (c'est plus facile qu'on croit), et vous saurez très vite que vous êtes en présence d'une œuvre d'art contemporain telle que ces couillons d'artistes et d'agents n'en ont même pas idée ! Si vous en avez le courage, abordez-là, emmenez-là dans une chambre d'hôtel, suivez-là aux toilettes, dans la salle de bains, regardez-là se déshabiller, regardez-là parler, écoutez-là respirer, et vous comprendrez ce que je veux dire. Même un plouc arrivant de sa Corrèze et n'ayant jamais mis les pieds au Louvre comprendra de quoi il est question. Oui, même cette pétasse, là, trop maquillée et sapée comme un maquereau à la moutarde, oui, même celle-là avec son piercing à la con aux naseaux et son petit sac à main en plastique, enlevez-lui son pull, et surtout, regardez-là ôter sa culotte, observez comme son centre de gravité est légèrement décentré, quand elle vous parle, si elle a de gros seins, et dites-moi, les yeux dans les yeux, si ce n'est pas de l'art, ça ! On peut évidemment passer des heures à s'essayer au glacis, à donner des coups de masse sur du granit, à faire de grands gestes devant une feuille de papier et à saloper toutes ses fringues avec de l'encre ou de la peinture acrylique, je reconnais que ça fonctionne bien pour draguer, mais moi je n'aime pas draguer. Je trouve ça tellement vulgaire. Quand j'ai besoin de baiser, je vais aux putes, et ça me va très bien. Mais les femmes, c'est autre chose. Nous ne sommes pas sur Terre pour leur donner des enfants et des orgasmes. Je comprends, c'est nécessaire, mais qu'on ne me dise pas que c'est là l'essentiel ! D'ailleurs, tous les hommes le savent, plus ou moins. Ils se marient, font deux enfants, parfois trois, et ensuite, quand cette corvée nécessaire est enfin accomplie, ils vont regarder les autres femmes.
Je me souviens de cette "invention" miraculeuse de notre enfance : les lunettes qui déshabillent. Ce qui est extraordinaire, c'est qu'en notre époque où tout n'est que technologie et sophistication extrême, on vende encore de ces objets mythiques, qu'il y ait encore des gugus qui pensent qu'on peut mettre un truc sur le nez pour voir des filles à poils. Rien n'a changé. Le progrès s'accompagne toujours de la plus crue naïveté. Plus les hommes seront câblés, plus on leur enfilera des puces dans le fion et des calculateurs dans les organes, plus ils seront indécrottablement niais, je crois que l'intelligence varie en proportion inverse de la Technique. Pour voir une fille à poils, mes frères humains, il suffit d'une chose toute simple, tellement simple qu'on n'y pense plus, convaincus que nous sommes que les réseaux sont la panacée universelle : il suffit de la déshabiller. Lui baisser le pantalon, ou lui remonter la robe, ou encore aller la rejoindre sous la douche. Seulement, ces gestes que tout le monde fait sans plus en avoir conscience, une fois entré dans ce qu'il est convenu de nommer "la vie de couple", il faut les accompagner de l'œil, de l'esprit, de l'odorat, de l'ouïe, bref, il faut être là, il ne faut pas s'absenter, il ne faut pas se creuser comme un adolescent livide.
Pourtant, je dois reconnaître qu'Internet m'arrange bien. Il met à ma portée des millions d'images de toutes sortes, et c'est une bénédiction, pour ceux qui comme moi aiment voir. Parce que les femmes qu'on déshabille, la plupart du temps, elles n'entendent pas en rester là. Elles appellent ça des préliminaires : elles veulent bien, à la rigueur, qu'on s'extasie trente secondes devant leur ventre ou leurs jambes, mais elles entendent très vite qu'on fasse ce pourquoi la nature nous a doté d'une queue, qu'on les tringle, qu'on se mette sur elles, ou sous elle, et vas-y qu'on fait semblant d'entrer droit au paradis. Je ne dis pas que c'est désagréable, bien sûr que non, il existe même des femmes qui se tirent plutôt bien de cette chorégraphie des tuyaux, mais enfin, pendant ce temps-là, on n'est pas tout à son affaire pour regarder, on ne le fait qu'à la dérobée, en passant, entre deux hoquets, c'est assez frustrant, et on a toujours l'impression désagréable de voler quelque chose ! Et même le toucher, qu'on pourrait croire à la fête, n'est pas comblé comme on pourrait le penser. Il faut toujours une efficacité du geste, il faut toujours démontrer que ça donne quelque chose. On voudrait toucher pour savoir, pour sentir, pour soupeser, pour éprouver ce que l'œil a du mal à évaluer, pour comprendre, mais non, ce qu'elles veulent c'est un toucher efficace, performant, actif, viril. Quelle déception ! Qu'on m'entende bien, je n'ai rien contre la jouissance féminine, rien du tout, au contraire. J'aime la voir, j'aime l'entendre, j'aime la constater, j'aime la photographier, et même la raconter, mais être son agent, sa cause, son instrument, non, très peu pour moi. Vive les godemichets, les amis prêts à rendre service, les gigolos, les vidéos X, pourvu qu'on soit là, en chair et en os ou derrière un écran.
Quelqu'un m'a dit, après être allé jeter un coup d'œil à mon groupe de photos érotiques sur Flickr : « Oh, moi, vous savez, le nu pour le nu… » Le nu pour le nu ??? Mais le nu pour quoi, alors ? Si ce n'est pas pour voir des femmes nues, pourquoi aller regarder des photographies érotiques, je vous le demande ! Si l'on n'aime pas voir des cuisses, des dos, des fesses, des cons, des seins, des pieds, des lèvres et des cheveux, que va-t-on faire dans cette galère ? On me répond que l'esthétique, que les couleurs, que les formes, que les matières, que les rouges, que les noirs, on me répond que l'amour, que la tendresse, que la générosité… Elle est bonne, celle-là ! Ça me fait penser à ces metteurs en scène à qui les journalistes, pour les féliciter de leur soi-disant travail, ne trouvent à dire que « on voit que vous aimez vos acteurs, Pierre-André Gérard ! » ! Un metteur en scène qui n'aime pas ses acteurs, un écrivain qui n'aime pas ses personnages, un peintre qui n'aime pas son modèle, j'imagine qu'ils finiront bientôt en taule, à moins que, tout simplement, et de manière beaucoup plus radicale, on n'en entende plus parler, car ce sont les journalistes qui font la loi, et bientôt les lois. Est-ce qu'une Juliette Binoche, par exemple, pourrait "travailler avec un metteur en scène qui ne l'aime pas" ? Juliette, qu'en dites-vous ? (Elle a bien un avis sur la Palestine, elle doit en avoir un sur cette question brûlante !) Ces acteurs ne doivent pas être assez aimés, dans la vie, ou bien leur mère les a ignorés, je ne sais pas, mais ils ont quelque chose qui ne va pas, c'est sûr. Mais je l'emmerde, l'esthétique ! Non, ce n'est pas vrai, je ne l'emmerde pas tout à fait, je n'y parviens pas complètement, mais enfin, l'émotion qu'on ressent devant un corps nu, cette commotion cérébrale, ils l'ont tous oubliée ? En 1978, ou 1979, je me revois entrer dans une librairie ésotérique, sur le boulevard de Clichy, à Paris. Il y avait une odeur particulière, dans ce lieu, quelque chose vous y attirait, en tout cas m'y attirait. Au fond de la boutique, tout en longueur, en profondeur, plutôt, se trouvait une sorte de rideau, qui cachait, très mal bien sûr, des tables sur lesquelles étaient disposés des livres et des magazines érotiques (pornographiques serait peut-être plus conforme à la réalité, mais je n'en suis pas sûr). À l'entrée, l'ésotérisme, au fond, l'érotisme… Étonnez-vous après cela que certains soient dyslexiques. Dans je ne sais plus quel livre de Barthes, il était question de cette fameuse et interminable affaire, l'érotisme et la pornographie. L'érotisme serait un détour, un écran, un tissu, un masque, déposé sur la crudité de la chair, ou quelque chose comme ça. J'étais tout prêt à croire Barthes sur parole. N'empêche que ce jour-là, dans cette boutique où des images d'une grande crudité, comme on dit, me sont tombées sous les yeux, j'ai reçu un sacré choc ; et ce choc, cette décharge physiologique qui vous monte à la tête comme un poison délicieux, j'ai aimé ensuite la retrouver. Au diable l'érotisme et les détours de Barthes. Je voulais aller droit au but. Ça doit être à peu près à la même époque, ou juste après, que j'ai vu le film de Jean Eustache, une Sale Histoire. Il était question d'aller droit au but, là aussi, c'est-à-dire de court-circuiter les préliminaires, la drague, le visage comme préliminaire. Le personnage du film est un voyeur, et la première chose qu'il voit d'une femme, et parfois, c'est la seule, c'est son sexe. Normalement, le visage est premier, qui nous attire ou nous repousse, et après vient le sexe, à la fin des fins, pourrait-on dire. Et d'ailleurs, maintenant que j'y pense, à l'époque de mon adolescence, il me semble qu'on ne regardait pas le sexe de la fille avec laquelle on couchait, ou très peu, très vite, en douce. Une femme, dans ces années-là, c'était un visage, des yeux, des seins, des jambes, des mains, une chevelure. Le reste, on ne s'y attardait pas. Ça restait dans la salle de bains, dans le meilleur des cas.
Les pieds, par exemple, il me semble qu'on les regardait très peu. Quand par hasard, dans la position du soixante-neuf, entre autre, notre nez approchait de l'anus de la fille, je me rappelle de la gêne qui s'emparait de nous (c'était donc aussi ça, une femme ?) : nous n'avions pas choisi d'être là, mais notre morphologie ne nous laissait guère d'autre possibilité. Mon frère m'a raconté une conversation avec son beau-père qui lui parlait des femmes, en tête-à-tête, entre hommes. Il approchait de la fin de sa vie et avait besoin de se confier, à propos des grandes questions de l'existence. Il lui a expliqué qu'il lui était impossible de croire en un dieu qui aurait fait la femme en lui mettant l'anus à cinq centimètres de la vulve. Vieux crétin ! Mais c'est précisément ça, l'idée de génie ! Je reconnais que j'ai mis moi aussi un certain temps à comprendre, mais c'est devenu depuis quelques années une évidence tellement forte que je ne sais plus comment j'ai fait pour l'ignorer tout ce temps. Il n'y a qu'un Dieu omniscient et d'une lucidité sans faille, et poète, qui pouvait penser de cette manière ! L'homme aura le nez sur l'anus de la femme jusqu'à la nuit des temps parce qu'il vient de la Nuit. Nous ne pouvons pas faire l'amour sans l'ignorer, sans ignorer que l'amour et la mort sont les deux faces d'une même médaille, la merde et le foutre sont les deux substances qui nous rappellent constamment que nous sommes à la fois mortels et divins, que devenir ce que l'on est ne peut que passer par cette fraternité avec l'excrément dont nous sommes faits et que nous expulsons de nous chaque jour que Dieu fait sans jamais pouvoir nous en débarrasser. Faire l'amour, c'est précisément comprendre cela. L'homme est un animal divin promis à une mort qui le libère de ses besoins, c'est bien quand on baise qu'on en prend conscience. Et quand je dis comprendre, c'est bien comprendre que je veux dire : le mot "con" le dit assez. C'est dans la gloire et l'excrément que nous naissons et c'est par le déchet que nous allons vers la gloire. Faire l'amour n'est qu'une répétition, au sens musical du terme : on reste en contact avec la main de Dieu qui nous traverse de part en part, cette main qui a fouillé la glaise, et qui pourra ensuite nous lâcher, si nous avons appris à jouer avec adresse. J'ai réalisé ça le jour où j'ai compris qu'il fallait que je sois vraiment amoureux pour aimer enculer une femme. Ce jour-là a été à la fois le plus gai et le plus triste de ma vie. J'avais compris l'essentiel, mais je ne pratiquerai plus jamais la sodomie : Aimer, j'ai su ce que cela signifiait lorsque j'ai compris que plus jamais je n'éprouverai ce sentiment. Sans l'anus des femmes, pas de passion sexuelle. Je le crois vraiment. Les hommes qui en ont peur n'aiment que des moitiés de femme, ils sont hémiplégiques, ils sont, au sens strict, maladroits, donc sinistres. Ils me font penser à ces gens qui n'aiment que le sucre, ou à ces mélomanes qui n'aiment que les mouvements lents. J'adore le sucre, j'adore les mouvements lents, mais sans les mouvements rapides, nerveux, qui les entourent, ceux-ci deviennent inintéressants et morbides, écœurants et de mauvais goût. Même dans la pâtisserie on utilise le sel, même dans ou à côté des couleurs les plus chatoyantes il faut du noir, et les meilleurs nez incluent dans leurs compositions des notes de merde ou de transpiration, sans lesquelles leurs parfums seraient fades et vulgaires. En musique, la dissonance est cette note, indispensable pigment et moteur secret. L'adresse d'un grand musicien réside dans l'équilibre souverain entre tension et détente, entre consonance et dissonance, grâce auquel sa musique avance avec bonheur vers la bonne destination.
Le merveilleux, sur Flickr, c'est que vous avez tout, absolument tout. Les groupes sur les pieds des femmes, les groupes sur les femmes nues en train de faire la cuisine, les autoportraits dans le bain, les groupes où des hommes photographient leur femme du matin au soir : qu'elle soit moche, grosse, vieille, qu'elle perde ses cheveux, qu'elle ait les seins qui tombent, qu'ils ne sachent pas se servir d'un appareil photo, qu'ils prennent leurs photos dans des décors absolument hideux, sales, tout ça n'a pas la moindre importance, ils sont fiers de montrer Bobonne au monde entier, ça les excite, j'imagine, et elle aussi, sinon, elle refuserait de se montrer dans les postures les plus ridicules, humiliantes ou grotesques. Toutes les spécialisations existent : gros seins, petits seins, rasées, très poilues, vieilles, jeunes, blondes, brunes, rousses, seins refaits ou seins naturels, photos posées ou photos volées, séances sexuelles à plusieurs, le foutre, l'échangisme et le SM bien sûr, les besoins naturels, la sodomie, chaque partie du corps pouvant avoir ses adorateurs compulsifs. Mon groupe préféré est sans doute celui qui s'intitule à peu près (je traduis de l'anglais) : "Et toute la journée nous sommes derrière", un groupe dont le sujet est la croupe des femmes, bien entendu, mais c'est plus que ça. Ce "derrière" prend alors un sens métaphysique qui m'enchante. L'homme ? Celui qui est derrière la femme. L'homme entre dans les lieux publics en précédant sa femme, mais en réalité, c'est bien le seul moment où il est devant.
À vingt ans, j'avais offert à mon amie de l'époque un petit livre d'occasion, trouvé sur le marché Guy Mocquet. Le titre en était : "Les Seins parfaits." On y voyait des seins, toutes sortes de seins, bien sûr. Je n'ai plus aucune idée du texte, qui n'avait sans doute pas grande importance, mais je me souviens cependant de ceci : « Le sein parfait a une aréole qui a la taille d'une pièce de cinq francs. » Je crois même que c'est la raison qui m'a poussé à offrir ce livre à mon amie, parce qu'elle avait des aréoles dont la taille était justement celle d'une pièce de cinq francs, ce que j'aimais beaucoup. J'adore ce mot : "aréole", et j'adore la chose qu'il dit. Eh bien sur Flickr, vous pouvez mettre vos goûts et vos connaissances à l'épreuve du nombre, et ceux-ci prennent alors un autre sens (vos goûts et vos connaissances). Il existe évidemment des groupes pour les aréoles, les petites, les grosses, les très grosses grumeleuses, les sombres, très sombres, les brunes chocolat, les noires ébène au velouté "ciré", ou au contraire les rose tendre, et même les aréoles qui disparaissent dans la texture du sein, soit qu'elle sont tellement grandes que la partie se confond avec le tout, soit que sa pâleur et son subtil dégradé en rende les limites indiscernables. Je suis un grand spécialiste des aréoles, même si mon savoir érotique ne s'arrête pas là, et que j'ai tendance, je l'admets, à mépriser un peu ceux qui n'ont qu'une spécialité, fût-elle la plus rare ou la plus originale. D'ailleurs, cette question de l'originalité est centrale dans le domaine qui est le mien. Il est assez vulgaire de désirer à tout prix se distinguer, c'est en tout cas ma religion. Non, je crois qu'il ne faut pas avoir peur d'être banal, d'aimer par exemple les gros seins et les "culs de déesse", comme dit Al Pacino dans Heat. Il n'y a rien de plus bête que ces hommes qui veulent à tout prix qu'on les prenne pour des originaux : si vous voulez vraiment être original, vous pouvez adorer les culs de jatte ou les naines ou les gueules cassées, ça ne me dérange pas plus que ça, mais ne venez pas me dire qu'on doit se pâmer dans vos musées immondes. Je dis ça, mais après tout, ça n'a aucune importance, puisque l'avantage incomparable de Flickr (et de l'informatique) est que vous ne voyez que ce que vous avez envie de voir. Le reste, eh bien, vous tournez le bouton, et vous revenez à vos aréoles. Ce n'est que le reste. Les seins parfaits n'existent pas plus que les fesses parfaites ou que les bouches parfaites, bien entendu, mais il est tout de même très émouvant que nous soyons toujours à la recherche de cette soi-disant perfection, et que tant d'hommes nous montrent leur femme, qui à l'évidence n'a rien de parfait, qui se montre comme si c'était bien le cas. Le plus étonnant est peut-être les commentaires presque toujours élogieux et bienveillants qui accompagnent ces photographies. Personne ne dit jamais : « Mais quel monstre ! » Il y a là une solidarité du regard et de la chair qui est infiniment touchante.
Dans le groupe qui est le mien, et pour lequel je suis seul à choisir les photographies, je m'enorgueillis de montrer à la fois de très belles photos, très bien réalisées techniquement, avec de beaux modèles, jeunes, bien payées, et ravies de se montrer, mais aussi des photos à la technique dégueulasse, avec des poils qui traînent sur le négatif, mal cadrées, prises avec des appareils jetables ou des téléphones, des femmes jeunes, belles, maquillées, bronzées, aux ongles faits, mais aussi de vieilles épouses aux ventres flasques et aux seins tombants qui portent des sous-vêtements d'un goût atroce, et dont certaines n'ont pas même les ongles propres. Je sais bien que la plupart de mes visiteurs vont faire la grimace et ne vont pas comprendre. Tant pis. Ça fait quarante ans que j'attends ce moment, je l'ai bien mérité ; si vous n'êtes pas contents, les groupes ne manquent pas ! Les femmes m'intéressent, même quand elles sont dans des moments comme ceux-là, pas vraiment au faîte de leur gloire, si vous voyez ce que je veux dire. Les peaux fripées, marquées, les traces du soutien-gorge, des draps, les poils qui dépassent du slip, tout ce dont une femme a honte, en général, moi ça me trouble, ça m'émeut, et parfois ça m'excite. Pourquoi se limiter à quelques traits, toujours les mêmes, quand on peut facilement avoir l'intégralité de la palette ? Les amis qui me parlaient de "leur type de femme", quand nous étions adolescents, ont toujours suscité une totale incompréhension chez moi. Un type de femme, je ne sais pas ce que c'est. Enfin si, je sais ce que c'est, mais je ne comprends pas pourquoi on devrait se contenter d'un type. Une grande, une petite, une mince, une grasse, une brune, une blonde, l'une aux cheveux très longs, l'autre à cheveux courts, une jeune, une plus âgée, une timide et complexée, une exhibitionniste qui se balade toute la journée à poil, une à la peau très mate, ou laiteuse et translucide, une Noire, une Japonaise au pubis aigu, une rousse qui sent fort, celles qui sentent toujours bon, en toute circonstance, et celles qui doivent porter des parfums très fort, car on se demande toujours si elles ont leurs règles… Toutes m'intéressent, toutes me plaisent. Mêmes les moches ont leurs attraits, il serait dommage de le méconnaître. "Elle a les seins qui tombent" entend-on parfois, comme si ce fait devait vous dégoûter de la fille en question. Et alors, les seins qui tombent… Les seins ne sont-ils pas faits pour tomber dans les mains des hommes et dans le regard des sourds ? Je dois d'ailleurs reconnaître une légère préférence pour les seins qui tombent, les seins durs m'ont toujours paru suspects, et depuis la mode des prothèses, plus encore. Rien de plus affreux que ces machins qui prennent des formes étranges au moment où on s'y attend le moins. Quand j'avais treize ou quatorze ans, et qu'avec mes camarades nous étions plus ou moins amoureux de toutes les filles qui passaient, Paul me disait, afin de calmer une ardeur qu'il devinait excessive : "Quand t'es trop amoureux d'une nana, imagine la en train de chier, tu vas voir, ça te calme tout de suite." Eh bien non, son truc ne fonctionnait pas. Je n'avais aucun plaisir à imaginer cela, c'est vrai, mais ça ne modérait pas non plus mon exaltation amoureuse. Rien ne me calme, dans ces moments-là. Je me souviens d'Edith et de ses jambes poilues, que Serge moquait volontiers, quand elle n'était pas là. Mais quel con ! Moi je les adorais, ses jambes poilues, qu'elle épilait soigneusement pour plaire à son amoureux stupide. Je l'aimais d'avoir des jambes poilues, et je l'aimais aussi de les épiler pour plaire à ce crétin. Le moment le plus émouvant était celui où ses poils avaient un peu repoussé, et où elle se trouvait alors sur une inhospitalière frontière : jusqu'à quand pourrait-elle repousser le moment de s'épiler ? Est-il bien raisonnable de s'épiler à quinze ans ? Allait-il se moquer d'elle, devant nous, parce qu'elle avait juste un peu trop attendu ? L'aimerait-il malgré ça ? Nous avons tous envie d'être aimés malgré nous. Malgré nous dans le sens de malgré ce que nous sommes, malgré notre corps, malgré notre esprit, mais aussi malgré nous, c'est-à-dire contre notre volonté ou indépendamment d'elle. Il faut que ça advienne, tout simplement, comme la grâce, sans raisons, et presque sans raison. Elle n'est pas parfaite, loin de là, et pourtant c'est elle. Je pourrais trouver plus intelligente, plus belle, plus jeune, plus agréable à vivre, oui mais quand-même. J'ai souvent tenté dans ma vie d'être désagréable avec ceux qui disaient m'aimer, pour voir s'ils continuaient de m'aimer quand-même, et j'ai malheureusement trop bien réussi. On parvient toujours à décourager même les meilleures volontés. C'est bien ça le hic : si l'on parvient à décourager une femme de vous aimer, c'est qu'elle ne vous aime pas. Mais j'entends déjà mes amis psys qui vont me parler de l'amour maternel, et d'une fixation névrotique… Ils ont sans doute raison. Moi aussi, j'ai raison.
La grande question de l'amour et du désir est bien entendu ce "malgré". Est-on aimé malgré soi, malgré le petit bonhomme un peu minable qu'on est tous, malgré nos poils aux jambes ou dans les oreilles, malgré nos ronflements, malgré notre ventre ? Les femmes qui ont un peu de ventre sont extraordinairement émouvantes, et quelquefois je ne suis pas loin de penser qu'un ventre plat, pour une femme, est un tue-l'amour très efficace. Le ventre est la partie la plus fragile d'une femme, surtout après la grossesse bien sûr. Rien n'est plus troublant que ces ventres de femmes qui sont un peu comme du lait qui vient de bouillir, comme un papier très fin, qui peut se déchirer à tout instant. Trop de gras masque cet état de perfection, mais un ventre musclé et dur en est également l'exacte antithèse. On pense aux cloisons japonaises qui séparent sans masquer, qui sont comme le tympan qui nous sépare de l'autre mais nous le rend pourtant intelligible. Mais le "malgré" est aussi un soulagement : elle n'est pas trop différente de nous, elle a aussi ses petits défauts, ses petits problèmes, donc elle peut éventuellement nous comprendre, la difficulté étant de trouver la bonne distance. Le désir ne se mesure pas avec un décamètre mais avec un pied à coulisse ; ça demande beaucoup de précision, d'adresse. C'est Paul Morand, je crois, qui dit ça le mieux : l'amour n'est pas un sentiment, l'amour est un art.
Je n'ai jamais rencontré de femme qui sache manier le pied à coulisse. Contrairement à ce qu'on prétend, je trouve que les femmes, en ce domaine, sont plutôt des conductrices d'engins de chantiers. Pour cette raison je préfère être seul. Voir est un bonheur entier, qui m'occupe à plein temps, ou presque. Je lis pour les autres et je regarde pour moi-même. C'est une stupidité de traiter les gens comme moi de voyeurs, nous ne sommes pas des voyeurs, mais des voyants. La photographie m'a appris une chose essentielle : la profondeur de champ. La première question qu'il convient de se poser est : sur quoi voulons-nous faire la mise au point ? Ensuite, quel degré de profondeur accorder au sujet ? Jusqu'où remonter, jusqu'où aller, et avec quel degré de netteté, avec quelles gradations ? Voilà des questions essentielles. Comme dans ces merveilleux livres d'anatomie où le regard descend, de plus en plus profond, à travers les chairs, par paliers, jusqu'au tréfonds des organes. Avant de prétendre voir une femme, il faut commencer par voir son corps. Comme la quasi-totalité des hommes en est incapable, ça commence très mal. Qu'est-ce qu'un corps, sinon l'impossible imposture dont Dieu nous a institués les gardiens bavards et désinvoltes ? Moi, Pierre Tarnac, je ne prétends pas voir les âmes, comme la fille de mon grand-père, mais je sais que je peux voir et savoir les corps des femmes, et ça suffit à mon bonheur. Je pense que voir l'âme des humains est réservé à Dieu et que c'est un sacrilège d'aller sur ce terrain. Nous devons cultiver notre jardin, et le faire le mieux possible. Le reste c'est le reste.
Est-ce que "j'aime les femmes" ? Je ne sais pas. Je ne crois pas, ou je ne crois plus. Selon le moment de la journée où l'on me posera la question, la réponse sera différente, sans doute… Mais que j'aime les voir, ça oui ! Ça fait plus de quarante ans que ça dure, et la force de mon désir ne faiblit pas, pas encore. Il est habituel d'affirmer que les peintres sont les meilleurs regardeurs des femmes. Je n'en suis pas certain, même si la plupart du temps je suis jaloux de leur regard et de la technique qui leur permet de rendre sensible ce regard. Il me semble que je suis toujours à la recherche du peintre ou du photographe qui saura voir les femmes aussi bien que moi, mais qui, en outre, saura me faire partager son regard. Combien ai-je vu d'images de femmes nues ? Des millions, peut-être des milliards. Il y a parfois de la lassitude, ce serait idiot de le cacher, quand on a l'impression de voir toujours les mêmes photographies, toujours la même laideur, mais je sais que dans ces moments-là, c'est moi qui suis fatigué, et que je ne distingue plus les milliers de détails qui rendent une femme unique et passionnante, même si elle sent mauvais. Il faut toujours un peu de laideur dans une photographie pour la rendre vraiment belle, comme il faut de la bêtise (un peu) pour faire une œuvre littéraire profonde. Je ne fais pas l'apologie de la laideur, pas du tout, ni des femmes laides, mais sans elle (la laideur), il n'y a pas de vraie beauté.
J'ai aimé photographier mes amies, et j'ai eu de la chance, car souvent elles n'étaient pas farouches, et parfois très belles. De plus en plus, ce sont elles qui me l'ont demandé. Tenir un appareil photographique dans les mains, quand on est face à un corps nu, est une expérience inouïe. Voir la fille dans ce cadre, la séparer — un instant — de la réalité, la séparer d'elle-même, faire la mise au point sur son sexe, savoir qu'elle le sait, que c'est ce qu'elle attend, l'entendre respirer, muette, être conscient des bruits ambiants, attendre le moment où elle va se débarrasser du décor qu'elle porte en elle, comme une seconde peau, car ce moment arrive toujours, mais il est parfois très bref, tout cela est une expérience qui engage l'être entier. J'ai évidemment beaucoup fréquenté les boîtes de strip-teases, à Paris, ça semblait tellement naturel. Je connais bien ce milieu, j'ai même eu une petite amie strip-teaseuse. J'y ai fait quelques photographies, mais surtout, j'y ai beaucoup appris, à voir, à attendre le bon moment pour voir, et la raison pour laquelle cette chose devient possible, ou pourquoi elle restera hors de portée. Il s'agit d'un marché de dupes, mais contrairement à ce qu'on pourrait croire, on peut duper la duperie. Les strip-teaseuses apprennent très vite à se vêtir quand elles sont nues. On dirait que c'est la première leçon qu'elles prennent en ces endroits. Il existe bien des manières de s'habiller quand on est nu. Le son, la musique, est le vêtement principal des strip-teaseuses. Elles viennent avec leurs sets de musiques, un set étant composé de trois chansons, une rapide, une modérée, et une lente, et elles tiennent beaucoup, pour la plupart, à ce que ce soit sur ces musiques qu'elles se déshabillent. Quand le type à la sono fait une erreur de manipulation, elles font la grimace, certaines même refusent de continuer. Ce ne sont pas des caprices, c'est toute leur technique qui est en jeu. Mais les moments toujours très intenses ont lieu quand il y a une panne de son. La fille se pétrifie, attend que ça revienne, mais quand le silence dure, elle est bien obligée de continuer à travailler, et alors elle est vraiment nue, et elle n'aime pas ça du tout. Cette sorte de nudité peut aussi provenir d'une personne qui se trouve dans les spectateurs. J'ai aimé faire ça, avec mon amie. J'allais la voir travailler, sans la prévenir, et quand elle m'apercevait dans la salle, elle devenait autre, elle perdait une partie de son voile, un peu comme la pulpeuse boulangère perd de sa superbe quand vous la rencontrez ailleurs que dans sa boutique, ou quand la blonde à la poitrine somptueuse que vous observiez depuis dix minutes se lève et qu'elle doit s'aider d'une canne pour aller aux toilettes. La lumière est importante, également, mais beaucoup moins que le son, qui est beaucoup plus global, et qui ne se remarque pas. Quand vous invitez une strip-teaseuse dans un salon privé, c'est encore plus ardu, car dans cet endroit a priori plus dangereux pour elle (vous êtes seul avec elle), elle a développé une technique beaucoup plus rigoureuse pour vous exclure de son intimité. Le rapport de force s'instaure immédiatement, brutal, nu. C'est elle qui mène le jeu, pas vous. Il faut la dérouter, lui demander de se rhabiller, lui dire qu'on veut parler, seulement parler, reprendre les commandes, lui faire perdre pied, parce que sinon, même à cinquante centimètres d'elle, vous ne verrez rien, et vous sortirez de là furieux d'avoir été assez con pour claquer cinquante euros pour rien du tout. Une chose étonnante est que les plus belles filles sont en général les moins sur leur garde, les plus faciles à déshabiller, il ne faut donc pas avoir peur d'aller tout de suite vers elles. Héléna, tu étais incontestablement la plus belle, tes courbes avaient la douceur tremblée des mélodies de Bellini, et même lorsque tu insérais ton majeur dans ton cul, on avait toujours l'impression d'être dans une chapelle où le sacré ne pesait pas, où il était léger comme la rosée qui coulait alors au bas de ton dos, et j'aimai à la folie ton air intrigué, quand nous nous fûmes retrouvés dans le minuscule salon privé, où tu remis ton pull en mohair bleu sombre en me regardant du coin de l'œil. Ta question : « Qu'est-ce que tu fais là ? » me bouleversa. Nous avions fumé une cigarette en silence, et tu avais déposé un léger baiser sur ma joue, avant que je parte et que tu poses la question professionnelle qui s'impose dans ce moment-là : « Tu reviendras ? »
Une des nombreuses questions que je me pose, aujourd'hui, est de savoir si regarder des centaines de milliers de paires de fesses peut à la longue avoir un effet d'addition ou de soustraction sur le concept "paire de fesses". Autrement dit, est-ce que plus on en voit moins on en voit, plus elles semblent toutes pareilles, moins les différences semblent pertinentes, plus le caractère unitaire et indifférencié croît, parce qu'après tout, les familles de formes de fesses sont limitées, comme les familles de formes de nez, comme les familles de formes de crânes, ou de seins, ou bien, au contraire, est-ce que plus on en voit plus il y en a, car il est impossible de faire entrer de manière réellement convaincante plus d'une seule paire de fesses dans une famille de formes de paires de fesses ? Est-ce que le cerveau humain peut réellement voir tout ça sans faire des coupes claires, sans en laisser des centaines et plus de côté, pour ne pas devenir fou, pour que le concept de paire de fesses reste valide ? C'est un peu comme les timbres des instruments. Chacun a le sien, qui est sa signature propre : la flûte a un timbre de flûte, la clarinette a un timbre de clarinette, il faut bien les distinguer l'une de l'autre. Mais chaque flûte, à l'intérieur de sa famille, possède son timbre propre ; pourtant, quand nous l'écoutons, nous savons immédiatement qu'il s'agit d'une flûte, et pas d'une clarinette. Ce n'est pas parce que chaque flûte a un son bien à elle que nous hésitons sur le fait qu'il s'agisse d'une flûte : les différences de timbre entre les différentes flûtes ne sont pas suffisantes pour que nous ne puissions pas les rassembler dans la famille des flûtes. Et pourtant, ce qui est troublant est que, parfois, dans certain registre, dans certaine intensité, dans certain contexte, il y a moins de différences entre le timbre d'une flûte et le timbre d'une clarinette qu'entre les timbres de deux flûtes différentes. Dans les photographies, c'est très visible : on peut facilement confondre les courbes d'une poitrine et les courbes des fesses, prises sous un certain angle, et l'on va en revanche savoir immédiatement qu'il s'agit des fesses de Céline et des seins de Pascale. Qu'est-ce qui rassemble, qu'est-ce qui divise, qu'est-ce qui ajoute, qu'est-ce qui retranche, à cette entité mystérieuse qui pour nous est un corps indivis ? La photographie est-elle la représentation au carré du corps, ou bien au contraire sa racine carrée ? Pour le dire encore autrement, dois-je continuer, pour d'autres raisons que le pur besoin compulsif et pour la simple performance scientifique, ou bien ai-je assez de matière en tête pour me retirer dans mon cabinet, me débrancher, et me crever les yeux ?
Au lieu de raconter des histoires à dormir debout, histoires qui n'intéressent personne, l'écrivain Richard Millet serait mieux inspiré de répondre à ces questions concrètes, et qui engagent la vie d'un homme, celle du véritable Pierre Tarnac. « Tarnac n'était rien, pas même le buste en granit, achevé fin juin (…) » Tarnac est quelque chose, Tarnac est quelqu'un, et n'aurait pas eu l'idée ridicule de se faire portraiturer, et dans le granit, encore ! Je n'ai pas l'esprit procédurier, et je ne vais pas intenter une action en justice contre cette piteuse calomnie dont le but m'échappe complètement, mais j'aimerais qu'on sache que Pierre Tarnac n'est absolument pas comptable, qu'il ne hante pas les vernissages comme un vulgaire pique-assiettes à la dérive, et qu'il n'a pas eu besoin de s'inventer un nom, fier de celui que ses parents lui ont donné. La précaire quiétude dans laquelle il a vécu jusqu'à présent a été le fruit d'une prudence constante, et il n'entend pas la sacrifier aux fins d'une célébrité de pacotille. Si Pierre Tarnac est comptable de quelque chose, c'est des milliers de corps de femmes qu'il a observés avec une exigence et une ténacité qui devraient au moins forcer le respect. Quand on ne sait pas, on se tait.
vendredi 9 septembre 2011
Démocratiser la déculture
Ce matin, nous avons reçu M. le ministre de la Déculture, venu nous remettre le Grand Prix de la Déculture 2011, et le très généreux chèque de onze euros qui l'accompagne. Nous en avons profité pour lui faire visiter les ateliers où sont assemblées les nouvelles Machines à déculturer, dont l'efficacité est bien plus importante que celles que nous fabriquions jusqu'à présent. Les nouvelles machines à déculturer agissent dorénavant sur l'ensemble d'une génération, avec une marge d'erreur quasiment négligeable.
Parmi nos réalisations récentes, une a particulièrement retenu l'attention du ministre : la machine à provoquer les chocs de décivilisations. Nous en sommes très fiers. Entre nous, nous la surnommons Samuel, mais officiellement, elle porte le nom de son inventeur : Kevina. Nous avons tous eu une pensée émue pour nos deux premières machines, la machine à débloguer, celle qui nous fit connaître il y a quatre ans déjà, ainsi que la machine à mesurer le vide. Comme le temps passe !
Nous avons également pu faire part au ministre de nos ambitieux projets, dont l'un tout particulièrement, déjà bien avancé, nous tient à cœur : la machine à augmenter l'oubli. Sans tout révéler, nous pouvons dire qu'elle agit en plusieurs étapes. D'abord une diminution drastique des dénivelés, préalable nécessaire, puis un flou gaussien de très fort coefficient appliqué aux repères historiques (dates, événements, personnages), et enfin une mise à plat des différentes strates temporelles, qui paraissent dès lors tout à fait interchangeables, sinon identiques. (J'omets volontairement un des éléments, le plus important, car nos concurrents ne dorment jamais.) Le tout ne prend que quelques heures, et ne laisse quasiment pas de traces. Nous avons bon espoir que cette nouvelle réalisation sera opérationnelle dès 2012.
jeudi 8 septembre 2011
Tout d'abord, Bonjour !
— Georges, il paraît que vous "énervez beaucoup Renaud Camus" ? En êtes-vous conscient ? En êtes-vous heureux ? En êtes-vous fier ?
— Je n'en suis pas heureux, non, mais j'en suis assez fier, je ne peux pas le cacher.
— Que pensez-vous de Martha Argerich et de Sviatoslav Richter ?
— Beaucoup de choses, mais je préfère ne pas en parler.
— Pourquoi ne jouez-vous plus de piano ?
— Mêlez-vous de ce qui vous regarde !
— Pensez-vous avoir quelque chose à dire ?
— Non. Et vous ?
— Quelle est l'acte, le livre, la musique, la circonstance, le héros ou la philosophie qui vous caractérise le mieux ?
— Enfant, avoir fait des trous dans les murs de la maison, et y avoir enfoui des noms écrits sur des feuilles de papier à cigarette. Ils y sont toujours.
— Êtes-vous fidèle ?
— Jusque par-delà la mort.
— M'aimez-vous ?
— Non.
— Qu'est-ce qui vous est insupportable chez Evgeny Kissin ?
— Son physique. Sa figure, tout particulièrement.
— Une date ?
— Le 10 septembre 2001.
— Le nom d'un homme politique français ?
— Villepin.
— Pourquoi lui ?
— C'est le pire.
— Uu slogan, vous auriez un slogan ?
— Libérez la bloge !
— Je ne suis pas certain de comprendre…
— Si vous aviez compris, c'est que je me serais trompé.
dimanche 4 septembre 2011
Allez ouste, du balai !
Tous les directeurs de salles, d'orchestres, d'opéras, le savent : malgré leurs actions, leurs opérations, leurs promotions en faveur des jeunes, leur public vieillit. Encore une génération à ce régime, et les salles seront vides. Déjà, l'élite est coupée de la musique. On peut être PDG, ministre, universitaire, directeur de journal, et ne pas savoir ce qu'est un allegro de sonate. «Autrefois, dit Daniel Barenboïm, les gens qui connaissaient la peinture de Picasso connaissaient aussi la musique de Stravinsky. Ce temps est révolu.»Déjà, on est obligé de préciser : musique classique, jusques et y compris sur les ondes de Radio-Classique, comme si c'était un genre à part, et que musique tout court évoquerait plutôt la Star Ac. Déjà France-Musique est obligée de découper les concerts qu'elle diffuse pour intercaler des oeuvres qui détendent l'atmosphère : une heure et demie de quatuor à cordes, quelle horreur, passons un air d'opéra ! Déjà, les émissions de musique ont disparu des grandes chaînes de télévision, et France-Inter se contente de la petite heure de Frédéric Lodéon, qui ne diffuse que des bouts d'oeuvres, parfois des fragments de mouvements, parfois des fins de finales, pour que cela ait l'air gai, et dont le commentaire se résume à quelques anecdotes rebattues.Bientôt les amateurs de musique auront leurs sites internet, leurs salles, leurs programmes, leurs journaux, comme les latinistes ou les amateurs de jazz. Et cela malgré le voeu du chef d'orchestre Jean-Claude Casadesus, qui veut rendre la musique à ceux qui disent «ce n'est pas pour moi», parce que le tissu français n'en est plus imbibé. Il est complètement sec. On a tout fait pour «amener les gens à aimer les grandes oeuvres», pour leur «ouvrir des portes». Ils ont passé la porte, et sont ressortis.Bien entendu, les amateurs ne disparaîtront pas; mais ils vivront dans les catacombes de l'art, entre eux, bien cachés, et sûrs de leur dérisoire supériorité. Car la vie musicale française commence à ressembler à ces paysages siciliens entièrement pourris d'immondices, d'immeubles crasseux, de publicités, de béton sale : prenez la troisième à droite, roulez dix minutes, vous verrez le temple grec de Sélinonte, dans sa bulle de verdure. Ou là-haut le théâtre de Taormine, que vous atteindrez en vous bouchant le nez, à cause de la pollution. Il n'y a plus personne pour habiter vraiment les palais baroques de Syracuse, personne pour les admirer, si ce n'est la masse des touristes qui lèvent la patte dessus. En France, la musique était attaquée par les bords, le centre, le dessous, elle commence à l'être par le dessus : dis-moi avec qui ton président fricote, je te dirai qui tu es.Elle a déserté ses deux terrains de prédilection : l'église et l'école. La liturgie s'est appauvrie jusqu'au grotesque : guitare, flûte à bec et cantiques atroces; les rares curés s'en fichent, et la masse des «fidèles» n'est plus une masse, mais un petit groupe clairsemé, qui fond à chaque décès. Quant à l'école, la dégringolade de l'enseignement musical est à pleurer. Les cours, s'ils n'ont pas totalement disparu, sont devenus de véritables caricatures. S'il reste ici et là un professeur compétent, fort et dynamique, un saint, la majorité des enseignants tente de sauver les meubles. On «enseigne» donc la chanson et le rap.«Je pars de ce qu'ils connaissent, dit une jeune agrégée. Leur tomber dessus avec une symphonie de Brahms ? Ils décrocheraient tout de suite. Donc on étudie une chanson qu'ils ont entendue, et de là je peux m'écarter un peu, leur faire entendre un lied de Schubert, leur expliquer ce qu'est un rythme binaire ou ternaire, et petit à petit on avance.» On se demande ce qui se passerait en mathématiques si le professeur partait «de ce qu'ils connaissent». Il n'irait pas loin. Pour le professeur de musique, l'élève doit être apprivoisé (comme une bête sauvage), ménagé (comme un malfaiteur), courtisé (comme un client). Ce n'est plus de la pédagogie : c'est de la trouille. En sorte qu'au bout de quatre malheureuses années de collège, à raison d'une heure de cours par semaine, l'élève est rendu à son ignorance originelle, vierge de tout viol intellectuel. Les 37 heures annuelles qu'il aurait pu consacrer à la musique sont dilapidées. La seule chance de survivre, pour le professeur lambda, c'est le plaisir facile. Or la musique procure un grand plaisir, mais difficile, dans l'écoute comme dans la pratique, et qui ne se gagne qu'à force d'attention, d'exigence et de travail. En les abandonnant à «ce qu'ils connaissent», nous laissons les enfants en proie à l'ennui, au ricanement, au désespoir.Après trente ans de travail dans la région de Lille, Jean-Claude Casadesus constate que la musique fait cesser la violence dans les écoles où elle est pratiquée, et insiste : «Nous n'en avons pas encore épuisé toutes les vertus thérapeutiques. Nous touchons quinze mille enfants par an; lorsque nous en plaçons à côté des musiciens en répétition, ils comprennent que nous recommençons jusqu'à ce que cela soit bien. C'est d'abord un hommage que nous rendons à leur dignité, et ils le sentent, et ensuite ils comprennent que l'accomplissement d'un désir passe par la discipline et la rigueur. Il y en a que la musique a sauvés.» Autrement dit, avec le plaisir facile, on ne les sauve pas, on les condamne.Les ventes de disques sont un bon indice. Si la part du classique a fait un petit bondelet de 0,8% en 2006 par rapport à 2005, grâce aux intégrales a 99 euros, il se traîne tout de même à 6,5% du total, ce qui n'est pas grand-chose, surtout si l'on tient compte du téléchargement massif de variétés pratiqué par 2,3 millions de foyers français, lequel dope l'écoute mais ralentit les ventes, qui ont baissé globalement de 18%.Pour une grosse compagnie comme Harmonia Mundi, dont le chiffre d'affaires a augmenté de 72% en dix ans, mais qui le réalise surtout dans la distribution de labels extérieurs (la production maison ne représente plus que 30% de son activité), la mise en place d'un nouveau CD, c'est-à-dire le nombre d'exemplaires achetés par les disquaires, a baissé de 30% en dix ans; pour une petite maison, comme il en a fleuri beaucoup, et d'excellentes, dans les années 1990, on tombe à une mise en place de 300 ou 500 exemplaires.Jean-Paul Combet, patron d'Alpha, explique dans «Diapason» qu'il n'a mis en place que 1500 exemplaires d'un CD Bach, qui n'est pas le dernier des ploucs, dirigé par Gustav Leonhardt, qui n'est pas le dernier des manchots. A présent, un CD a du succès lorsqu'il s'en vend 1500 exemplaires hier c'était 3 000. Sylvie Brély, qui dirige Zig-Zag, avoue à sa suite : «Pour prendre un minimum de risques, les disquaires nous demandent des investissements promotionnels dans les magazines, à la radio. Au prix du papier dans la presse française, c'est une arithmétique périlleuse.» Pour survivre, ces petits labels ont dû «s'adosser à une nouvelle structure financière» (Alpha), ou «s'ouvrir à des associés supplémentaires» (Zig-Zag) .Bien sûr, les écoles de musique et les conservatoires sont pleins. Bien sûr, il faut faire la queue toute la nuit pour inscrire un enfant dans un conservatoire parisien; et s'il n'y a plus de place en piano ou en flûte, on le mettra en tuba ou en basson. Mais c'est qu'ils sont très petits, ces conservatoires, et qu'il y a très peu de classes. Ils sont très pauvres - quoique rares et chers. Il est d'ailleurs aussi difficile d'y enseigner que d'y apprendre : la voie est bouchée des deux côtés. Et la résignation gagne du terrain; à la question «êtes-vous plus heureux de vos élèves qu'il y a vingt ans ?», un professeur du Conservatoire de Paris répond : «Je suis plus heureux parce que je suis moins exigeant. Quant à eux, ils ont pris conscience de ce qui les attend; ils seront profs...» Les professeurs de conservatoires municipaux («à rayonnement municipal», doit-on dire aujourd'hui), qui commencent à 15 euros l'heure (15 euros !), acceptent des cours particuliers, payés le double, et passent leur temps dans leur voiture ou dans le métro : «Ce n'est pas le pire, dit l'une. Le pire, c'est qu'après sept heures de cours on n'a plus d'énergie pour rien, pour travailler son instrument ou pour aller au concert. Dans certaines boîtes, il faut faire des concerts de professeurs, de la paperasse, jouer avec les élèves aux examens, parfois à l'autre bout du département, on est bon pour tout, on est des esclaves. Je ne vois plus mon fils, j'aime encore la musique, mais c'est un miracle.»La relève viendra d'Asie. Les musiciens coréens, japonais, chinois raflent tous les prix internationaux. Leur formation est féroce, ils ont un niveau technique ahurissant, ne serait-ce qu'en Chine, où il y a 50 millions de pianistes... Une musicienne française qui revient de Taiwan : «Ils vous accueillent à bras ouverts, là-bas, les élèves se précipitent à vos cours, mais les messieurs qui vous signent des contrats vous font des petits sourires entendus. La musique est un marché comme les autres, et ils comptent bien l'emporter.» Actuellement, un étudiant sur quatre en classe de violon au Conservatoire de Paris est asiatique, un sur trois en piano.Bien sûr, des manifestations comme la Folle Journée de Nantes ou certains festivals ont du succès. Mais ce sont des feux de paille : les onze mois suivants sont à peu près vides. A Nantes, on achète les billets au poids. Vous n'avez plus de «Truite» de Schubert ? Donnez-moi ce que vous avez, une «Belle Meunière», ha ! ha ! «Tout ce marketing qu'on fait autour de la musique, dit Daniel Barenboïm, repose sur une idée : vous n'avez pas besoin de la connaître, vous n'avez qu'à venir et prendre votre pied. Comme si l'auditeur n'avait rien à faire, ni à être concentré, ni à être préparé. Comme s'il lui suffisait de s'asseoir et de laisser agir la magie de la musique. C'est faux, c'est faux !»Bien sûr, Jean-François Zygel remplit ses théâtres, investit la radio, la télévision et fait la une de «Télérama». Mais n'est-il pas la preuve que nous vivons dans un état de pauvreté musicale qui touche à l'indigence ?Si l'école faisait son métier, tout le monde saurait par coeur ce qu'il raconte.Bien sûr, l'audience de Radio-Classique monte lentement mais régulièrement (1,7% contre 1,6% à France-Musique, pour les derniers mois de 2007). Mais Radio-Classique ne diffuse que des petits bouts d'oeuvres, et seulement des tubes, présentés par des personnalités aussi proches de la musique que Johnny Hallyday l'est de Blaise Pascal, ainsi Nelson Monfort ou Carole Bouquet...Bien sûr, il est difficile d'avoir des places à l'Opéra. Mais pour y voir quoi ? Et dans quel but ? Les maisons d'art lyrique, dont Boulez disait qu'il fallait «les brûler», ont toujours fasciné les classes moyennes : les costumes (sur scène et dans la salle), les stars, les balcons, d'où l'on se zieute... La satisfaction de pouvoir dire : j'y étais... Et de pouvoir se dire : j'en suis. Cela dit, les opéras de province sont menacés de baisses de subventions.Restent les stars, qui remorquaient le grand public. Mais les vedettes n'existent plus dans le classique : il y a bien une Hélène Grimaud, qui va jusqu'à poser pour des pubs de bijoux parce qu'elle est elle- même une parure, mais il n'y a plus de Menuhin, de Karajan, de Horowitz, qui réunissent sur leur nom à la fois le succès public et l'estime des connaisseurs. Bien sûr, les chanteurs d'opéra ont un nom qui dit quelque chose au grand public, Cecilia Bartoli, Roberto Alagna, mais à côté de Callas ou de Fischer-Dieskau... Non, le monde du classique n'est plus capable de produire ses vedettes. Un Kissin, un Sokolov remplissent les salles, mais combien de Français seraient capables de dire s'ils jouent du piano, du violon ou du cornet à pistons ? D'ailleurs, Alagna est-il ténor, baryton ou basse ?Jacques DrillonLe Nouvel Observateur, 14 février 2008
Est-on triste, dépité, déprimé, abattu ? Ah non, alors, on est joyeux, et comment ! Qu'on en finisse une bonne fois pour toutes avec cette vieille histoire. Ça n'a que trop duré. La "musique classique" ? À mort ! Au bûcher, la musique classique, aux poubelles de l'histoire ! La musique se meurt ? Mais tant mieux ! Qu'elle crève, cette charogne ! Qu'on l'achève, qu'on lui tire une balle dans la tête ; elle ne va pas en plus nous imposer son agonie obscène, cette sale bête ! Franchement, qui s'en affligera ? Elle passerait là, devant vous, que vous ne le reconnaîtriez pas, ne faites donc pas semblant de vous tordre les mains. Alagna, c'est joli, comme nom pour des glaces, ou des pâtes. Bartoli, je vois une ligne de sous-vêtements, pour les femmes qui ont des formes (qui mangent des pâtes). Et pour ce qui est de l'affaire Callas, il me semblait qu'elle était réglée depuis longtemps, mais il est vrai que j'ai cessé de lire les journaux.
De toute façon, si un Jean-François Zygel est désormais le Maître des maîtres, concernant la musique, c'est que tout cela ne valait pas la peine de lever un poil d'oreille.
Sacré
Aux jeunes postulants qu'on lui amenait pour entrer dans sa classe du conservatoire de Saint-Petersbourg, le grand maître Leopold Auer demandait toujours : "Est-ce toi qui veux faire du violon, ou ta mère ?" Si l'enfant répondait : "C'est moi." Auer ne le prenait pas. S'il répondait que c'était sa mère, il était accepté dans la classe du pédagogue. Les motivations des enfants changent souvent, mais le désir d'une mère est inflexible, appliqué à son enfant.
(à Jacques Le Trocquer)
samedi 3 septembre 2011
La Dramaturgie en jean
« Lorsqu'elle traversera vos chambres avec des couteaux de boucher, vous saurez la vérité. » (Heiner Muller)
« Le festival de Cannes sera mauvais. » (Guy Debord) Ce qui était vrai dans les années 50 est encore plus vrai aujourd'hui. Le festival de Cannes est, par définition et par destin, mauvais, et il le sera toujours. Un festival qui accueille si généreusement les Sami Naceri de tous bords, et qui sans doute ferait un triomphe à Yannick Noah, s'il lui venait à l'idée de s'intituler acteur, comme il s'est intitulé chanteur et homme de bien, est forcément un festival de la connerie et de la laideur. La connerie monte les marches, chaque année, comme un seul homme. Dommage que l'ascenseur social soit en panne, ce moment grotesque et d'une coruscante vulgarité serait plus vite passé si ces tristes bouffons pouvaient s'envoyer en l'air en appuyant sur un bouton, au lieu de traîner en route et d'encombrer le passage. Je suis absolument pour les mines anti-personnel dans tous les festivals de Cannes. Autant nous avons envie de susurrer à l'oreille de nos "jeunes" qu'ils n'ont qu'à prendre l'escalier, pour arriver, autant ces merdeux décorés nous semblent bons pour un monte-charge collectif et rapide, du genre de ceux que Sarah Winchester aurait pu imaginer dans sa maison aux esprits. Qu'on les attire là-bas une bonne fois pour toutes, qu'on les fasse monter, monter, et encore monter, qu'ils crèvent le plafond de leur palais, qu'on les envoie dans le Grand Nuage de Magellan, avec une caisse de champagne et des petits fours de chez Fauchon, ils ne se rendront même pas compte qu'ils ne sont plus sur Terre, puisqu'ils n'y sont jamais réellement.
« Être à Cannes »… Dans ces trois mots se résume à peu près toute la vulgarité de l'après Société du Spectacle. Quand on pense qu'il y en a que ça fait rêver… Ces heures de boucan, de parfums mélangés, de bagnoles m'as-tu-vu et de décolletés désespérants seraient donc le rêve de milliers de Français ? Je pense à toutes les épilations précipitées, à toutes les ruptures, à toutes les scènes de ménage, à toutes les crises de nerf, à tous les désespoirs, à toutes les larmes et les rires nerveux que ce petit voyage de Paris à Cannes aura suscités, et je m'en réjouis énormément. Le festival de Cannes, c'est un peu notre tout-à-l'égoût social, mais un tout-à-l'égoût à ciel ouvert, un tous à l'égoût qui coule au milieu de la cité, comme au Moyen Âge. Nul ne doit en ignorer, chacun doit en sentir les effluves dans son salon, c'est cela la démocratie qui gagne, non pas que chacun puisse espérer le meilleur pour lui, mais que le pire soit partagé par tous, sans possibilité de s'en préserver. Odeur de merde pour tous, ou bien rien ! Internet, c'est tout à fait ça : vous vous croyez à l'abri derrière vos murs, vos frontières, vous croyez avoir fermé vos volets, vous pensez qu'une fois venu le soir, vous pouvez tirer un trait sur le monde et avoir la paix ? Le monde vient à vous, jusque dans la chambre des enfants, il palpite, il clapote, il déborde, il suinte. Les yeux et les oreilles ouvertes en permanence, voilà le beau cadeau que nous a fait la merveilleuse technologie. Un bruit ininterrompu, lancinant, indifférent, la théorie infinie des bits s'est installé dans votre intimité exactement comme la merde courait dans les rues du Moyen Âge. Il faut faire avec. Le mari veut tirer un coup ? Impossible, maman est sur son blog. Même les scènes de ménage ont du plomb dans l'aile : on continue à s'engueuler, parce qu'il faut bien se raccrocher à de vieux schémas, mais on sent bien que le cœur n'y est plus. La web-cam pourrait reproduire la chose dès le lendemain en Corée ou en Estonie, le fiston pourrait nous faire un procès… La barbe !
« Être à Cannes », aller au Carnaval de Rio, écouter les Tambours du Bronx, faire du Vélib, traîner sur Facebook, se faire incinérer, se faire une toile entre potes, courir voir la dernière expo au Grand Palais, tweeter, tchatter, texter, respecter l'afemme-et-les-minorités, éclectiser, bloguer, se mobiliser, investir, on voit bien que nos contemporains aiment marcher en groupe, faire les mêmes choses au même moment, aimer les mêmes choses, détester les mêmes choses. Ils n'ont jamais été aussi conformistes, aussi soumis à l'ordre, grégaires et moutonniers, que dans ces temps où chacun pense se conformer absolument à son propre désir. C'est ça qui est très fort. C'est là qu'on s'aperçoit que la Technique a permis quelque chose que les plus terribles des régimes politiques du XXe siècle n'arrivaient pas à obtenir : la soumission volontaire. C'est de gaieté de cœur (semble-t-il) que nos "mutins de Panurge" empoignent la techno-cravache qui les fait ressembler aux pénitents chrétiens des vieux siècles dont ils aiment tant à se gausser. Ils leurs ressemblent fort, la laideur et la veulerie en plus, mais ils ont cassé tous les miroirs qui leur permettraient de le savoir ; leurs miroirs à eux n'ont plus qu'une seule fonction, celle qui consiste à se trouver très beaux en toute circonstance. Leurs maîtres, s'ils existent, n'en reviennent sans doute pas de tant d'empressement à se soumettre au licol. Quelle drôlerie, quand y pense : nous avons "fait la révolution", en 1968, pour obtenir toutes les libertés, et ce qui vient en droite ligne de cette révolution est une époque où la soumission atteint à une sorte de perfection. "Plutôt rouges que morts", disait-on alors, et le résultat est : rouges, morts, serviles, prosternés (prostrés), dociles, binaires. Comment des jeunes gens assoiffés de liberté ont-ils pu se muer en spectateurs-du-festival-de-Cannes ? Sans doute parce qu'ils n'aimaient pas la liberté autant qu'on voulait bien le penser. Comment peut-on donner à penser qu'on aime la liberté quand on aime le rock, la pop music, le reggae, et pour finir, la techno et le rap ? On pourrait évidemment essayer de croire que le festival de Cannes s'est transformé, qu'on est passé du festival de Cannes au festival des Connes, ces mêmes connes avec lesquelles on s'entretient tout à fait sérieusement, comme si elles avaient eu une fois dans leur pauvre vie la moindre, je ne dis même pas importance, mais la moindre utilité. (Que les quelques féministes égarées (mais c'est un pléonasme, une féministe étant par définition "égarée") ici ne s'offusquent pas trop vite : je dis connes en englobant les mâles, qui sont aussi des connes, et peut-être même les connes par excellence.) Mais non, le festival de Cannes ne s'est pas dégradé en un potage de vermicelles pour minets dégénérés, il l'a toujours été, et il est l'un des axes selon lesquels se meuvent les troupeaux affolés de nos déjà toujours vieux Festivus. Je crois qu'il s'agit d'une des artères principales de la circulation petite-bourgeoise.
Il existe désormais à la radio une émission quotidienne que je trouve merveilleusement emblématique de la situation — qu'on hésite à appeler "culturelle". Elle s'appelle Le Rendez-vous, et c'est Laurent Goumarre qui la présente, le soir à sept heures. Ces gens-là sont les enfants du Festival de Cannes. Ils font partie de ce monde qui consacre forcément deux semaines d'antenne à parler d'une manière exhaustive du festival de Cannes. Le contraire leur paraîtrait inconcevable. Mon ami Laurent Dramaturgie Goumarre a du talent, et son émission, je n'hésite pas à le dire, a du talent. Je l'écoute régulièrement, elle me fascine. Elle me fascine parce que tout dans cette émission nous dit : « Votre monde est caduc, votre monde est (du) passé, il est derrière nous, nous qui sommes le monde d'après. » Ces jeunes gens ont si bien couru (ce ne sont pas eux qui ont couru, bien sûr, mais leurs parents) qu'ils ont laissé le vieux monde derrière eux, qui n'essaie même pas de se rattraper lui-même. En cela ils sont bien les héritiers de 68, ces jeunes gens aux mains dans les poches. Soir après soir, Mathieu Conquet, je crois, le "spécialiste-musique" de l'émission, convoque là de très grands pianistes "classiques", des chanteuses de ce qui ne s'appelle plus "variété" (mais qui en est, et qui est même de l'avariété), des sopranos, des barytons, des rappeurs, des groupes de rock, de post-rock, de néo-rock, de reggae, de salsa, de tango, de fado, de hip-hop, de funk, de "métal", de métal décadent, de turbo-funk, etc. C'est fascinant. C'est fascinant parce qu'il s'adresse, ce Mathieu Conquet, à tous ces gens, ô combien dissemblables, pense-t-on, de la même manière. Qu'il reçoive Anne-Sofie von Otter ou Cindy CyberCrotte, il leur parle le même langage, il a la même déférence, la même bienveillance, et surtout, la même connaissance de "leur travail", de leur carrière, de leur vie, de "leurs problématiques vocales", de leurs problèmes existentiels, de leurs "philosophies". Ils sont, ces nouveaux "producteurs", extraordinairement renseignés. J'imagine que chacun de ces "artistes" doit se sentir très bien reçu, et il l'est, la plupart du temps, pris séparément, il n'y a pas grand-chose à lui reprocher, à ce brave Mathieu Conquet (ah si, un piano déplorablement enregistré, qui sonne comme une épouvantable casserole ! Les pauvres pianistes, s'ils s'écoutent, après coup, doivent être bien dégrisés*…). C'est l'impression d'ensemble qui est sidérante, terrifiante. Ces gens-là, les animateurs de l'émission, ont parfaitement réussi leur coup, il faut leur reconnaître ce talent : avec eux, nous sommes de plain-pied dans le monde d'Après, ce monde où les hiérarchies, les frontières, ont été définitivement abolies, à tel point abolies qu'on a peine à se rappeler qu'elles ont existé un jour. Ils réussissent tout simplement parce que pour eux tout cela ne fait aucun doute, aucun pli. On a donné un grand coup de fer à repasser sur la nappe de l'art, du temps, de l'histoire : tout est propre, droit, lisse, sans solutions de continuité, d'une seule pièce, d'un seul tenant. Ils ne portent pas les blouses blanches qu'on aurait pu imaginer de la part de pareils équarrisseurs, mais c'est seulement parce que le Jean en tient lieu. Ils sont les enfants réussis du 1984 d'Orwell. Nous avons rendez-vous avec la Lune, avec ce monde lunaire, ce monde que tout en nous voulait éviter, qui est pire que la mort, puisqu'il est une mort dans la vie, une mort paisible, cool, propre, sympa, une mort couchée, grise, une mort qui jamais, jamais, ne pourra aimer un Beethoven, un Schumann, quoi qu'elle en dise. Le résultat de cette mort sympathique est qu'il est devenu impossible de faire une différence réelle entre Anne-Sofie von Otter et Cindy CyberCrotte. On les confond presque, et même tout à fait, certains jours. Les jeunes gens qui animent l'émission s'y entendent pour les faire parler de la même manière, pour leur faire proférer à peu près les mêmes discours, l'effet est garanti, ce sont des virtuoses. Un autre résultat, plus inquiétant encore, celui-ci, est l'apparition d'une nouvelle race d'artistes, qu'ils contribuent à fabriquer très efficacement. Si les mélomanes avaient déjà muté, et depuis quelques années, nous avions encore, jusqu'à présent, des pianistes "classiques" qui écoutaient (au moins principalement) de la musique "classique". J'avais déjà connu, il y a quelques années, de ces jeunes musiciens "classiques", parfois très bons, qui écoutaient beaucoup de "musique" (c'est-à-dire tout ce qui n'en est pas), et qui d'ailleurs en étaient très fiers, mais ils étaient relativement exceptionnels. Mais nous n'en sommes plus là, dorénavant, Laurent Dramaturgie Goumarre et ses amis nous présentent des pianistes "classiques" qui jouent aussi (autant, sinon plus, que Beethoven ou Debussy) de "la musique électro" ou d'autres choses du même acabit. Tout cela, apparemment, cohabiterait sans heurts sous les nouveaux crânes de ces néo-humains. Il s'agit bien de mutation, et nous ne faisons qu'entrevoir où celle-ci va nous conduire. J'imagine Arrau, Cortot, et même Pollini, à qui l'on demanderait si, en bis, ils ne pourraient pas nous jouer le dernier tube techno à la mode. Mais bien sûr, on ne leur demandera jamais, et pas seulement parce que les deux premiers sont morts. J'en déduis que Pollini est en sursis, en coma dépassé, comme nous. Ce qui passionne Laurent Goumarre, par exemple, lorsque Leif Ove Andsnes se présente face à lui, est "quelle est la dramaturgie qui pour autant a présidé à la composition de [son] programme". Et tous, journalistes comme pianistes, de sembler parfaitement à l'aise avec les trente deux sonates de Beethoven ou avec l'opus 25 d'Arnold Schönberg : pour un peu, on croirait vraiment qu'ils les écoutent tous les jours, et qu'ils sont incollables sur la musique spectrale… Le communisme avait pour ambition de dépasser la société de classes, et je crois bien qu'il a réussi, contrairement à ce qu'on nous soutient tous les jours, seulement ce ne sont pas seulement les classes sociales qui ont été "dépassées", transcendées, laissées dernière nous, mais toutes les catégories de l'ancien monde, y compris le sexe, comme on le voit depuis peu. Quand un monde a perdu ses antagonismes, ses (vraies) différences, sa (vraie) diversité, donc ses lignes de force, il convient de "réactualiser" le tout par un artifice, et c'est que Laurent Goumarre appelle la dramaturgie, je crois, et c'est ce qu'il réussit magnifiquement à mettre en scène, sur-le-fil-de-l'actualité, chaque soir, sur "France-Culture".
Bien que tout le monde s'en réjouisse, je n'en doute pas une seconde, je frémis en pensant à ces "nouveaux musiciens" qui continueront pourtant à nous interpréter l'opus 111, comme si de rien n'était… Et l'opus 111 nous aurons bien, en effet. Personne ne verra la différence…
Bien que tout le monde s'en réjouisse, je n'en doute pas une seconde, je frémis en pensant à ces "nouveaux musiciens" qui continueront pourtant à nous interpréter l'opus 111, comme si de rien n'était… Et l'opus 111 nous aurons bien, en effet. Personne ne verra la différence…
(*) Dans ce petit détail du piano enregistré avec un son "pop", même quand le musicien joue les Kreisleriana, réside peut-être le dernier indice qui trahit leur véritable culture. Mais je suis certain que ce léger "défaut" (ultime scorie du réel qui tente de s'incruster…) sera bien vite corrigé, car le mal dont je parle à propos des mélomanes et des musiciens, on ne voit pas pourquoi les ingénieurs du son (ou les metteurs en onde) n'en seraient pas eux aussi victimes, et les victimes très consentantes, on s'en doute.